En mettant Bertrand Cantat en couve de son numéro du 11 octobre dernier, l’hebdo culturel, déjà fragilisé, s’est pris le bad buzz de l’année. Pour mieux retomber sur ses pattes ?
Mercredi 11 octobre, 8h59. La secrétaire d’état à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, balance un de ces tweets indignés dont elle a le secret : « Au nom de quoi devons-nous supporter la promo de celui qui a assassiné Marie Trintignant à coups de poings ? Ne rien laisser passer. » L’incise est accompagnée de la couve des Inrocks mettant à l’honneur le leader de Noir Désir, Bertrand Cantat. Disponible le matin-même dans les kiosques, celle-ci circule en ligne depuis la veille.
Pas de bol : dans la nuit, The New Yorker a publié son enquête sur Harvey Weinstein. Déjà dépeint comme un harceleur dans un premier article du New York Times, voici le producteur accusé de viol. L’affaire explose, les accusations se multiplient… C’est dans ce climat d’extrême tension qu’est accueillie cette promo faite au « féminicide » Cantat (pour reprendre le terme d’une blogueuse). Celui-là même qui, la nuit du 26 juillet 2003, a commis l’irréparable dans une chambre d’hôtel à Vilnius. Immédiatement, les réseaux sociaux s’enflamment. Au sein de la rédaction, c’est l’affolement…
TOP 5 DES VENTES
Tout avait pourtant démarré sur les chapeaux de roue. En janvier 2017, Jean-Daniel Beauvallet, cofondateur des Inrocks et responsable musique du titre, apprend la nouvelle : Bertrand Cantat est au Chili pour l’enregistrement de son nouvel album. Le premier en solo (ayant sorti un album avec son groupe Détroit en 2013). « JD » saute sur l’occasion pour programmer une interview du chanteur. Après tout, Noir Désir est soutenu par le magazine depuis la seconde moitié des années 90 (hormis quelques papiers d’Emmanuel Tellier dans Les Inrockuptibles première période). Le journaliste se rapproche illico du manager de Shaka Ponk, Sébastien Pernice, qui s’occupe également de la carrière post-Noir Désir de Cantat : c’est oui.
Pourtant, depuis la dernière couve Cantat des Inrocks, en octobre 2013, les choses ont bien changé : il y a quatre ans, l’éphémère rédac-chef Frédéric Bonnaud (il succéda à Audrey Pulvar et laissa sa place à l’actuel directeur, Pierre Siankowski) était sur le départ, et Matthieu Pigasse – numéro deux de la banque Lazard France à l’époque, il avait racheté le titre en 2009 – se montrait moins nerveux face aux pertes enregistrées par le magazine. Fini de rigoler, le propriétaire, désormais seul aux commandes de Lazard France, se montre limpide : la nouvelle formule, lancée à la rentrée, ne doit plus être une source d’emmerdes (comprendre : éviter les sujets touchy en se recentrant sur le culturel). Surtout, il leur donne jusqu’à la fin d’année pour « redresser les ventes » (antienne connue).
Alors, quand « JD » revient de La Taillade (dans le Lot), après y avoir interviewé Cantat dans l’un des studios d’enregistrement utilisés pour l’album à venir, la rédaction-en-chef y voit l’occasion de s’offrir une couve vendeuse. Déjà, le numéro « Cantat parle », paru sans trop de remous, s’était hissé dans le top 5 des ventes de l’année. On prend les mêmes et on recommence… « Ce sont Les Inrocks qui ont convaincu Cantat de faire la couve, pas l’inverse », estime d’ailleurs un ancien de chez Barclay. Reste à avertir le propriétaire avant de sortir la une explosive : une fois le feu vert du big boss obtenu, c’est parti…
MEA-CULPA CONTRIT
J-4. Après moult atermoiements, la rédaction-en-chef se décide pour un portrait de Cantat en homme abîmé, avec, hélas, ce titre (« En son nom ») et un extrait d’interview dont la mièvrerie mal placée mettra le feu aux poudres : « La beauté, lentement, en frottant, a retrouvé une petite place. » Euh ?
