En pleine vague révolutionnaire à Paris, Brigitte Fontaine enregistre le disque qui change le cours de la chanson française. Celle qui n’a rien à envier à Serge Gainsbourg préfigure autant Histoire de Melody Nelson que les punks, grâce à un casting cinq étoiles et l’intemporalité de ses mots.
Légende photo : ESSENCE DE GUERLAIN_ Folle, c’est ainsi qu’elle fut qualifiée pour être hors catégorie. On la rencontre cet été, amicale et parfumée de la Petite Robe Noire, avec son regard toujours aussi passionné, vif et un brin impressionnant.
Décembre 1969, Paris, Montparnasse, 1 rue Odessa, Théâtre du Lucernaire. La place est à 19,50 francs pour assister à l’un des quatre spectacles de la soirée. Vers 21 heures, dans les vestiges de cette usine désaffectée, désormais haut lieu des comédiens de la nouvelle scène, Niok démarre avec pour étrange programme l’histoire d’une « entité périssable et moustachue qui fréquente les terrains vagues avec du linge qui sèche sur ses bras et une casserole au bout de la queue ». Elle est montée et jouée par un trio de comédiens et musiciens connus pour leur sens de l’improvisation : Brigitte Fontaine, Jacques Higelin et Areski Belkacem. Au sein de leur petit chaos qui entremêle poésie, performance et théâtre, ils prennent soudain leurs instruments (le micro pour Brigitte Fontaine, la guitare pour Jacques Higelin, les percussions pour Areski Belkacem). Ça siffle et ça bavarde. Quelques notes folk sont jouées à la guitare sur lesquelles se fondent quelques vocalises. Se joint à la bande le contrebassiste Malachi Favors, membre du collectif de free jazz Art Ensemble of Chicago. Une centaine de personnes sont nonchalamment posées sur des poufs noirs et blancs. Ils écoutent le début d’un morceau librement inspiré du second album de Brigitte Fontaine, « Il pleut » : « Il pleut / c’est tout ce qu’il sait faire / Je bouge / c’est tout c’que je sais faire ». Après six minutes aériennes, Brigitte Fontaine interrompt d’un ton ironique la lancinante digression psychédélique : « What’s a kid like you doing in a place like these ? Come with me baby and I’ll make you a star ! ». Le public, qui vient d’assister sans le savoir à l’une des nombreuses expérimentations free de Brigitte Fontaine et des musiciens qui l’accompagnent, rigole.

Jacques Higelin, Brigitte Fontaine et Rufus en 1967.
Cet inédit tout juste redécouvert dans les archives de l’INA clôture la réédition par le label Wewantsounds d’un des albums parmi les plus originaux des années 1960, Brigitte Fontaine est folle. À l’image de sa pochette inspirée du Jardin Des Délices de Jérôme Bosch où le visage de la chanteuse de 29 ans est découpé en forme de point d’interrogation, inséré au centre d’un espace où cohabitent oiseaux, serpents, dauphins, corps nu et alangui d’une rousse aux cheveux longs, ongles en forme de seringues frôlant un œuf ouvert où s’éveil un bébé, le titre « Il pleut » a des airs néo-baroques. Et pourtant, sorti plusieurs semaines après Mai-68, il est parfaitement moderne. Arrangé et composé par un jeune homme de 25 ans, future sommité internationale pour son travail sur cet album puis sur Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg, Jean-Claude Vannier imagine une rythmique avec des cordes foisonnantes, pour accompagner un texte faussement teinté de fatalisme. Un réalisme mordant, inventif, raffiné et, dès que possible, piquant et drôle, qu’on retrouvera dans toute l’œuvre musicale, théâtrale et littéraire de la chanteuse au futur crâne rasé.
