Dans une rentrée littéraire sur le thème (suranné) de la famille, deux auteures se distinguent par des récits vifs et mystiques tournés vers l’Inde et le Japon. Rebeka Warrior et Cécile Guilbert nous montrent la voie pour des lendemains meilleurs. Om.
Par Alexis Lacourte
Musicienne protéiforme, Rebeka Warrior foudroie la rentrée littéraire de son œuvre la plus radicale. Un premier roman sur le deuil et la conversion à la pensée bouddhiste. Portrait d’une artiste zen.
Décembre 2017. Après cinq jours de méditations, des genoux qui se fendillent et des ligaments au bord de la rupture, Rebeka Warrior se présente devant le Rōshi (maître des lieux). Sa cabane est un passage obligé de l’intense retraite Rōhatsu. « Ma femme est morte d’un cancer, dit-elle. Cela faisait deux ans que j’étais auprès d’elle pour la soigner. Je suis dévastée, je n’arrive plus à vivre. » « Et alors ? », répond le chef spirituel. La claque est brutale. Héritée de la tradition japonaise du bouddhisme, il n’y a ici ni consolation ou expression de la pitié, ni ailleurs où espérer réfugier son âme. C’est dans cette voie, plus particulièrement dans la pratique régulière du Zazen, que Julia Lanoë (alias Rebeka Warrior) trouve le chemin d’une rigueur minimaliste, au cœur de son premier roman Toutes les vies. 275 pages d’autofiction affûtées sur l’amour, le deuil, la fête, les drogues, la littérature et la philosophie.
GABBER, DADAÏSME ET ANTICAPITALISME
Née le 6 mai 1978, à Saint-Nazaire, Rebeka Warrior grandit avec le rêve de devenir peintre. « Je n’ai jamais fait que le même paysage de montagne qui m’obsédait… », rigole-t-elle. En position tailleur, elle est installée sur son lit sans matelas. Devant nous, deux tasses de thé japonais. Habillée dans des vêtements noirs et amples, son visage rappelle le « personnage de mutante au crâne rasé » de Brigitte Fontaine. « Je me suis rasée les cheveux à 20 ans, réplique Rebeka Warrior. C’était pour faire comprendre que j’étais goudou. » Elle est parée des mêmes contrastes que la narratrice de Toutes les vies, attirée autant par le chaos que par la pureté. « Je mourrai en aimant faire la fête ! », dit-elle, me recevant un après-midi, moment de sa journée consacré à la paperasse et aux interviews – le matin l’étant pour ses activités artistiques, le soir pour le sport, la méditation et la lecture. Dans son appartement du XXe arrondissement, se distinguent la couverture rougeoyante de La critique de la raison pure de Kant et le Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Son goût pour la philosophie a été précédé par une passion jamais tarie pour les biographies, les mémoires et les journaux intimes – d’Anaïs Nin au Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire. Elle écrit tous les jours et rêve depuis petite de publier un recueil de poésie. Le dadaïsme, elle s’y est attelée avec son premier duo : Sexy Sushi.
Elle quitte la Loire-Atlantique à 18 ans pour les Beaux Arts de Nantes. Dans les teufs organisées à l’intérieur des blockhaus des plages du sud de la Bretagne, elle a découvert le gabber, les compiles Thunderdome et la fête. Malgré les cours de peinture qu’elle prend et qu’elle donne, se précise sa trajectoire.
