LE BON CHEVAL

philippe jaenada

Bien avant que Philippe Jaenada devienne le maĂ®tre du fait-divers romancĂ© (Sulak, La petite femelle, La Serpe – Prix FĂ©mina 2017) Technikart le suivait dĂ©jĂ . Il y a 20 ans, lors de la parution de son troisième roman, La grande Ă  bouche molle, nous l’avions accompagnĂ© aux courses. L’autre passion d’un Ă©crivain sur lequel nous avons eu raison de miser. 

Philippe Jaenada est sans doute l’écrivain le moins branché du moment. Il aime sa fiancée, les bars et les hippodromes et sort aujourd’hui son troisième roman. L’occasion, pour lui, de nous emmener aux courses à Vincennes.

En ce jeudi 28 dĂ©cembre, il ne fait pas beau, il ne fait pas chaud, et on se les pèle au milieu du bois de Vincennes. Un petit pas de cĂ´tĂ© dans une vie oĂą l’on est libre de faire ce que l’on veut mais oĂą, finalement, on fait toujours la mĂŞme chose. L’écrivain Philippe Jaenada prend souvent la libertĂ© d’aller aux courses. En semaine, comme ça. Une passion saugrenue qu’il cultive comme d’autres un carnet d’adresses ou un champ de patates. Les turfistes qui nous entourent arborent des blousons barrĂ©s de marques improbables. Des chauffeurs de taxi et d’autres gens aux sources de revenu moins assises parient quelques francs dans l’espoir de se coucher en en possĂ©dant quelques centaines de plus. « Autrefois, quand on avait le tiercĂ© dans l’ordre, ça faisait une grosse somme mais, depuis l’apparition du Loto, les gains sont minuscules, constate Jaenada. Avant, on prenait l’argent de ceux qui jouaient les numĂ©ros sans rien y connaĂ®tre. Aujourd’hui, on ne joue plus qu’entre turfistes. C’est mĂŞme plus vraiment pour l’argent… Â»

Sur l’hippodrome de Vincennes, il n’y a pas foule. La première course ne nous a pas attendus. Jaenada m’explique les rudiments. En fait, c’est comme jouer aux courses dans un troquet, mais dans un hippodrome. On parie sur le 11 placĂ©. La deuxième course invalide immĂ©diatement son diagnostic. 100 FF en devienne 500… Une lueur d’aviditĂ© Ă©claire sa pupille. On Ă©chaffaude des stratĂ©gies : trois coups comme celui-lĂ  et la barre des 10 000 FF est enfoncĂ©e. On ne veut plus rentrer dans le bâtiment 70’s en forme de baleine, prĂ©fèrant rester lĂ , Ă  observer les chevaux qui s’échauffent. Un habituĂ© fait un signe, le jockey lui rĂ©pond d’un hochement de tĂŞte. « Celui-lĂ , c’est mĂŞme pas la peine Â», nous signale l’écrivain. On n’avait rien vu. Ou plutĂ´t si : des chevaux alezan, trottant, en sueur, des jockeys Ă  l’embonpoint naissant suspendus dans de petites nacelles Ă  roues de vĂ©lo. Sous notre regard de novice, ils trottinent tous Ă  la mĂŞme allure.


«VA AU BOUT, PETIT !»

« En plus du tiercĂ©, ils ont crĂ©Ă© le pari jumelĂ©, le trio, le quartĂ©, le quinté… Les courses, c’est comme les livres : moins ça marche, plus il sort de nouveautĂ©s. C’est un cercle vicieux Â», enchaĂ®ne Philippe. Je rejoue le 11. La chance du dĂ©butant m’abandonne dĂ©jĂ .
La passion des courses ne s’apprend pas en un jour. « J’avais 14 ans quand ma mère m’a emmenĂ© aux courses Ă  Evry, Ă  cinq kilomètres de la maison, ça nous faisait voir de la verdure, des animaux impressionnants et des jockeys de toutes les couleurs. Après, j’y suis retournĂ© avec des copains. On demandait aux adultes de poinçonner les tickets pour nous… Â» L’hippodrome d’Evry a fermĂ©, mais le virus ne l’a plus lâchĂ©, comme il l’explique dans la Grande Ă  bouche molle, son nouveau roman : « Depuis que j’ai dĂ©couvert des centaines de types dans cet espace vaste mais clos se pencher comme des savants consciencieux sur des journaux sans images, tourner fĂ©brilement les pages, noter dessus des numĂ©ros et des symboles Ă©tranges (…), se diriger vers la piste du pas solennel de celui qui remet maintenant sa vie entre les mains de Dieu, regarder la course en fronçant les sourcils et en serrant les poings, en sautant sur place, en criant des choses comme « Va au bout, petit ! Â» ou « Envoie maintenant ! Â» (…), je me suis promis d’apprendre les règles et d’essayer moi aussi de trouver la solution — sept Ă  huit fois par jour, sept jours par semaine. Â»

