L’affaire Beltracchi : les faussaires étaient presque parfaits

beltracchi couple faussaire

Leurs tableaux sont exposés dans les plus grands musées du monde. Mais jamais sous leur nom… Wolfgang et Hélène Beltracchi, faussaires de génie spécialisés dans les Braque, les Léger et les Derain, ont-ils réussi le plus grand braquage du marché de l’art de tous les temps ? Notre reporter les a retrouvé chez eux en Suisse…

Miami Vice Berlinois

La police judiciaire du Landeskriminalamt de Berlin, plus communément appelé le LKA, à l’habitude d’intervenir dans des affaires criminelles sensibles et à risques. C’est entre ses mains que sont placées les affaires d’enlèvement, de terrorisme et de délinquance financière, souvent en collaboration avec Interpol.

Alors, ce 27 août 2010, quand ils sont chargés d’interpeller un couple suspecté d’être à la tête d’un trafic international dont les montants s’élèvent à plusieurs dizaines de millions d’euros, les agents sont un peu tendus, mais rodés. Un véhicule banalisé est stationné à l’adresse des Beltracchi, une luxueuse villa d’un quartier boisé qui surplomb la ville de Fribourg, au 40 Eichhalde. Mis au courant des tractations à leur égard, ces derniers ont quitté leur résidence secondaire du domaine des Rivettes à Mèze dans l’Hérault, dans l’idée de se rendre au procureur de Cologne. Mais avant de tout déballer, le couple récupère quelques effets personnels à leur domicile fribourgeois et comptent offrir une dernière soirée de détente à leurs enfants, Franziska et Manuel Schnee, avant le déluge. Il arrivera plus tôt que prévu.

Sur le chemin qui mène au centre ville, une dizaine de véhicules sirènes hurlantes fait blocage au Land Rover familial, sous une pluie battante. Des chiens enragés sortent des coffres et encerclent le 4×4, des canons d’armes lourdes viennent se coller aux vitres embuées visant la famille Beltracchi sommée de sortir « unmittelbar » – immédiatement –, les mains en l’air, et de se plaquer contre la carrosserie humide.

« C’était Miami Vice, se souvient aujourd’hui avec humour Wolfgang Beltracchi. Ils sortaient de partout en hurlant qu’on avait essayé de s’enfuir. » Quelle surprise les autorités allemandes ont eu en menottant ce couple sexagénaire aux allures de hippies mondains. Ne sachant pas à qui ils avaient affaire au vue de l’ampleur de la fraude, toutes les précautions avaient été prises. En les arrêtant, la justice allemande découvrira une vaste opération d’escroquerie en bande organisée visant les marchés internationaux de l’art. La plus importante jamais démantelée à ce jour…

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Système Opaque

Huit ans après le procès, le souvenir de cette période d’agitation est toujours vif pour les Beltracchi. Dans leur atelier de 250 m2 situé au rez-de-chaussé de l’hôtel Kreuz à Meggen, bourgade de 4.000 habitants située à une heure de Zurich, Hélène et Wolfgang s’amusent de leurs frasques sans jamais cacher leur jubilation. Avant l’entretien, le faussaire tient à nous faire visiter les lieux : d’immenses toiles ornent les murs et les chevalets king size, il faut enjamber des pots aux pigments rares dont il nous explique toute la composition chimique. Ici, le pop art côtoie le surréalisme, mais la figure de l’ange déchu domine nettement l’oeuvre récente de Wolfgang. L’une des toiles représente un amas d’ailes dorées répandues sur un pigment ocre, la terre de Sienne. À côté, une oeuvre encore plus imposante montre une foule en liesse parmi laquelle on distingue de discrètes croix gammées, et encore cet ange sacrifié, au premier plan, comme en chute libre.