Dans le studio d’enregistrement des Beaux Arts, elle apprend à enregistrer et composer sur d’énormes machines à bandes old school. Dans un disquaire à quelques pas de là, elle rencontre David Grellier, alias Mitch Silver. « Je faisais des sons dans mon coin et je cherchais une chanteuse, raconte-t-il. Elle avait un réseau de copines par lequel s’ouvrait les portes des squats, nos premiers concerts à Nantes. » Groupe phare des 2000’s resté confidentiel jusqu’en 2009 et la signature sur Label Maison, son electroclash est inspiré par Miss Kittin et The Hacker sur des paroles sérieuses, féministes et anticapitalistes ou totalement seconds degrés, déglingués et trash. Le duo se développe avec Internet. Sur leur site web (sexysushi.free.fr), Julia et David se partagent des Gif et des images issues de Tumblr, à partir desquels les pochettes du duo sont conçues. Le succès est exponentiel. Sexy Sushi passe des lieux associatifs au festival Glastonbury en 2010. Sur scène, Mitch saute devant son ordi et Rebeka jette des bières, mélange les paroles des morceaux, fonce dans le public. « La performance était au-dessus de tout, précise-t-elle. Á partir du moment où le rythme des tournées s’est intensifié je me suis mise à faire des abdos quotidiennement, à prendre des cours de chant et à courir autour du parc de Clichy tout en répétant mes textes. Parce que notre mode de vie n’était plus possible. En même temps, je tournais avec Mansfield. TYA. ! »

Non, cette photo n’a pas été prise pour Interlope magazine mais par Maxime Ballesteros, l’ami berlinois de Rebeka Warrior
« APRÈS LE DÉCÈS DE MA COMPAGNE, J’AVAIS BESOIN D’UNE LANGUE NEUVE… » – JULIA LANOË (ALIAS REBEKA WARRIOR)
« Je n’ai jamais eu peur de monter sur scène avec Sexy Sushi, car j’étais un personnage. Pour Mansfield. TYA, j’ai eu peur toute ma carrière. » Avec Carla Pallone, violoniste de formation, Rebeka Warrior rénove une maison de famille près de Saint-Nazaire, en studio, où elles enregistrent leur musique inspirée par Shannon Wright. Souvent réduites au chant, au violon et au piano, elles composent des ballades intimes, à la recherche de pureté formelle et esthétique, présente dès leur premier album (June, Téona, 2005). « On composait ensemble, raconte Carla Pallone. Nous étions très mobiles, ce qui nous permettait de jouer dans des rades comme dans des salles plus classiques. » En 2020, elles sortent leur cinquième album, Monument ordinaire, sur Warriorecords. Le disque et le label ont été conçus lors du premier confinement. « Warriorecords, c’est un élan collectif, indépendant, une famille pour mettre en avant la musique EBM, cold et queer ! »
DESHIMARU ET FRANCKY VINCENT
« Après le décès de ma compagne Pauline, j’avais besoin d’une langue toute neuve, raconte Rebeka Warrior. Ma langue maternelle était devenue trop frontale. Il fallait repartir de zéro. » Cette période est fictionnalisée dans Toutes les vies. Elle décrit avec précision le point de bascule de son personnage vers une spiritualité neutre et ascétique. Au fond d’un puits sans fond après un mauvais trip de kétamine, tremblotante après une pipe de Sapo, elle fait le récit d’expériences psychédéliques troublantes. Comme Mathilde Ramadier dans Au-delà du moi, Rebeka Warrior rapporte un usage des drogues comme déclencheurs, parfois positifs, parfois négatifs, pour dépasser notre rapport à nous-mêmes lors d’états d’impasses émotionnels, à la manière de « l’Allemand, qui est intervenu avec mon nouveau duo, Kompromat, pour exprimer à la fois des mots qui ne sortaient plus et un minimalisme vers lequel je tendais davantage encore, détaille-t-elle. Cela m’a permis de dire des choses plus graves dans une langue qui m’est étrangère, d’apprendre d’autres mécanismes de diction et de chant. »
Partie vivre à Berlin, elle écrit et compose avec Vitalic. En 2019, ils sortent Traum und Existenz. Alliage de cold wave et de techno berlinoise, ce disque sombre et radical, traitant du rapport à la vie et à la mort, est aussi un des meilleurs de l’année. Sur scène, Rebeka Warrior est désormais droite et puissante, sa voix froide est déstabilisante et d’une grande beauté. Le public est entouré par les lumières rouges et blanches, calibrées sur les mélodies tortueuses de Vitalic. Inspiré par Robert Görl du groupe Daf, c’est une étonnante fusion rappelant parfois le « Rollin’ & Scratchin’ » des Daft Punk (sur « Herztod » en particulier), et le raffinement de Mansfield. TYA, avec des ballades touchantes, comme « De mon âme à ton âme » (où chante l’actrice Adèle Haenel). « De mon âme à ton âme est une phrase de Dogen, grand maître Zen, pour parler de la transmission du maître à l’élève », commente Rebeka Warrior.