PRÉMISSES PEACE
1967, haute intensité. Avec Jacques Higelin et le comédien Rufus, Brigitte Fontaine n’a cessé de jouer Maman, j’ai peur sur les planches de théâtre parisiens et belges. Leur création commune est encensée par la critique et le public pour le comique de son texte sur nos peurs les plus communes – de l’orage au mensonge, de la vie à la mort. Mais la fille d’instituteurs bretons ne se familiarise pas avec le succès. « Je n’ai jamais eu envie de faire des choses qui vont durer, déclare-t-elle à France Inter, en septembre 1967, peu avant d’interrompre les représentations. Je veux faire des cadeaux, éventuellement empoisonnés, qu’on peut jeter tout de suite parce que sinon ça se fige et ça ne veut plus rien dire. »
Un refus de la réduction à une définition au cœur de sa carrière. Elle habite alors rue de Servandoni, dans le 6e parisien et décide de reprendre sa carrière musicale débutée en 1966 avec Chansons décadentes et fantasmagoriques. Produit par Jacques Canetti (qui a également favorisé l’émergence de Brel, Brassens et Gainsbourg), arrangés par Jimmy Walter (il est derrière les chansons de Boris Vian), ces titres jazzy sont écrits et composés majoritairement par Brigitte Fontaine. Très vite, elle détestera ce disque rétro, aux textes pourtant prometteurs. Il n’en est rien. Elle fonce et écrit la ballade « Cet enfant que je t’avais fait », pour un duo avec Jacques Higelin, alors engagé à faire la bande originale du film Les Encerclés de Christian Gion, où le trio de Maman, j’ai peur, jouera. Le texte du single, mal compris, est reçu comme un hymne à l’avortement, alors qu’il s’agit d’un dialogue gaguesque entre un homme tourné vers le passé et une femme ancrée dans le présent. Il est tout de même un succès, et passe à la radio.
Encouragée par ce petit succès, Brigitte Fontaine contacte son amoureux des mots Serge Gainsbourg, pour lui proposer la composition de la musique de son deuxième disque. L’auteur d’Initial B.B. l’envoie crûment se faire balader : « Les piliers de ma mythologie, c’est les minets et les boudins : vous n’êtes pas concernée ! », raconte Benoît Mouchart dans sa biographie Brigitte Fontaine, aux éditions Hoëbeke. « D’abord Gainsbourg n’a fait que très peu de musique à partir des textes de quelqu’un d’autre, ajoute-t-il, puis, peut-être qu’il a tout de suite compris qu’il ne pourrait pas la dominer… »
En effet. Rue de Lille, dans le 7e arrondissement. C’est dans l’appartement du père d’un autre jeune compositeur et interprète de 19 ans que Brigitte Fontaine le prépare finalement, Olivier Bloch-Lainé. Ensemble, ils créent une grande partie du disque. « Elle n’avait pas d’idée préconçue pour la musique, détaille ce dernier. Mais les textes de Brigitte sont tellement inspirants : ils appellent la musique et elle vient. L’espace poétique où elle évolue est un espace de liberté qu’on découvre avec elle et qu’on ne quitte plus jamais. À l’époque, on écoutait ceux de Gainsbourg et on trouvait ça gonflé. Alors t’imagines Brigitte ! » « Le beau cancer », « L’homme objet », « Comme Rimbaud »… À l’issue de près de trois mois de répétitions, Olivier Bloch-Lainé a réalisé et enregistré sur son magnéto revox sept compositions, une première version de Brigitte Fontaine est folle dans la veine des morceaux parmi les plus dépouillés du Velvet Underground de 1967. « On était tous dans le culte des couleurs anglo-saxonnes, mais quelque chose d’aussi fort et authentique, ça n’existait pas », ajoute Olivier Bloch-Lainé. Publiés pour la première fois, ces originaux démontrent le talent de compositeur d’Olivier Bloch-Lainé, tout en permettant de se concentrer davantage sur les textes de Brigitte Fontaine. Celle qui préfère Cendrillon à Blanche Neige, fait tout autant référence à Rimbaud qu’à la bande dessinée Pravda la Survireuse, dans une langue vive et jamais amer : « J’habite le vent / Mon corps est une flamme / Je montre les dents / Aux fleurs et aux gendarmes ». Sur les bases de cet écrin rock, Pierre Barouh, un jeune chanteur et acteur, aficionados du Brésil et de la bossa nova, auréolé d’un succès planétaire pour sa bande originale du film
Un homme et une femme de Claude Lelouch, et Fernand Boruso, co-fondateur de BYG records, signent Brigitte Fontaine pour transformer leur maison Saravah, simple éditeur de bande originale, en label, le premier indépendant de France. Grâce à l’argent généré par l’œuvre du premier et aux contacts du second, ils réservent une journée dans un studio neuf et haut de plafond, un ancien cinéma également premier studio indépendant de l’hexagone, Davout.
RELAX À MONTREUIL
À quatre jours de l’enregistrement de l’album, 23 juin 1968. De Gaulle dissout l’Assemblée nationale et la droite va bientôt remporter les élections législatives. La colère n’a pas quitté les ouvriers, ni les étudiants. Les maoïstes et les anarchistes tentent de faire exploser la situation avec le slogan « Élection, piège à cons », mais les lueurs d’une révolution prochaine semblent peu à peu s’éteindre. Nouvelle traînée de poudre au compte de l’ordre des choses. Avec ses comparses Jacques Higelin et Rufus, Brigitte Fontaine joue dans la rue. Des scénettes drôles, pour faire rire et réfléchir en même temps. Un esprit de bande, sans dogmatisme. Elle considère les événements de Mai-68 comme la moindre des choses, elle participe toutefois à quelques AG, à des collages et des textes, aussi – on retrouvera le nom Brigitte Fontaine plus tard dans le Manifeste des 343. En 1974, dans « L’auberge », elle prendra les allures d’une chanteuse marxiste pour en moquer la rigidité de ses avatars contemporains.
