Les mannequins influenceuses virtuelles peuvent-elles faire la peau aĢ leurs eĢquivalents In Real Life ? Comme ces dernieĢres, elles partagent chaque moment instagrammable de leur existence, participent aĢ des campagnes de commā et prennent lāargent des annonceurs… Mais contrairement aux modeĢles dāorigine, elles ne sont pas snobeĢes par les consommateurs les plus jeunes. EnqueĢte de lāautre coĢteĢ de lāeĢcran.
Jeudi 4 juillet, Paris Rive Gauche. Une centaine de personnes, influenceurs et artistes visuels sont reĢunis devant la galerie futuriste EP7. Ces jeunes curieux nāont pas atterri ici par hasard. Alors que la fashion week sāacheĢve, les douze eĢcrans permanents de la facĢ§ade exteĢrieure du baĢtiment sāappreĢtent aĢ diffuser un deĢfileĢ haute couture de mannequins virtuels. Une premieĢre mondiale. Si lāeĢveĢnement, creĢeĢ par un collectif berlinois, Trashy Muse, est resteĢ confidentiel, il est pourtant au coeur du Ā« fashion putsch Ā» opeĢreĢ dernieĢrement.
Parmis les convives, Cameron James Wilson a fait le deĢplacement dāAngleterre. Ā« La plupart des gens ici sont des artistes et des creĢateurs qui doivent avoir des centaines de milliers de followers en ligne, mais ils sont parfaitement inconnus Ā» sāamuse-t-il. Ce jeune Anglais de trente ans est le brillant geĢniteur de deux des models aĢ lāhonneur ce soir.
Ā« JE NāEXISTE PEUT- EĢTRE PAS, MAIS VOUS POUVEZ ME FAIRE CONFIANCE Ā» – LIL MIQUELA
Shudu, grande creĢature aĢ la peau dāeĢbeĢne, est suivie par 187 000 followers sur son compte Instagram. Sa petite soeur Dagny, qui fait notre couveā, est une rousse tout aussi sublime aĢ la peau claire tacheteĢe de grains de beauteĢ, est la dernieĢre neĢe du studio de creĢation de Cameron, Digitaals. Si elle deĢmarre avec peu de followers, elle a deĢjaĢ fait une campagne en Grande Bretagne pour KFC (elle y pose avec le jeune Colonel Sanders, lui aussi fabriqueĢ aĢ base dāimages de syntheĢse). AĢ chaque fois, les photos sont dignes des shootings les plus mythiques de Vogue etc. Ā« Jāai toujours eĢteĢ treĢs inspireĢ aussi bien par les photos que les illustrations de mode de lāaĢge dāor des anneĢes 70, 80, explique Cameron. Cāest dāailleurs pour cela que mes photos sont treĢs retoucheĢes. Je nāai jamais preĢtendu eĢtre un photographe qui sāinteĢresse aĢ la reĢaliteĢ. Ā»
Ā« SUPERMODEL DIGITALE Ā»
Il y a trois ans, ce photographe de mode originaire de la petite ville costale de Weymouth (dans le Dorset) se lance sur Daz Studio, un logiciel de creĢation 3D en acceĢs libre. Dans sa chambre, aĢ lāaide de tutoriaux, il passe nuits et jours aĢ perfectionner ses creĢations avant de publier les premieĢres images, bluffantes, de Shudu en avril 2016. Le reĢalisme atteint un tel niveau de perfection quāil est par- fois difficile de ne pas percevoir dāhumaniteĢ dans le regard de cet avatar. Une fois ces premieĢres images posteĢes, elles deviennent virales. Cameron se rend compte quāil tient laĢ quelque chose.