Méticuleuse et ordonnée, elle conçoit chaque projet comme une expression singulière de sa personnalité. « J’ai besoin d’être radicale à chaque fois, explique-t-elle. Avec Sushi, on fait du dada. Avec Mansfield. TYA, de la mélancolie. Avec Kompromat, de la cold. » En 2022, elle est faite Chevalière des Arts et des Lettres, dans la même promotion que « cette grosse nouille de Franck Vincent… », alors qu’elle commence à composer pour le cinéma. Elle fait la bande originale de la série Split, puis celle du film Les Reines du drame d’Alexis Langlois. Quant à Toutes les vies, elle l’écrit sur plusieurs années et réside quelques jours à la Villa Médicis. Elle y rencontre Laura Vazquez. « J’ai jeté mon dévolu sur elle, la pauvre… » L’auteure des Forces relit la première version du roman. « Elle m’a donné confiance en moi, précise Rebeka Warrior. J’aime son écriture. Je voulais une personne avec du recul, qui ne me connaissait pas. » C’est son œuvre la plus radicale. En pleine promotion du livre, elle défend aussi le second album de Kompromat, après une tournée européenne importante. Elle sera au Zénith de Paris (complet) avec Vitalic le 5 novembre prochain. « Ce disque parle du grand tout, du passage vers un autre monde. Il a davantage de sensualité que le premier », conclut ce dernier, en phase avec le mysticisme d’une Rebeka Warrior en train de réfléchir à sa prochaine mutation artistique.
Rebeka Warrior, Toutes les vies, Stock, 20,90€
CÉCILE GUILBERT : « FAISONS UN RÊVE ! »
Si le spirituel est le comble de l’intime, Feux sacrés est une plongée dans la tête d’une intellectuelle au parcours troublé par la découverte des pensées indiennes. De Nietzsche à la Bhagavad-Gītā, il n’y a qu’un pas dans le nouveau livre (éclairant, foisonnant et touchant) de Cécile Guilbert.
Sans avoir honte de votre goût pour les pensées indiennes, vous l’avez longtemps caché. Pourquoi en faire un livre aujourd’hui ?
Cécile Guilbert : Si j’ai effectivement gardé cette part de moi secrète, sauf auprès de mes très proches, c’est parce que la plupart des gens ricanent lorsqu’on aborde la spiritualité. Outre que l’ironie est un sport national, nous sommes des esprits forts, Dieu est mort et nous voulons nous montrer dégagés de tout obscurantisme. Ceci étant, le recours massif au yoga et au développement personnel prouvent bien qu’il y a un « malaise dans la civilisation » comme disait Freud. Écrire un livre qui offre une voie d’accès méconnue à la pensée dite « hindoue » n’est donc pas aberrant, surtout que cette dernière s’est présentée dans mon existence à travers une sorte d’insistance du destin qui m’a semblé presque romanesque.
En cela, le cas de Sollers est intéressant. Apôtre des Lumières, vous le décrivez, au fond, comme un grand mystique.
Il avait effectivement une part spirituelle qu’on ne peut découvrir qu’en dépassant l’image du très bon client médiatique qu’il fut.
Feux sacrés nous porte dans l’histoire de votre vie, intellectuelle, amoureuse, familiale, avec pour fil conducteur, les signes qui se multiplient et vous font vous intéresser, voyager et découvrir un pays, une philosophie et une spiritualité qui changent votre rapport au monde.
Il y avait autour de moi une synchronicité, des signes toujours plus nombreux autour de l’Inde et de ces expériences spirituelles, qui me permettaient d’avoir un fil à tirer. À l’inverse de nombreux auteurs qui ont besoin d’écrire quotidiennement, ce qui est une forme de névrose, j’ai besoin qu’un sujet de livre m’excite vraiment pour m’y mettre et m’y tenir.
Ce n’est que votre deuxième récit autobiographique, après Réanimation (2012). Il couvrait dix jours de votre vie, celui-ci en parcourt soixante années, a-t-il été difficile à écrire ?