La veille de la sortie en kiosques, la rédaction est sur le qui-vive. Sianko se permet une blague devant les collègues – « je file m’acheter un K-Way, ça va être un shitstorm ! » – avant de dicter les consignes : « On va tous être sollicités par les confrères, alors personne ne répond aux demandes d’interview. »
Au petit matin, le tweet révolté de madame la secrétaire d’état sonne la charge. Une horde d’internautes lui emboîte le pas, dont quelques personnalités comme Raphaël Enthoven, Josiane Balasko ou la journaliste d’Arte Nadia Daam. Pis, le lundi suivant, le magazine Elle se fend d’un édito bien tourné, avec une mise en page faisant écho à la couve des Inrocks et titré « Au nom de Marie », qui fera le tour des réseaux sociaux : « Le 1er août 2003, Marie Trintignant meurt sous les coups de Bertrand Cantat. Aujourd’hui, elle est un symbole. (…) Marie Trintignant, on ne t’oublie pas. Il faudra davantage que la médiatisation obscène de Bertrand Cantat pour éteindre ta flamme. »
Heureusement pour nos confrères, la tempête ne durera qu’une semaine, vite effacée par les rebondissements de l’affaire Weinstein. La rédaction publiera, le mardi suivant, un mea-culpa contrit : « Un journal est un bloc, mais c’est aussi un groupe d’individus qui, naturellement, ne sont pas tout le temps d’accord sur tout. » Fermez le ban ?
Pas tout à fait. Côté coulisses, les annonceurs du titre présents dans le numéro Cantat, ainsi qu’une poignée d’autres, se plaignent auprès de la régie pub du magazine. Mais hormis ce léger désagrément, on déplore peu de pertes suite à cette couve, partie pour être l’une des mieux vendues de l’année… « Au final, ç’aura été une tempête dans un verre d’eau, relativise un habitué du 24 rue Saint-Sabin (le QG du magazine, dans le onzième arrondissement). Ils ne perdent ni annonceurs ni abonnés, la planète entière a parlé d’eux, et leur proprio – qui jusqu’ici ne leur a jamais dit clairement la place qu’ils occuperont dans le groupement de médias qu’il est en train de se constituer – finira peut-être par clarifier leur situation. Que de bonnes nouvelles ! »
« CADEAU EMPOISONNÉ »
Chez Barclay, maison de disques de Bertrand Cantat depuis le premier album de Noir Désir en 1987, c’est une autre histoire. Victime collatérale du bad buzz généré par la couve, le label ne sait plus comment organiser la promo de ce maudit Amor fati, programmé pour le 1er décembre. Car pour Barclay – qui a changé plusieurs fois de patron depuis le départ de son directeur emblématique Olivier Caillard en 2014 (suivi de celui d’Arnaud Le Guilcher, chef de projet des sorties Noir Désir depuis 2000, cet été) – « l’affaire Cantat » ne fait que commencer. Pourtant, les artistes maison se sont montrés suffisamment corporate pendant le « shitstorm » provoqué par la une Cantat : pas un tweet de travers de Carla, Biolay, etc. ; seule Vanessa Paradis co-signera un message courroucé de sa sœur Alysson, accompagné du hashtag #LesInrocksDeLaHonte… Et si ça se trouve, le label pourra même le sortir, ce premier album solo. Car l’enjeu est ailleurs.
« Ce n’est pas avec la quinzaine de milliers d’exemplaires que peut espérer vendre un nouvel album de Cantat que le label va récupérer son investissement, croit savoir un collaborateur d’Universal (la maison-mère de Barclay). Vous savez, pour nous, Cantat, c’est le cadeau empoisonné de Nègre. » Traduction : à l’époque du procès, le label, soutenu par Pascal Nègre, PDG d’Universal jusqu’en 2016, a englouti des sommes colossales en voulant aider son poulain (acheminement de la famille de Cantat et des autres membres de Noir Désir à Vilnius, règlement de toutes sortes de frais annexes, etc.). Leur raisonnement d’alors ? Une fois le procès passé, le groupe pourrait redevenir la vache à lait d’avant (leur album de 2001, Des Visages des figures, s’étant vendu à plus d’un million d’exemplaires). Le label se fera, enfin, une raison, six ans après le procès. Le 30 novembre 2010, le guitariste, Serge Teyssot-Gay, abandonne le groupe pour « désaccords émotionnels, humains et musicaux avec Bertrand Cantat », déclare-t-il. « Noir Désir, c’est terminé. » Aujourd’hui encore, au sein de leur label, on se gausse : « Les Beatles ont plus de chances de se reformer au complet que Noir Désir. »
Si les ventes de Cantat sont désormais anecdotiques, son ancien groupe reste autrement plus bankable. Or, un coffret « Intégrale Noir Désir » est justement dans les tuyaux chez Universal depuis belle lurette (reste surtout à obtenir l’accord de Serge Teyssot-Gay, les quatre membres du groupe ayant des contrats individuels avec Universal). Et l’album solo de Cantat (« prévu de longue date dans son contrat d’artiste » selon son manager) aurait pu faire une bonne première étape pour tester la température avant la sortie d’un éventuel coffret. Coffret dont la sortie, déjà problématique, est compromise. Merci (très sincèrement) Les Inrocks : c’est toujours ça de gagné !
Par Jacques Tiberi avec LVVR