Cameron revendique alors Shudu comme eĢtant la Ā« premieĢre supermodel digitale au monde Ā». Et il nāa pas tort. La manieĢre dont il met en sceĢne sa Ā« pure Ā» creĢature, une femme dominante, eĢleĢgante et eĢlanceĢe, rappelle lāideĢal du photo- graphe Helmut Newton qui a marqueĢ preĢs dāun demi sieĢcle de mode. Ā«Jusque dans les anneĢes 1990, elles eĢtaient deĢpeintes comme des femmes fortes, puissantes et dans le controĢle de leur corps et de leur sexualiteĢ. Elles eĢtaient inspirantes dans le bon sens. Aujourdāhui nous sommes confronteĢs aĢ des tendances extreĢmement maigres, aĢ la chirurgie estheĢtique… Il y a un manque de naturel.Ā» Lui qui a shoo- teĢ Joan Collins ou Gigi Hadid a fini par se lasser de lāindustrie et de ces nouvelles contraintes : Ā«Il y a beaucoup moins de grandes campagnes de pub et de budget pour les shootings quāil y a quelques anneĢes. Le seul endroit ouĢ je peux exprimer mon imagination et māeĢchapper aĢ la reĢaliteĢ, cāest dans la creĢation virtuelle.Ā» Deux ans plus tard, Olivier Rousteing, le D.A. de Balmain, lance sa Ā« Balmain army Ā» virtuelle en recrutant trois eĢgeĢries, toutes creĢeĢes par Cameron : Margot, Zhi (Margot eĢtant inspireĢe de la femme francĢ§aise ideĢale telle que Rousteing lāimaginait enfant, et Zhi eĢtant une femme chinoise au visage androgyne) et Shudu. Cette dernieĢre est repeĢreĢe par lāeĢquipe social media de Rihanna ā ils la prennent pour une vraie cliente de ses produits de beauteĢ Fenty ā et elle est aĢ lāaffiche de la dernieĢre campagne Ellesse..
RāNāB PLASTOC
Bien loin de cet ideĢal dāune supermodel intouchable, aĢ lāancienne, la mannequin virtuelle la plus proche de sa fanbase est sans heĢsiter la Californienne Lil Miquela, it-girl et Ā« ava-star Ā» la plus cool de lāeĢre Instagram. PreĢsenteĢe comme une artiste latino ameĢricaine de Los Angeles, elle a 19 ans (son aĢge nāa pas bougeĢ depuis sa creĢation en 2016) et pose depuis trois ans avec ses amis ā reĢels, eux ā aux looks aussi trendy et urbain quāelle, glace aĢ la main dans Chinatown, eĢtendue sur sa serviette de plage en pleine lecture de Just Kid (Patti Smith), ou avec des rappeurs, sur un terrain de basket, sans jamais oublier son partenaire Prada…
Ā« Lil Miquela, ou Miquela Sousa de son āvraiā nom, est devenue une icoĢne de la pop culture, explique Eric Briones, cofondateur de la Paris School of Luxury. Elle est calibreĢe pour eĢtre LA star des millennials : jeune, lookeĢe, et engageĢe Ā». Cette machine au storytelling parfaitement ficeleĢ cumule 1,6 millions de followers et culmine aĢ la huitieĢme place des charts sur Spotify quand elle sort un single de rānāb plastoc, Ā« Not mine Ā». Elle chante, donc elle pense…
Le studio de creĢation derrieĢre ce coup de geĢnie, Burd, est alleĢ encore plus loin dans la sceĢnarisation de sa vie. Car comme toute influenceuse qui se respecte, elle a ses opinions politiques, celles typiques dāune jeune Californienne, progressistes sans eĢtre geĢnantes pour tout partenariat commercial. Et ces opinions, elle les par- tage dans des interviews donneĢes pour BuzzFeed, The Guardian, Vogue… Elle est meĢme alleĢe jusquāau clash avec une autre mannequin virtuelle, Bermuda, militante pro-Trump climatosceptique eĢgalement creĢeĢe par le meĢme studio, qui lui a deĢclareĢ la guerre en piratant son compte.
