Le chat de Karl Lagerfeld fait lâobjet dâun culte dĂ©lirant. Symbole de la vacuitĂ© des rĂ©seaux ou du gĂ©nie de son maĂźtre ? Les deux, mon Kaiser !
DĂ©cĂ©dĂ© le 19 fĂ©vrier 2019, le grand couturier a tout prĂ©vu pour que son animal prĂ©fĂ©rĂ© ne manque de rien. C’est une certaine Françoise qui va continuer de s’occuper d’elle. La gouvernante s’est vue lĂ©guĂ©e une grosse somme d’argent et a reçu une maison pour prendre soin de la chatte de Birmanie.
En 2015, Technikart s’interrogeait sur le pouvoir de sĂ©duction de cet animal auprĂšs du grand public…
« Tranquillisons-nous, Madame ; nous verrons un jour le meÌrite des Chats geÌneÌralement reconnu. Il est impossible que dans une nation aussi eÌclaireÌe que la noÌtre, la preÌvention, aÌ cet eÌgard, lâemporte longtemps encore sur un sentiment aussi raisonnable. Nâen doutez point, dans les socieÌteÌs, aux spectacles, aux promenades, au bal, dans les AcadeÌmies meÌme, les Chats seront reçus ou plutoÌt rechercheÌs. Il est impossible quâon ne parvienne point aÌ sentir que dans son Chat on posseÌde un ami de treÌs bonne compagnie, un pantomime admirable, un Astrologue neÌ, un Musicien parfait, enfin lâassemblage des talents et des graÌces. »
Lire aussi : Le gilet jaune de Lagerfeld : le coup de pub du siĂšcle
L’histoire des chats
Les lignes qui preÌceÌdent ont preÌs de trois sieÌcles. TireÌes de lâHistoire des chats (1727) du treÌs spirituel et treÌs aristocrate François-Augustin Paradis de Moncrif, elles nous rameÌnent en des temps ouÌ les chats suscitaient encore dans la population une meÌfiance superstitieuse, heÌriteÌe de ces croyances moyenaÌgeuses ouÌ le paganisme et lâInquisition se rejoignaient pour faire du moindre mistigri une creÌature du diable. Les chats se virent ainsi longtemps condamneÌs aÌ des existences plus ou moins errantes et aÌ des fins souvent deÌplaisantes â les flammes du buÌcher, entre autres.
Les propos de Paradis de Moncrif (quelle que soit la teneur parodique de son ouvrage) prennent aujourdâhui des allures de propheÌties. Car les chats sont omnipreÌsents, dans les spheÌres priveÌe et publique, et ils font sur Internet, notamment les reÌseaux sociaux, lâobjet dâun culte presque deÌraisonnable⊠Retournement des choses, câest aÌ un buÌcher virtuel, un quasi proceÌs en sorcellerie, quâest promis lâinconscient qui aurait la leÌgeÌreteÌ de professer une quelconque aversion pour les gentils feÌlins. Ce qui nous ameÌne aÌ Choupette, le chat de Karl Lagerfeld, sorte dâapotheÌose de ce retournement spectaculaire.
« Bleu Choupette »
Rappel des faits. Le 15 janvier 2015 aÌ 11h15, sur le compte Twitter de Stephen Gan, ceÌleÌbre reÌdacteur en chef de la presse de mode, on deÌcouvre la photo dâun adorable chaton de cinq mois, prise chez Karl Lagerfeld. Cinq mots pour les preÌsentations : « Voici Choupette, son nouveau chaton. »
Alors que la folie ailurophile est deÌjaÌ bien installeÌe, que des milliards dâhumains contemplent avec attendrissement les millions de videÌos de chats anonymes posteÌes sur YouTube et autres Facebook, une star â une superstar â vient de naiÌtre. Semaine apreÌs semaine, les photos de Choupette, avec ou sans son maiÌtre, se reÌpandent dans la presse et les reÌseaux sociaux ; le « chat fashion » a bientoÌt son compte Instagram et son profil Twitter ; il fait des couvertures de magazines, pose avec des mannequins ; le « bleu Choupette » de ses yeux saphir inspire aÌ son maiÌtre des collections de preÌt-aÌ-porter, de haute couture, mais aussi de maroquinerie ou de maquillage ; deux livres lui sont consacreÌs ; on deÌcouvre son style de vie : deux dames de compagnie, un garde du corps, un sac de transport Vuitton et une valise Goyard, reÌaliseÌs sur mesure, pour ses voyages en avion ; on apprend que Choupette figure sur le testament de Karl Lagerfeld⊠Etc. Etc. Etc.
Extravagances
Les esprits grognons ont le droit de trouver que tout cela est trop too much (voire, pour les plus eÌnerveÌs, absurde, ridicule, honteux, patheÌtiqueâŠ). Mais on est en droit, aussi, de sâen amuser, comme on se reÌjouit des extravagances qui eÌmaillent les biographies dâun Robert de Montesquiou, dâun Raymond Roussel ou dâun Paul Poiret ; on peut eÌgalement admirer le geÌnie avec lequel Karl Lagerfeld manie les codes et les ressorts de lâeÌpoque.
Mais quâon ne sây trompe pas. Contrairement aÌ ce quâune lecture superficielle des choses pourrait laisser croire, le « Kaiser » nâexploite nullement son chat. Il en joue, comme un artiste avec sa muse. La force et la complexiteÌ des liens qui lâunissent aÌ lâanimal en eÌtonneraient plus dâun. Câest du reste sans doute ce qui fait la durabiliteÌ du pheÌnomeÌne Choupette et permet de penser quâaucun nâatteindra avant longtemps une telle renommeÌe et une telle exposition.
PAR JEAN-CHRISTOPHE NAPIAS / PHOTO : KARL LAGERFELD