« MON HÉROS EST COMME MOI. QUAND IL ARRIVE EN PROVINCE, IL EST PAUMÉ, IL VA DANS LA BOITE LA PLUS PATHÉTIQUE, DORT DANS DES HĂ”TELS IMPERSONNELS. Â»


En fait, Jaenada prĂ©fère Auteuil ou Longchamp Ă  Vincennes. Le galop, plat ou obstacles, peu importe… L’étĂ©, les femmes mettent des chapeaux, il y emmène sa fiancĂ©e. Mais aujourd’hui, ça caille et on est mieux Ă  l’intĂ©rieur. Une vieille femme se penche et ramasse un ticket. « Elle fait ça toute la journĂ©e. Chaque soir, elle pointe les tickets gagnants jetĂ©s par erreur. Une dĂ©cision des commissaires, une confusion… Elle ramasse au minimum mille balles par après-midi. Â» Elle fait quelques pas vers un autre ticket. Se penche. Jaenada, joue. Je le suis. L’après-midi s’écoule au rythme des Kronenbourg. Il fait des remarques amusantes sur les gens et les choses. J’oublie de les noter.


UN PRIVE A BABYLONE

Dans la Grande Ă  bouche molle, un polar joufflu qui se dĂ©roule principalement sur les autoroutes, son hĂ©ros, qui s’appelle aussi Philippe Jaenada, est un peu comme lui. Grâce Ă  son compte chez JennyCourse, il parie depuis des cabines tĂ©lĂ©phoniques Ă  travers la France et le monde. « C’est en lisant Un privĂ© Ă  Babylone de Richard Brautigan que je me suis dit que c’était possible. On peut projeter son hĂ©ros dans n’importe quelle situation policière sans s’astreindre Ă  Ă©chafauder une architecture sophistiquĂ©e. D’ailleurs, si les gens achètent mon livre pour lire un polar, ils vont ĂŞtre déçus. C’est un polar navrant. Mon hĂ©ros est comme moi : il connaĂ®t son bar, son quartier, les courses. Quand il arrive en province, il est paumĂ©, il va dans la boĂ®te la plus pathĂ©tique, dort dans des hĂ´tels impersonnels. C’est un piètre dĂ©tective, la mĂ©canique policière lui Ă©chappe. Â»
En lisant la Grande Ă  bouche molle, on a pensĂ© Ă  l’Antoine Doinel de Baisers volĂ©s, si peu fait pour le mĂ©tier de dĂ©tective. On a imaginĂ© Jaenada, avec ses Kickers et sa besace Ă  carreaux, lancĂ© sur les routes de France Ă  la poursuite d’un gang de trafiquants de cerveaux. L’image n’est pas nette. Les pugilats demeurent approximatifs. Les impressions de stations-service sont plus crĂ©dibles. Car Jaenada est avant tout un Ă©crivain comique qui sait faire ressortir l’absurde de nos vies sĂ©dentaires.

philippe jaenada


EX-FUTUR PILOTE D’AVION

Dans le snack du premier Ă©tage de l’hippodrome, il dĂ©roule le film de sa vie d’un ton bonhomme. « Les courses, c’est un peu comme les maths. T’as un certain nombre de donnĂ©es : le terrain, les performances prĂ©cĂ©dentes des chevaux, les jockeys… Et il faut rĂ©soudre l’équation. A l’école donc, j’étais bon en maths. RĂ©sultat, je me suis retrouvĂ© en fac de maths Ă  me demander Ă  quoi ça pouvait servir. Pilote d’avion ? J’ai arrĂŞtĂ© pour faire une Ă©cole d’audiovisuel mais ça ne m’a pas plu. Et je suis devenu la première opĂ©ratrice de Minitel rose. C’est lĂ  que j’ai dĂ©couvert le pouvoir des mots. Il suffisait d’écrire trois conneries pour faire bander le mec au bout du fil. J’allais pas bien, alors je me suis enfermĂ© un an chez moi, sans projet prĂ©cis. C’est lĂ  qu’un copain du Minitel m’a branchĂ© sur l’Autre Journal. J’écrivais ce que je voulais. JĂ©rĂ´me Lindon, des Ă©ditions de Minuit, a lu une de mes nouvelles sur un mariage et m’a demandĂ© d’en faire un roman. Un an après, il m’explique qu’on ne faisait pas un roman avec une idĂ©e de nouvelle. Mais bon, ça m’a montrĂ© que c’était possible. Après, j’ai traduit des livres pour la collection J’ai lu. Le problème, c’est que je ne parlais pas très bien anglais, Alors j’inventais un peu. J’avais peur que ça se voit parce que mes manuscrits Ă©taient beaucoup plus longs que les romans que je traduisais. Â»

