« LA RÉVOLUTION EST UNE FÊTE! »

Révolution Beyrouth

Pris au piège dans la fournaise Libanaise, notre reporter a pu assister au soulèvement général qui a jeté des centaines de milliers de jeunes dans les rues de Beyrouth. un mouvement sans précédent en forme de rave party géante à scooters, mais où les gros bras du régime tirent à balles réelles…

Beyrouth, 17 octobre, 23h30. Rien ne semble, à cet instant, pouvoir troubler la quiétude ambiante. Au creux de la nuit bleu-saphir de la capitale du Liban, une tablée de businessmen en bras de chemise fume le cigare tandis qu’une liane cintrée dans sa robe de soirée sirote un Gin-basilic. Voilà trois heures que nous dînons entre journalistes français, drapés par la musique lounge, sur l’un des nombreux rooftops du centre-ville. Celui du très select restaurant Clap, qui coiffe l’immeuble d’An Nahar, le premier quotidien de langue arabe (il a été créé en 1933) du pays. Sous le clinquant du lieu, dans le hall d’entrée, trône le portrait de Gébrane Tuéni, rédacteur en chef du journal assassiné dans un attentat en 2005… Notre petit groupe, convié une semaine au Liban par une agence de presse désireuse de lui faire découvrir les richesses du pays, n’entrevoit pas une seconde ce qui est en train de se tramer autour de lui.

Révolution Beyrouth
La foule monte le son dans la rue de Damas, près de la Place des Martyrs.

Alors que les desserts déboulent sur la table, l’un des convives s’étonne que la terrasse se soit vidée en quelques minutes. Un étrange frémissement semble agiter le personnel. À quelques mètres, j’aperçois notre sympathique guide faire les cent pas, téléphone en main. Elle revient crispée, nous invite à terminer rapidement les assiettes pour rentrer à l’hôtel. Direction le taxi, démarrage en trombe. Alors que nous tournons au coin d’une rue, une clameur monte et les flammes d’un barrage de pneus jaillissent vers le ciel. Coup de volant de notre chauffeur qui se retrouve pris en tenaille par deux garnisons de jeunes gens à scooters. Munis de masques et cagoules, ils brandissent des bâtons de bois. Nous parvenons, en louvoyant entre les amas de caoutchouc brûlants, à nous extraire du guêpier. La nervosité gagne l’assistance, l’un des journalistes enjoint notre accompagnatrice à enfin nous éclairer. « Il se passe quelque chose… Un soulèvement populaire, nous raconte-t-elle. Le ministère m’a demandé plusieurs fois de vous évacuer du restaurant durant la soirée, j’ai refusé mais comme vous le constatez, c’est en train de dégénérer ». Le conducteur indique que la population afflue de tous bords. À la radio, on explique qu’à quelques encablures du lieu où nous dînions, les gardes du corps d’Akram Chehayeb, ministre de l’éducation, ont ouvert le feu au milieu de la foule, avant de forcer le passage.


TAXE WHATSAPP

Lorsque nous arrivons à l’hôtel Bristol, notre QG, l’ambiance semble tendue. L’inquiétude se lit dans les yeux d’un groupe de touristes anglais réfugié dans le lobby. Sur le poste de télé, les images affluent : tout le pays semble s’embraser. On apprend que le mouvement s’étend de Tripoli, au Nord, à Tyr, fief du puissant Hezbollah au Sud, en passant par Zahlé à l’Est, Jounieh et Zouk à l’Ouest… Des centaines de milliers de personnes sont brusquement descendues dans les rues. À l’écran, des masses compactes et déchaînées, poing levé, crient « démission », « stop à la corruption », « rendez l’argent volé ». Nous voilà, à l’évidence, au beau milieu d’une révolution. Celle d’un Liban exsangue, en pleine faillite, miné par l’affairisme politique depuis la fin de la guerre civile, qui fit rage de 1975 à 1990. Le pays constitue le troisième plus endetté au monde, derrière le Japon et la Grèce, avec un déficit de 86 milliards de dollars. Depuis trente ans, la population voit se succéder une poignée de dynasties au pouvoir. Elle assiste, impuissante, aux abus et petits arrangements d’une gérontocratie corrompue, qui fait songer à celles des républiques bananières. La coalition gouvernementale, censée représenter les 18 confessions du pays, n’a de cesse d’imposer toujours plus de taxes à ses sujets. C’est l’une d’entre-elles, en forme de goutte d’eau, qui vient de faire déborder l’amphore. Elle visait à ponctionner 6 dollars par mois aux utilisateurs de systèmes de messagerie du type WhatsApp, Skype ou Viber. Une mesure impactant une bonne partie de la population, habituée à communiquer régulièrement avec la diaspora libanaise à travers le monde. La jeunesse, première concernée, s’est emparée des réseaux sociaux et en quelques heures, l’onde de choc s’est propagée.

Révolution Beyrouth
un moment de grâce à la Libanaise, Place Riad el-Solh.

« LA FÊTE, ÇA A TOUJOURS ÉTÉ DANS L’ADN DU LIBAN ! NOUS NE SAVONS PAS FAIRE SANS. » – Waël

Désireux de prendre le pouls de cette gigantesque contestation, je décide de me rendre au cœur de la fournaise. La guide, oubliant que je suis journaliste, tente de m’en dissuader, explique que ma sécurité n’est pas assurée. Peine perdue. Dans la rue, des groupes de manifestants, mus par une fiévreuse agitation, accélèrent le pas. Laura, 34 ans, t-shirt Vogue, baskets tendance et jean ourlé aux chevilles, se rend sur la place des Martyrs, devant la grande mosquée al-Amine. « Il paraît que c’est la folie là-bas ! On va enfin se débarrasser des crapules qui nous gouvernent. Les Libanais sont déterminés, je n’ai jamais vu le pays comme ça ». Dans le quartier de Gemmayzeh, réputé pour ses bars et cafés, les commerçants ont prudemment baissé le rideau.


«SAWRA!»

Un camion, aménagé à la hâte en char festif, fend doucement la foule. Quelques torses-nus s’agitent sur le toit tandis qu’un sound-system de fortune crachote ses riffs orientaux. Je décide de me mettre tant bien que mal dans leur roue. Après quelques dizaines de mètres, un vrombissement monte crescendo. La fameuse place des Martyrs. Une marée humaine semble vibrer à l’unisson, la clameur hurlante saisit d’emblée. L’ambiance est brûlante, la foule en fusion, des drapeaux flottent à perte de vue. Un petit contingent d’agités s’emploie à détruire un arrêt de bus, un autre à incendier une cabane de chantier. Malgré ces heurts, l’atmosphère demeure étonnement festive. On rit, on danse, on chante, on flirte. Waël, 23 ans, masque Anonymous sur le visage, semble hilare : « La fête, ça a toujours été dans l’ADN du Liban ! Nous ne savons pas faire sans, même pour une révolution. Puis ça nous permet de supporter toutes ces difficultés… Tu sais que chez nous, un tiers des jeunes est au chômage. J’ai des copains qui n’ont même plus de quoi manger ! ».

Selon les statistiques, un quart des 6 millions de Libanais vivrait avec moins de 2 dollars par jour…

Suite de l’interview à retrouver dans le Technikart N°236

 

Texte et photos Thomas Le Gourrierec