Toujours est-il que son disque, elle le prépare depuis des semaines dans une ambiance délirante, où l’envie de bouger les lignes et l’impression de liberté gagne une partie de la capitale. En tête des ventes, les yé-yé teintés d’une liberté fleur bleue d’un côté et les chanteurs Rive gauche aux textes graves de l’autre : Brigitte Fontaine est alors une exception dans le paysage musical français, car elle interprète ses propres textes, en dehors de l’appareil parolier-compositeur masculin. Saravah lui prend des cours de chant. Quelques séances vites expédiées. Avec Olivier Bloch-Lainé, leur goût pour la bande originale de Pierrot Le Fou les conduit à proposer les arrangements du futur disque à Antoine Duhamel, à partir d’une des sept maquettes enregistrées ensemble. Séduit par « Il se passe des choses ici », son calendrier ne lui permet cependant pas de suivre l’aventure. Un autre compositeur de musique de film faisant ses premiers pas, Alain Clavier, rejoint l’équipe et compose pour le texte d’« Éternelle ». Quant à Jean-Claude Vannier, il est finalement choisi pour arranger le disque, lui qui a aussi composé deux titres, « Il pleut » et « Inadaptée ». Nourri de ses expériences aux côtés de Michel Magne, il prépare assidûment la session d’enregistrement. Il annote précisément chaque partition pour le Jour J. « Au contraire de mes collègues qui sortaient d’école et rêvaient romantique et musique contemporaine, j’aimais la chanson !, se souvient l’arrangeur aujourd’hui âgé de 82 ans. Ceci dit, c’était le premier album sur lequel je travaillais intégralement. J’étais novice. Mais j’avais des idées pour chaque chanson. Elle ne correspondait à rien de ce qui était à la mode, car je n’ai jamais écouté la radio ou la télé. J’aimais Marguerite Monnot, les grands classiques à la Yves Montand et Charles Trenet, les groupes anglais, bien sûr, mais les compositeurs de l’époque 1960-1970, je ne les trouvais pas bien extraordinaires. »
SUR LES RADIOS, DANS LES JOURNAUX AMÉRICAINS… J’SUIS CONTENTE DE LEUR FOUTRE ÇA DANS LA GUEULE ! » – BRIGITTE FONTAINE
Davout, 27 juin 1968, à Montreuil. « Brigitte Fontaine est folle, c’est le tentative de faire un disque qualité française, explique Benoît Mouchart. Ce qui était à réinventer ». Le casting est impressionnant. C’est le premier disque d’un des futurs célèbres ingénieurs du son du studio Davout, René Ameline, qui travaillera bientôt sur « Les mots bleus » de Christophe. Également présents, un des musiciens d’Anna de Serge Gainsbourg et Michel Colombier, la bande originale de référence pour Brigitte Fontaine comme pour Olivier Bloch-Lainé. Raymond Gimenez à la guitare est accompagné de Tonio Rubio à la basse et de Pierre-Alain Dahan à la batterie. Le compositeur François de Roubaix est invité à jouer du trombone sur « Le beau cancer ». Ami d’Olivier Bloch-Lainé, il a formé ce dernier dès ses quinze ans. En une journée, le disque est enregistré. Le son est mat, les arrangements sont à la fois fantaisistes et aériens. Ni grave, ni m’as-tu-vu. Élégants, ils sont parfaitement ajustés aux surprises qui parsèment les textes de la chanteuse. Cet assemblage aboutit à une série de « chansons à texte », héritières autant des grands poètes que des bandes originales populaires, qui atteint des sommets sur les titres « Il pleut », « Éternelle », « Blanche Neige », « Il se passe des choses ici », « L’homme objet ». Ceux-ci passent régulièrement à la BBC, la radio anglaise, depuis l’annonce de leur réédition, en juin 2025. Sans en être satisfaite à sa sortie, Brigitte Fontaine s’en réjouit aujourd’hui : « Sur les radios, dans les journaux américains… J’suis contente de leur foutre ça dans la gueule ! », me dit-elle. Son regard est malicieux et drôle. Elle porte de grosses lunettes. Vêtue d’une robe Issey Miyake pourpre, son café noir serré devant elle, elle fume clope sur clope.« Si je ne me rappelle d’absolument rien de mon premier album, le second, oui ! J’ai souvenir de Vannier me dirigeant sauvagement. Ha ha ha ! Il a été parfait, sauf, peut-être, pour un morceau. » Ce titre, « Inadaptée », est en effet un cri qu’il eut été plus franc d’avoir dépouillé. À l’inverse, l’instrumental y est lumineux, presque celui d’un générique à l’issu d’un film à l’heureuse fin. Pour autant, l’ensemble est tout à fait cohérent, quoique créé rapidement, dans une « ambiance de camaraderie, se remémore Jean-Claude Vannier. On était relax et très confiants. »
