Avec le magnifique Deux procureurs, le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa adapte le récit d’un scientifique russe envoyé 14 ans au goulag. Et signe un conte cruel, kafkaïen, qui parle de la Russie stalinienne mais aussi de l’actuelle Russie poutinienne. Rencontre.
J’ai découvert que vous aviez débuté comme chercheur dans l’intelligence artificielle à Kiev.
Sergei Loznitsa : À l’époque, ça s’appelait chercheur en système expert, c’était de la programmation informatique.
Vous avez mal tourné puisque que vous êtes devenu cinéaste (rires). Que s’est-il passé ?
J’ai changé, j’ai fait d’autres études. Ce qui m’intéressait, c’était l’histoire, la littérature et le cinéma. Et le cinéma peut inclure à la fois l’histoire et la littérature. J’ai donc choisi le cinéma. Après mon deuxième film, je me suis dit que j’avais trouvé ma voie.
Vous aviez déjà réalisé un documentaire sur un procès stalinien en 2017. Pourquoi faire maintenant une fiction sur le même sujet ?
Mon doc est basé sur un vrai procès stalinien où l’on jugeait des innocents, des gens qui s’accusaient de crimes qu’ils n’avaient pas commis, qui racontaient qu’ils avaient tenté de saboter le pouvoir soviétique à l’époque. Et Staline a réussi à convaincre les spectateurs des images que j’ai retrouvées que les accusés étaient sincères. Une fois que Staline a vu que ce procès était un succès, comme un prestidigitateur, il les a multipliés dans tout le pays, et il a fait arrêter des milliers personnes. Staline était paranoïaque mais on ne sait pas si ces purges sont le résultat de sa paranoïa ou si c’était totalement conscient et si elles étaient pour lui le seul moyen pour rester à la tête de l’État. Si j’ai réalisé Deux procureurs, c’est parce que je voulais que la narration soit complète. Dans mon doc, il n’y avait pas de prison et je voulais que l’on entre en prison. Quand je suis tombé sur la nouvelle de Georgi Demidov envoyé au goulag en 1938 pendant 14 années , j’ai pu enfin raconter l’intégralité de l’histoire. Ces deux films constituent un diptyque qui décrit l’intégralité d’un même phénomène.
Pensez-vous que la justice puisse véritablement rendre compte des crimes de masse ? Ou bien le cinéma a-t-il, selon vous, une fonction complémentaire ou alternative ?
La justice et l’art n’ont rien à voir et ce n’est surtout pas au cinéma de juger, ni aux réalisateurs de rendre un verdict.
Entre 1936 et 1938, la terreur stalinienne a engendré 50 000 exécutions, plus d’un million de déportation au goulag.
L’absence de mémoire provoque à chaque fois le retour à une époque que l’on voudrait révolue, à des excès qui condamnent la vie en communauté. Les temps changent, les contextes évoluent, la technologie progresse, mais les résultats restent tragiques. La tentation d’imposer sa volonté politique par la violence peut être irrésistible, même pour les élites des pays les plus démocratiques. Je suis toujours frappé par le fait que, très souvent, les gens – parfois des nations entières – ne comprennent pas leur propre histoire, ne voient pas « la forêt derrière les arbres » et ne perçoivent pas le sens des événements auxquels ils prennent part. Autrement dit, ils ne comprennent pas ce qui détermine leur propre destin. Chaque fois, on se dit : « ce n’est pas possible ! » mais cela se produit bel et bien – ici et maintenant – et nous sommes impuissants.
J’ai l’impression que votre film, qui se passe dans les années 30, parle d’aujourd’hui.
J’ai la même impression que vous (rires). L’Histoire se répète. Quand il n’y a pas de repentir, fatalement, vous reproduisez des crimes qui ont déjà été commis. Vous savez, on érige toujours des monuments à Staline en Russie, le pouvoir ne le montre que sous des aspects positifs, c’est de la propagande.
Est-ce que le film est sorti en Ukraine, va-t-il sortir en Russie ?
Tant que la guerre perdure, il est impossible que le film soit montré en Russie. Pour ce qui est de l’Ukraine, le film ne sortira pas, pour des raisons différentes. Les gens ont peur de le sortir, comme tous mes films depuis 2022. Ça a débuté quand les activistes ukrainiens ont commencé à attaquer la langue russe, la culture… C’est un fait ! Pour eux, il faut refuser toute relation avec la culture ou la langue russe. Comment peut-on accuser Tchaïkovski des exactions que Poutine commet ? Comment est-il possible de rayer des artistes comme Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, Gogol… ?
Est-ce que vous pensez que la guerre de la Russie contre l’Ukraine prendra fin un jour ?
Même la guerre de Cent Ans a fini par prendre fin. Peut-être ne verrons-nous pas la fin de cette guerre, mais elle finira, c’est certain. La fin d’une guerre est souvent liée à la situation économique. Quand on ne peut plus continuer économiquement une guerre, elle s’arrête toute seule…
Deux procureurs de Sergei Loznitsa
En salles depuis le 5 novembre 2025
Par Marc Godin