Allégorie de son procès ? Peut-être. Dans le sillage de l’affaire Beltracchi, le système opaque du marché de l’art a vacillé pendant les dix jours de plaidoyers débutés le 20 septembre 2011 à Cologne. Tout le petit monde du marché de l’art, dont les renommées se font et se défont chez Sotheby’s et Christie’s, s’est agité pour en savoir plus sur l’étendue des dégâts… « On s’est fait avoir, explique aujourd’hui l’expert Thomas Seydoux depuis son élégant bureau genevois. Ces tableaux n’étaient pas des chefs d’oeuvres, mais leurs dossiers tenaient la route.

Du coup, ils ne demandaient pas de regard approfondi avant d’être vendus. » Spécialiste de l’art impressionniste et moderne, Thomas Seydoux travaille à l’époque pour la maison Christie’s. (Parmi ses faits d’arme : la vente record d’un nu de Picasso pour 106,5 millions de dollars en 2010, ou encore l’organisation de la vente parisienne Yves Saint Laurent et Pierre Bergé en 2009 pour 226,7 millions de dollars.) Les faussaires, il connaît. « Là où les Beltracchi ont été très malins, c’est qu’ils ont surfé sur les vagues du surréalisme, de l’art moderne allemand et autrichien qui avaient le vent en poupe. »

beltracchi roi des faussaires

Plus de 300 tableaux

À la barre, 170 témoins, et un dossier de 8000 pages mettent à jour un scandale sans précédent. Au total, le couple aurait falsifié quatorze tableaux d’inspiration cubiste, surréaliste et expressionniste, et aux signatures pour le moins prestigieuses. Parmi leur production, un Derain (Bateaux à Collioure) vendu 7 millions de dollars à une galerie new yorkaise, deux Campendonk (Tableau rouge avec chevaux et Paysage avec chevaux) vendus l’un pour 2,4 millions d’euros et l’autre au comique Steve Martin pour 700 000 euros. Outre les Braque, Léger et Van Dongen, les Beltracchi ont aussi réussi un coup de maître en bernant Werner Spies, ancien directeur du musée d’art moderne de Paris et expert dans l’oeuvre du peintre dadaïste et surréaliste Max Ernst. Sans s’interroger sur leur apparition soudaine, Spies a authentifié sept nouvelles toiles qu’il a intégré au catalogue raisonné de l’artiste, l’inventaire officiel qui fait légion. « À posteriori, ça parait évident qu’on aurait dû se poser plus de questions. Mais la manière dont ils travaillaient était assez intelligente, les tableaux étaient présentés avec une provenance presque célèbre, avec le certificat de l’expert. Quand vous avez tout ça, avant même d’avoir les tableaux vous y croyait, cela suffisait au marché. »

Cernés, les Beltracchi plaident coupable pour limiter la casse face aux preuves irréfutables qui planent sur ces quatorze toiles. Six ans de prison ferme pour Wolfgang, quatre pour Hélène. Désormais à l’ombre, ceux que la presse allemande surnomment les « Bonnie & Clyde de l’art » sont mis hors d’état de nuire. Vraiment ? S’ils continuent d’exercer une fascination sur les professionnels de l’art et les journalistes, c’est aussi à cause de différentes fanfaronnades de Wolfgang. Incapable de tenir sa langue, il va, après le procès, déballer l’étendu réel de leur trafic. Trafic qu’il estime à plus de 300 tableaux aujourd’hui exposés dans les plus grands musées, galeries et collections privés du monde entier. Malgré ses indications, aucune nouvelle procédure n’est lancée jusqu’à présent, ce qui n’étonne pas Wolfgang : « Personne n’a envie de se manifester, ils ont trop d’argent et de crédibilité à perdre » dit-il dans un grand sourire.

