Le gilet jaune de Lagerfeld : le coup de pub du siècle

Voici comment un gilet jaune a atterri sur les épaules de Lagerfeld : il y a 11 ans, le créa Jocelyn Berthat, donnait ses lettres de noblesse au gilet jaune, en transformant ce qui devait être une aride opération de com’ en buzz planétaire.

« C’est pour ces moments là qu’on fait ce métier », sourit Jocelyn Berthat en scalpant la mousse de sa Heineken. Le fringant quinqua, ancien directeur artistique de Lowe Strateus, se souvient de son plus beau coup de pub.

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L’agence Lowe Strateus – à qui l’on doit notamment des pubs Nespresso a longtemps bossé pour la sécurité routière. Ce matin de 2008, leur directeur de créa reçoit un brief urgent : le ministère doit communiquer sur un décret qui crée « l’obligation de détenir un gilet de haute visibilité aux conducteurs de véhicules à moteur à quatre roues ». « Au départ, révèle le pubard, la campagne devait se limiter à une affichette A4 à coller dans les commissariats, etc.… ».

Hmm what else ?, se demande en bon créa, Jocelyn Berthat. Décidé à ne pas s’arrêter là, il s’achète un gilet jaune « pour voir un peu le produit », et passe la journée le truc sur les épaules. « On arrêtait pas de se dire : c’est moche ! c’est moche !… Et si on jouait là dessus ? ».

C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien…

Il googlise « mode + moche + personnalité »… immédiatement, le moteur de recherche répond : Lagerfeld. « C’était évident, c’est le maître étalon du bon goût ». Sur photoshop, il dépose le gilet moche sur la petite veste noire du Kaiser et… « il se passe un truc qui ne se passe sur personne d’autre, ni Galliano, ni Gautier. Sur eux, on se dit juste “tiens, c’est innovant, ils détournent l’objet…”, mais sur Lagerfeld, le contraste était saisissant ». Il copie-colle son Karl pimpé fluo sur le bas côté d’une route départementale, au milieu de la nuit et passe la maquette à son rédacteur.

Une heure après, le pubard revient avec une baseline de génie : “C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie”. « On avait l’impression d’entendre parler Lagerfeld. On savait qu’on avait une super idée ! ». Oui mais, encore faut-il convaincre le Kaizer. Une amie d’amie leur refile un 06. Son assistante demande à voir la maquette. « On lui a imprimé une belle affiche, je lui ai écrit une belle lettre et je suis passé moi-même chez Chanel, rue Cambon, déposer l’enveloppe.» Quatre jours après, la sentence tombe : “ça va pas être possible. Karl est à Miami, blablabla”. Grosse déception.

Bingo !

Les jours passent. Au hasard d’un rendez-vous rue Cambon, Jocelyn Berthat tombe nez à nez avec… Lagerfeld. Trop tard, sa voiture démarre. « C’est un signe, relance-le ! », lui suggère un ami superstitieux. Le pubard rappelle, et bingo ! « Je suis certain que notre maquette avait été écartée par son entourage. Il ne l’a vue qu’ensuite… et, cette fois, son assistant nous a dit qu’il était non seulement ok pour faire la campagne, mais qu’il trouvait l’idée brillante et voulait en être le porte parole ! Ce coup de fil est sans aucun doute mon meilleur souvenir pro ».

Sur le moment, il hésite à proposer de l’argent à son modèle… « ce sont quand même les deniers publics, on allait pas aller au-delà de 4000 € ». La proposition fait un peu marrer l’assistant du styliste : “Pour Karl, zéro ou 4000 c’est un peu la même chose…” . Le Kaizer, grand prince, posera donc gratis. « Mais il y a vu son intérêt ! », confie Jocelyn.

À peine le shooting bouclé, on presse l’agence de faire un tirage de l’affiche pour Karl, invité du Grand Journal de Canal + le surlendemain. Menée par Michel Denisot, l’émission quotidienne – avec son million de téléspectateurs – s’impose à l’époque comme LA grand messe de la hype. À l’écran, le Kaizer lance : « Y’en a qui font le trottoir, moi je fais l’autoroute ! ». Du sur mesure.

« Avec cette émission, Lagerfeld s’est fait un super coup de pub, analyse le créa. Il a donné à son image une teinte d’humour, d’auto-dérision et s’est imposé comme le Ministre du bon goût. »

« On a fait exploser le earn ! »

Côté sécurité routière, on sabre le champagne (avec modération) : le rouleau compresseur médiatique est en roue libre, et les fournisseurs de gilets sont en rupture de stock. « On avait vraiment pas imaginé la force de frappe du bonhomme, avoue Berthat. C’était phénoménal, totalement viral. Il était partout : radio, journaux… Les gens n’avaient jamais autant kiffé se plier à leurs obligations légales ! ». Cerise sur le gâteau : en clôture du défilé Chanel de juillet, au Grand Palais, la traditionnelle mariée déboule aux bras… d’un marié en gilet jaune brodé.

Voilà comment, pour une poignée d’euros, la sécurité routière s’est offerte plus de Unes que Cindy Sander – la révélation de l’année 2008 avec son tube “Papillon de lumière”.

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« On a fait exploser le earn ! [le retour sur investissement d’une pub, ndlr] », se réjouit encore le pubard, qui a reçu, pour cette campagne, plus de 10 awards en 2009, dont le prix Cristal et un Grand Prix Stratégie. « C’était le coup rêvé par tout publicitaire ».

Jacques Tiberi

Découvrez notre dossier « Mode et Gilets Jaunes » dans le Technikart n°229

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