Cette histoire instabolesque, imagineĢe de toutes pieĢces, a surtout fait exploser les compteurs en terme de visibiliteĢ et permis une valorisation de Brud, son studio de creĢation, aĢ hauteur de 125 millions de dollars. ReĢsultat : la breĢche sāest ouverte aĢ une seĢrie de studios challengers comme Shadows, SuperPlastic et Toonstar. Mais le niveau imposeĢ par Brud nāest pas si facile aĢ concurrencer. Ā« Ils ont mis la barre treĢs haut et, honneĢtement, je ne pense pas quāil y ait la place pour une vraie concurrence Ā» ajoute Briones. Pourtant, il est lui-meĢme aĢ lāinitiative de la creĢation de GaiĢa, un humanoiĢde elfique creĢeĢ en collaboration avec Wands, une agence de commu- nication visuelle speĢcialiseĢe dans le luxe baseĢe aĢ Paris. Il y a un an, les eĢtudiants de sa Paris School of Luxury ont travailleĢ sur plusieurs personnages avant de choisir GaiĢa : une blonde, cheveux treĢs courts, allure futuriste et dents du bonheur, aux oreilles pointues. Un humanoiĢde elfique qui tranche avec lāultra reĢalisme de Shudu, Dagny et Lil Miquela. Mais ce choix est assumeĢ. Ā«Quand Brud a lanceĢ Lil Miquela, aĢ aucun moment lāagence nāa eĢteĢ claire sur ce quāelle eĢtait, rappelle Muriel Ballayer, la responsable marketing de Wands, que nous retrouvons dans leurs locaux eĢpureĢs de la rue de Babylone (Paris 7eĢme). Beaucoup de gens ont trouveĢ cĢ§a treĢs āconfusantā, est-ce quāelle est reĢelle ou virtuelle ? Du coup, lāagence a mis en sceĢne la reĢveĢlation : Lil Miquela pleurait et disait āmon creĢateur māa dupeĢ, je ne suis pas humaine, je suis un robot.ā CāeĢtait treĢs malin de leur part, mais nous avons estimeĢ que le contrat de transparence doit eĢtre treĢs fort avec les milleĢniaux, quāon ne peut pas leur mentir. Donc nous, on est parti du principe quāon allait jouer carte sur table avec un personnage elfique.Ā»
COUVEā AVEC ROITFELD
Si lāagence Wands et la Paris School of Luxury sont les premiers en France aĢ avoir capteĢ le potentiel marketing de ces mannequins virtuels assumeĢs, lāAllemand Joerg Zuber avait anticipeĢ le concept. Directeur de la creĢation dāune agence de design et de commā munichoise, il est le creĢateur de Noonoouri, petite brune au visage exageĢreĢment manga qui compte 310 000 abonneĢs sur Instagram. Ā« Jāai imagineĢ Noonoouri quand jāeĢtais tout petit, confie t-il. Je reĢvais dāun personnage meĢdiatique engageĢ aupreĢs des animaux, de la nature et une militante feĢministe Ā». (Autrement dit, elle posseĢde toutes les qualiteĢs pour se placer entre les followers millennials et les marques deĢsireuses de toucher celles-ci.) Joerg dessine numeĢriquement les premiers contours de son visage il y a 8 ans avec les designers de son agence, Opium Effect, et tente de trouver un investisseur pour lui donner vie. Sans succeĢs.
Fin 2017, il donne vie aĢ Noonoouri via les reĢseaux sociaux et reĢussit aussitoĢt son pari en signant des contrats avec Marc Jacobs, Dior, Versace. AduleĢe par Kim Kardashian et Naomi Campbell, elle enchaiĢne les couves depuis quelques mois : Madame Figaro aux coĢteĢs de Carine Roitfeld, Vogue Chine, Cosmopolitan CoreĢe… Cette creĢature nāa pourtant rien de reĢel : Ā« Je ne voulais surtout pas quāelle se substitue aux humains rappelle Zuber. Cāest eĢvident quāelle nāest pas reĢelle. Elle a quelque chose dāonirique, elle est treĢs petite, nāa pas de voix et deĢpend totalement de moi. Le monde est sa maison, elle est la porte-parole de ceux quāon nāentend pas et lāamour est sa religion. Ā»
Agences et creĢatifs lāont bien compris. Dans leur queĢte de transparence et dāauthenticiteĢ, les millennials preĢfeĢrent avoir affaire aĢ un avatar creĢeĢ par CGI (images de syntheĢse) quāaĢ une eĢnieĢme blogueuse faussement ingeĢnue pour vanter les meĢrites du it-bag de la saison. Au moins, le contrat est clair. Digital supermodel, gynoiĢde, humanoiĢde, digital influencers, brand avatar, tous jouent aujourdāhui cette carte de Ā« lāauthenticiteĢ virtuelle Ā». Dāailleurs, quand Prada fait appel aĢ Lil Miquela, en deĢbut 2018, pour quāelle soit preĢsente (on se comprend) aĢ la fashion week de Milan, lāun des slogans annoncĢ§ant sa participation est limpide : Ā« I may not be real but you can trust me Ā» (Ā« Je nāexiste peut-eĢtre pas, mais vous pouvez me faire confiance Ā»). Eric Briones va encore plus loin : Ā« Lāavatar de demain, cāest GeĢant Vert ou le Bibendum. Ces mascottes de marque avaient disparu, mais les reĢseaux sociaux ont fait renaiĢtre cette ideĢe quāun personnage fictif est plus honneĢte quāun humain sous contrat. Ā» Les influenceurs de chair et dāos ont du souci aĢ se faire…
BAPTISTE MANZINALI
PHOTO : Cameron-James Wilson