FIERTÉ UNDERGROUND
À sa sortie, une étrangeté. Brigitte Fontaine découvre le titre de l’album et s’en désole : « Brigitte Fontaine est folle ». Pourquoi ? Titre putaclic pour créer l’engouement ? Hommage aux poésies subtiles mais parfois ésotériques de la chanteuse ? Ou réflexe un peu macho du label Saravah, qui s’excuse de jeter cette bombe ni yé-yé, ni Rive gauche, ni beat, peut-être non-sens, mais déjà, surtout, un peu punk, dans une chanson française aux stéréotypes archi masculins ? Quoiqu’il en soit, le disque est un succès. Bientôt, Brigitte Fontaine vend davantage que Gainsbourg, même si son aura se diffuse plus sur les artistes et les étudiants en lettres que dans les télé-crochets où elle montre très vite « les dents ». La réédition de Brigitte Fontaine est folle démontre, s’il le fallait, que sa musique est archie contemporaine et jamais démodée. « Brigitte Fontaine, loin d’être folle à mes yeux, a la plume la plus aiguisée et éveillée de la chanson française, commente Diane Helayel, chanteuse et parolière du groupe Oh non. Ses chansons sont des contes surréalistes, des lunettes à verres floutés pour contempler la réalité. Elle nous aide à la supporter plus consciemment, à se moquer des évidences, à reprendre le pouvoir et à apprécier les petites choses. Elle a une manière toute particulière de parler de ce qui est lourd et moche dans la vie, avec une ironie presque enfantine que je n’ai pas retrouvée chez beaucoup, hormis Boris Vian. Pour rire ou pleurer, cet album m’accompagne puisqu’il fait partie de mes préférés de tous les temps et a réussi le pari d’être éternel plus qu’intemporel. » À Paris, le groupe Sacha Gordon and the Weird Orchestra s’en inspire pour écrire en français. « C’est ma claque de l’année, confie Sacha Gordon, chanteur et parolier du groupe. J’aime tout autant les démos originales [d’Olivier Bloch-Lainé] que l’album [arrangé par Jean-Claude Vannier]. Pour moi, ce sont deux disques complètement différents. L’un est plus touchant et vrai. L’autre est grandiose et plus mature. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est pour le morceau « Il se passe des choses ici ». Tandis que la démo est folk, après arrangements on dirait « La valse de Melody Nelson ». » Chaque été, depuis dix ans, à Montréal, un événement totalement underground et original appelé « À la Brigitte Fontaine » réunit par ailleurs des artistes hors de tout réseau officiel pour un festival sauvage, sous l’impulsion de Marie-Léa Rossé.
Ces archives inédites ouvrent le début d’un cycle de réedition du corpus de Brigitte Fontaine et Areski. « Mon père avait une façon tout à fait noble de porter l’aventure Saravah sur ses épaules, décrit le fils du cofondateur du label, Benjamin Barouh, qui a découvert et fait restaurer les inédits figurant sur la réédition du second album de Brigitte Fontaine. Il disait l’avoir produit tandis que personne n’en voulait, ce qui n’est pas tout à fait vrai. J’ai toujours été surpris que, même s’il a bien fonctionné, avec plusieurs tirages dans les années 1960 et 1970, il ne soit pas plus populaire qu’il ne l’est. Il me semblait avoir tout, avec des tubes au vitriole, une violence et une radicalité. Depuis, j’ai compris que ce genre d’œuvre ne remporte que trop rarement l’adhésion massive du public. Quoiqu’il en soit, elle véhiculait des idées et des façons de faire rares. Cet univers s’est mélangé à celui de mon père qui considérait la chanson française comme une aventure, riche et créative, dans la lignée de Jacques Prévert, mais aussi de Gainsbourg. Ce disque, un monument, est le début d’une longue série expérimentale et hautement originale », conclut-il.
Brigitte Fontaine, Brigitte Fontaine est folle, Wewantsounds
Par Alexis Lacourte