Quel que soit le genre du livre, j’ai l’impression que je ne sais pas écrire. Je recommence toujours mon premier livre, ce qui est très désagréable. Avoir écrit d’autres livres ne me donne aucun confort. Mais cette fois, ce fut pire. Quand j’ai rendu mon premier jet en décembre dernier, mon édtieur (Olivier Nora, ndlr) m’a fait des retours pour que j’élimine des passages : j’étais désarçonnée ! Je tenais à tout – c’est le problème de l’écriture autobiographique…
Qu’avez-vous fait ?
Je suis rentrée dans une phase d’intense introspection. Il me fallait penser contre moi-même, comprendre pourquoi je ne l’avais pas convaincu. À la suite de ça, je me suis réveillée à 4 h du matin dans un état d’extrême lucidité pendant quinze jours. J’ai alors entièrement réécrit le livre. C’était délirant et jouissif. Je l’ai considérablement amélioré. Finalement, il a été très long à écrire. Ces deux dernières années, j’en ai bavé à mort…
On y découvre des pans fascinants de la pensée indienne, en particulier une philosophie de l’identité inspirante. Est-il un livre didactique ?
Visiblement, il n’est pas lu à travers la question de l’identité, car il est un peu foisonnant et traite aussi du deuil et de la fin de vie, mais elle est essentielle. Aujourd’hui, tout le monde est enfermé dans une niche identitaire dont les paramètres se sont tellement durcis à cause des algorithmes, qu’en écrivant ce livre, je me suis aperçue que cette pensée millénaire selon laquelle l’âme individuelle doit se fondre dans l’âme universelle du monde, était plus pertinente que jamais aujourd’hui. Faisons un rêve : si les êtres humains se dégageaient de leur « moi » pour aller vers leur « soi », le monde changerait entièrement. L’idée qu’il existe depuis des millénaires une pensée d’une telle pureté est un vertige métaphysique, qui m’a également motivée à écrire ce livre.
Dans sa préface à Un barbare en Asie, Michaux regrette d’avoir regardé ce continent avec ses yeux d’occidental. Avez-vous appréhendé cela ?
Le risque de l’exotisme est toujours là. Par ailleurs, comme je parle d’une Inde immémoriale et non politique, je prends le risque qu’on me reproche certaines dimensions de l’Inde – le suprématisme hindou de Modī, en particulier. J’avais écrit un passage dans le prologue où j’expliquais que je n’étais plus allée en Inde depuis 2009, à cause du traitement des musulmans par ce gouvernement. J’ai finalement trouvé cela déplacé et hors de propos. L’axe du livre, c’est la spiritualité et la tradition.
Votre prochain livre sera-t-il sur les angles morts de cette fiction autobiographique ?
Je pourrai revenir sur eux, ou même écrire sur ce que provoque ce livre dans le réel. Dans ma vie, d’abord, il crée une césure. Mon écriture, trop cérébrale et stylisée, a été simplifiée pour soigner la narration.
Vous menez toujours plusieurs projets en même temps. La suite pour vous ?
Je vais faire un Dictionnaire Amoureux pour Plon sur l’élégance. Je prépare également la publication des œuvres complètes de René Daumal dans la collection Bouquins. Et puis, je vais continuer dans l’écriture autobiographique, car je n’ai aucune imagination, ce que j’ai su très tôt…
La pression pour écrire un roman est-elle moins forte aujourd’hui que lorsque vous avez commencé votre carrière ?
Il y avait une grosse pression à mes débuts sur le fait d’être romancier, oui, sans quoi vous n’étiez pas un écrivain. Ce surmoi littéraire m’a conduit à écrire deux romans. 30 ans plus tard, le roman romanesque s’est réfugié dans le polar et ce qui crève le domaine littéraire, c’est la narrative non fiction, car on vit dans un monde où tout est déréalisé. Comment et quelle fiction écrire dans un monde chaotique saturé de narrations et de mensonges si l’on refuse d’écrire de la sociologie? L’altérité de ce monde se trouve sans doute dans la poésie
Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 400 pages, 24 €