Thomas Seydoux avait prévenu : « Au moment du procès, nous avions des doutes sur une cinquantaine de toiles. Quand on a vendu un faux, on n’est pas très fier et cela contribue à l’instabilité du marché, donc on a tendance à ne pas en faire grand cas. »

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Opiacés et acides

Mais comment un simple antiquaire amateur de rock et fumeur de weed a t-il pu mettre le monde de l’art à
genoux ? Né au lendemain de la seconde guerre mondiale à Hoxter en 1951, dans une Allemagne plongée dans le silence et la honte, Wolfgang Fischer de son vrai nom, est très tôt initié à la peinture par un père restaurateur d’oeuvres dans les églises. Jusqu’au jour où il lui lance un défi alors qu’il n’a que 14 ans : reproduire un Picasso, Mère et Enfant. Le résultat aura de quoi rendre jaloux son paternel, qui ne peindra plus pendant deux ans, selon la légende entretenue par Wolfgang. « Les gens sont parfois choqués quand ils me parlent, parce que je dis les choses telle qu’elles sont. On me demande si je suis capable de reproduire un Léonard De Vinci…oui, évidemment. C’est juste un peu plus long. »

Trop orgueilleux pour poursuivre ses études aux beaux-arts d’Aix La Chapelle, Wolfgang envoie tout valser en 1973 et vit comme un nomade à travers l’Europe, sous l’effet quotidien des opiacés et des acides. Au Paradiso, une ancienne église reconvertie en club à Amsterdam, il compose des light-show psychédéliques pendant les concerts : « J’étais un freak, un gitan, je n’avais pas de meubles ni d’appartement, je vivais dans ma couette, et quand j’avais besoin d’argent je peignais un tableau. »

Avant de prendre la voix de la clandestinité artistique, Wolfgang vend ses toiles sous son propre nom jusqu’à 11 000 mark l’unité en 1978, fait rarissime pour l’époque. Mais ses rêves sont plus grands, démesurés. « Il me manque 10 ans de ma vie, 10 ans où je ne me souviens de rien. J’avais besoin de passer à autre chose. » En 1985, il arrête la cam’ définitivement, sur un coup de tête, et commence à imaginer un business plus lucratif. C’est sa rencontre avec sa femme Hélène dont il prend le nom Beltracchi après leur mariage en 1992, qui va faire prendre forme à ce projet fou. Tous deux passionnés et fins connaisseurs d’histoire de l’art, ils vont monter un brillant stratagème en s’appuyant sur l’histoire familial d’Hélène et celle, plus sombre, de l’Allemagne.

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Un scénario rodé

Alfred Flechteim était un célèbre collectionneur allemand d’art moderne de l’entre-deux-guerres, propriétaire d’oeuvres de Braque, Derain ou Picasso.

D’origine juive, il fuit son pays lorsque Hitler prend le pouvoir et meurt ruiné à Londres, en 1937, ses collections pillées par les nazis. Une période où les oeuvres de l’art nouveau se volatilisent… Soixante ans plus tard, les Beltracchi vont faire réapparaitre ses toiles en les créant de toutes pièces. Pour cela, ils vont inventer un scénario en se basant sur le grand père d’Hélène, Werner Jägers, qui aurait été voisin du collectionneur Flechteim et à qui ce dernier aurait confié ses toiles avant de fuir. En confectionnant de fausses étiquettes vieillis dans du café à l’effigie d’Alfred Flechteim, ils apportent la preuve ultime de la provenance de ces toiles. « Jägers avait 18 ans à cette période, ça n’avait aucun sens dès qu’on grattait un peu » regrette l’expert.

Wolfgang fait preuve d’une vigilance rare en achetant sur les brocantes de vieilles toiles d’époque sans valeur dont il efface la peinture – « l’étape la plus difficile » selon lui – pour y repeindre des oeuvres inédites « à la façon de ». Ils vont plus loin encore en présentant aux experts une photo de Joséphine Jägers posant devant les tableaux de son mari. En réalité, ils ont eux-même  recomposé ce cliché où Hélène y apparaît grimée comme sa grand-mère Joséphine. La maison de vente Christie’s n’y voit que du feu et met en vente en octobre 1995 Girl With Swan, un tableau censé être peint par Campendonk qui s’envole pour 100 000 dollars. Dès lors, la collection Flechteim est demandée partout, de Drouot à Sotheby’s, et les prix s’envolent. Car avec l’expérience, les Beltracchi vont mettre sur le marché des oeuvres aux estimations les plus folles, créant l’euphorie chez les collectionneurs. L’intérêt suscité par ces toiles qui réapparaissent après avoir dormi pendant près d’un siècle dans un grenier, est irrationnel. Les Beltracchi le savent. Eux-mêmes sont étourdis par les gains colossaux qu’ils amassent, jusqu’à 40 millions de dollars. Avec le temps, aussi deviennent-ils moins vigilants. Le doute d’un collectionneur provoque une première enquête en Allemagne en 1998. Les Beltracchi fuient dans le sud de la France où ils s’offrent le domaine des Rivettes, à Mèze, et se font oublier. Mais les affaires reprennent rapidement. Avec la complicité du marchand d’art Otto Schulte-Kellinghaus, les Beltracchi vont dépasser les limites du raisonnable. Sa meilleure prise : Daniel Filipacchi, éditeur français (Salut Les Copains, Paris Match…), à qui ils vont refourguer un faux Max Ernst (La Forêt II) pour sept millions de dollars. « Je me disais, encore deux pour dix millions, je m’achète un palace à Venise et j’arrête », plaisante aujourd’hui Wolfgang.