« PHILIPPE JAENADA EST UN PEU COMME CES CHEVAUX QUI NE SORTENT PAS D’UNE ÉCURIE PRESTIGIEUSE. IL A DĂ› FAIRE SES PREUVES SUR DE PETITS HIPPODROMES DE PROVINCE AVANT DE TENTER LE BANCO Ă€ LONGCHAMP. Â»


En fait, Philippe Jaenada est un peu comme ces chevaux qui ne sortent pas d’une Ă©curie prestigieuse. Il a dĂ» faire ses preuves sur de petits hippodromes de province avant de tenter le banco Ă  Longchamp. Il a beaucoup de manuscrits derrière lui. Du coup, il calibre une intrigue sans avoir recours au dopage. Fait sa course Ă  son rythme. Calcule son attaque. Ne se porte en tĂŞte que dans la dernière ligne droite et emporte la dĂ©cision. Ce qui est frappant, c’est qu’il Ă©crit comme on pense. Une idĂ©e en chasse une autre, une parenthèse s’ouvre au sein d’une autre parenthèse, les phrases rebondissent plus qu’elles ne s’achèvent, les blagues sans chute s’enchaĂ®nent aux chutes sans blague, ses chapitres s’intitulent « Adieu mon boulet Â» ou « Un mercredi Ă  Reims Â». On ne saurait pas vraiment dire pourquoi c’est drĂ´le. Mais c’est drĂ´le. Un peu comme une blague d’Edouard Baer ou un sketch des Monty Python. Dans un monde oĂą tout le monde s’époumone Ă  essayer de faire des trucs gĂ©niaux, Philippe Jaenada se contente d’écrire des livres biens. D’un style lĂ©ger, aĂ©rien, qui tranche avec le physique du mec face Ă  moi, montagne en manteau noir qui jette un Ĺ“il de connaisseur sur l’écran au dĂ©part de la huitième course.


LA SECTE DES TURFISTES BIBLIOPHILES

Les tickets perdants sont balayĂ©s, nous marchons vers la sortie. D’ailleurs, Jaenada est un Ă©crivain qui marche bien : quinze mille personnes ont achetĂ© son premier roman, le Chameau sauvage (Prix de Flore 1997). Sans devenir aussi mĂ©diatique que Virginie Despentes ou Guillaume Dustan, il vend pourtant autant qu’eux. Public d’habituĂ©s ? Secte de turfistes bibliophiles qui le poussent secrètement ? Vingt mille autres lecteurs se sont jetĂ©s sur l’édition de poche. Le livre va ĂŞtre adaptĂ© au cinĂ©ma avec Gad Elmaleh dans le rĂ´le principal (A+ Pollux, 2002, NDLR). Son deuxième roman, Nefertiti dans un champ de cannes Ă  sucre, a confirmĂ© son succès, lui procurant des avances confortables. Pour chacun d’entre eux, il s’enferme trois mois dans une maison de Veule-les-Roses, riante bourgade de la Normandie pluvieuse : « Le premier mois, je suis content, ça avance bien. Le second, c’est l’enfer. Et le troisième, faut finir, alors je finis. Â» Avec son troisième roman, il a voulu changer de registre. Sortir de l’autofiction autocentrĂ©e, autorĂ©fĂ©rencĂ©e. En partie Ă  cause des gens qui lui Ă©crivent pour lui dire qu’ils sont comme lui, qu’ils aimeraient le rencontrer. Il ne se voit ni en gourou, ni en confident, il aime toujours les bars, sa fiancĂ©e et les courses de chevaux. Un soir par semaine, il va rajouter des blagues dans les articles de Voici. Le reste du temps, il prend quelques notes, se laisse vivre. Comme un Ă©crivain qui fait son mĂ©tier.

«La Grande à bouche molle» (Julliard). 317 pages.


Par Jacques Braunstein, dans Technikart #49 paru en février 2001
Photos : ValĂ©rie Archenau

Technikart 49