Christophe Guilluy : « Avec Le Pen/Macron, on a droit au « ni gauche ni droite » d’en haut contre le « ni gauche ni droite » d’en bas. »

Cela fait des années que le géographe Christophe Guilluy tire la sonnette d’alarme : l’écart grandissant entre la France « périphérique » et celle « d’en haut » ne peut que mal se terminer. Entretien. 

A vous lire, nous serions à la veille d’un big bang sociétal, dû aux frictions entre une France « périphérique », ignorée hors période électorale, et une France « d’en haut » sur le déclin. C’est une vision un peu caricaturale, non ?
Christophe Guilluy : Si je vous dis « êtes- vous pour ou contre les inégalités ? », à priori vous répondriez « ce serait mieux sans ! » On est tous dans cette critique du système un peu facile à laquelle moi-même j’ai participé. Et finalement, je me suis posé la question : une société peut-elle tenir avec 1 % des personnes s’accaparant toutes ses richesses ? Or, ça ne tient pas uniquement avec ce 1 %, mais grâce à toute une classe « d’en haut », celle-ci ne se résumant pas à la banque Rothschild, à Wall Street et à quelques milliardaires. Si ce système perdure depuis aussi longtemps, c’est parce qu’il y a d’autres personnes qui en bénéficient. Ils sont nombreux, les membres de cette « nouvelle bourgeoisie ».

Autrement dit, les « bobos » – dont nous faisons tous deux partie.
Dès la fin des années 90, de nouvelles personnes sont arrivées dans les quartiers dits populaires, différentes des « autochtones » qui formaient jusque-là le socle populaire des grandes métropoles (j’y inclus aussi bien le vieux retraité ouvrier que le jeune issu d’immigration). Ces arrivants, même quand ils n’étaient pas particulièrement riches, étaient des « bobos » ou « bourgeois-bohèmes » – terme qui contient, nous l’oublions trop souvent, le mot « bourgeois ». Ce ne sont pas ceux d’hier, mais ce sont les seuls à pouvoir accéder au parc privé dans les grandes villes, les seuls à être représentés dans les médias, etc.

Tout l’emploi, et donc la richesse, est désormais concentré dans ces grandes villes. Pour quel effet ?
Au cours de ces quarante dernières années, la classe moyenne a déserté la France « périphérique » – tout le pays en dehors des principales métropoles – pour s’installer dans quelques grandes villes. Ce qui donne l’effondrement de cette même « France périphérique » : la plus grande contestation du système vient de ces zones désertées… Contestation qui comprend le vote FN, l’abstention, le vote Mélenchon… Et, pour la première fois dans une présidentielle, ce vote « périphérique » sera décisif.

Pour vous, Emmanuel Macron est le vrai candidat de la classe dirigeante financière, celui qui se fait passer pour anti-système alors qu’il propose un programme ultra-libéral.
Cela faisait longtemps qu’une grande partie de nos amis bobos – l’électorat progressiste, si vous voulez – avait peur d’assumer un modèle économique loin des valeurs de gauche. Avec Macron, c’est enfin assumé. Ils pourront passer à droite, sans heurts. Lui, comme Marine Le Pen, a compris que la distinction » « gauche/droite », c’était fini. D’ailleurs, si l’on se retrouve avec un second tour Le Pen/Macron, on aura droit au « ni gauche ni droite » d’en haut contre le « ni gauche ni droite » d’en bas. (Entretien réalisé avant le premier tour, ndlr.) (…) Seul point positif dans tout ça : nous allons vers une clarification de ce que sont réellement devenus les différents électorats.

En quoi notre situation est- elle différente de celle des Américains en octobre 2016 ?
Aux États-Unis, Trump a été porté par l’Amérique périphérique : les endroits où vivent en gros la working-class et la petite classe moyenne américaines, celles qui n’ont plus la moindre perspective… Partout dans le monde, la dynamique populiste se fait sur ces territoires jusque-là oubliés. Car le modèle existant n’est pas tenable socialement. Il faut trouver d’autres voies. Évidemment, c’est une vision qui n’est pas franchement optimiste. C’est d’ailleurs une des grandes erreurs de la bobosphère : vouloir un happy-end à chaque fois, ça fait partie de l’infantilisation de la « France d’en haut ». Or, il y en a rarement.

Le Crépuscule de la France d’en haut (éd. Flammarion)

ENTRETIEN JULIO RÉMILA

Technikart #211, avril 2017