Portraits de Hell’s

Mais la supercherie prend fi n le 29 novembre 2006 après la vente d’un énième tableau signé Campendonk (Tableau rouge aux chevaux). Cette fois, l’acheteur souhaite une expertise plus approfondie sur l’authenticité de cette toile. Le laboratoire en charge des prélèvements va relever une erreur de taille : le blanc de titane, un pigment qui n’est apparu qu’après 1920, a été utilisé sur le tableau daté de 1914. Thomas Seydoux se souvient : « Très vite, nous en sommes venus à comparer deux oeuvres côte à côte, un Derain et un Campendonk avec cette même provenance de la collection Flechteim. Les deux tableaux avaient le même procédé de fabrication. »

De fil en aiguille, les experts vont tout désamorcer, l’étiquette trempée dans du café, les toiles de brocantes ré-utilisées, jusqu’à identifier leur provenance : Wolfgang et Hélène Beltracchi sont arrêtés. « En prison, je faisais des portraits de Hell’s Angels, ça m’a sauvé la vie » ironise Wolfgang. Au moment de leur libération en janvier 2015, les Beltracchi sont encore plus célèbres qu’au moment de leur incarcération. La télévision suisse a produit un documentaire de quinze épisodes où Wolfgang réalisait en direct des portraits de stars comme Christopher Waltz, Harald Schmidt, ou encore la princesse Gloria Von Thurn Und Taxis, et a même remporté deux prix dont un pour le meilleur format européen. Un succès qui ne plaît pas aux professionnels. « On parle très peu des dégâts qu’ils ont fait à l’oeuvre d’artistes comme Max Ernst, regrette Thomas Seydoux. Aujourd’hui, si un tableau de sa signature refait surface, les collectionneurs seront très frileux jusqu’à dévaluer son oeuvre. Le côté Arsène Lupin des Beltracchi est séduisant mais il ne faut pas être naïf, leur motivation était financière. »

Libéré en janvier 2015, les Beltracchi exposent aujourd’hui des oeuvres « à la façon de » en collaboration avec des historiens. Leur dernière exposition, intitulé « Kairos, the right moment », à Vienne, est une relecture de 2000 ans d’histoire de l’art. Ironie du sort, la signature Beltracchi se vend désormais jusqu’à 300 000 euros sur le marché de l’art. Mais Wolfgang garde un regard acerbe sur le milieu « Il y a quelques mois, le musée du Louvre Abou Dabi a acheté un Leonard De Vinci pour 450 millions d’euros, le Salvator Mundi. C’est impossible qu’il soit de lui, depuis un siècle les experts le disent et d’un coup, le tableau est restauré et il est certifié ? Dans l’art, une poignée de personne fait la pluie et le beau temps pour leurs propres intérêts. »

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L’inattendu, pour les Beltracchi, se résument peut-être à se promener dans les musées sans tomber sur l’un de leurs faux : « Il y a quelques années à Lausanne, je cherchais l’inspiration lors d’une rétrospective consacrée à Derain, je suis tombé face à un tableau de moi… »

Baptiste Manzinali