SCREAMIN’ JAY HAWKINS EN 98 : UN BLUESMAN DANS LE 92

SCREAMIN’ JAY HAWKINS

Début des années 1990 : à 62 ans, Screamin’ Jay Hawkins, « le sorcier du rhythm’n’blues », s’installe à Levallois-Perret (92). Paris découvre alors toute l’énergie contagieuse de cette légende des années 1950. Notre reporter est parti à la rencontre des amis français de ce Levalloisien d’adoption.

Quelques secondes après le passage à l’an 2000, un grand bug. Dans les toilettes d’un appartement parisien cossu, Romain Duris, protagoniste de la comédie d’anticipation romantique Peut-être de Cédric Klapisch, reçoit du sable sur la tête. Il découvre qu’en lieu et place du plafond, un trou le surplombe. Il grimpe sur les toilettes, s’y glisse maladroitement. Là, Paris est recouvert de sable… Nous sommes désormais en 2070, et Duris doit répondre de ses actes lors de la soirée du nouvel an – fera-t-il ou non cet enfant incarné par Jean-Paul Belmondo en train de disparaître ? Alors qu’il tente d’échapper à son futur, dévalant les dunes qui ont remplacé les collines, il se fond dans une foule en train de danser un slow mystique, orchestré par un vieux bluesman à la voix de Stentor. On entend : « Give me one “bisou”, give me two “bisous”… Maybe ! Maybe ! ». C’est Screamin’ Jay Hawkins qui harangue la foule et chante un nouveau blues. Duris se prend au jeu, et danse. Mais comment le bluesman, lui, s’est-il retrouvé ici, et dépouillé des gris-gris qui l’accompagnent ordinairement sur scène (un serpent en plastique autour du cou, un crâne nommé Henry, ou encore des papiers qu’il fait brûler), à chanter par-dessus une mélodie moderne, bricolée sur ordinateur ?

Le titre favori de Serge Gainsbourg ? « Constipation blues »
NO COMMENT_
Le titre favori de Serge Gainsbourg ? « Constipation blues »… Et celui de Screamin’ Jay Hawkins ? Certainement « Torrey Canyon ».


Retour en décembre 1998. Trois jours avant le tournage de cette scène surréaliste, Loïk Dury, conseiller musical pour le film (et longtemps directeur des programmes de Radio Nova), est devant la porte de Screamin’ Jay Hawkins. « Je sonne, raconte-t-il. Je demande “Mr. Jay” à sa femme. Elle l’appelle, puis il descend bruyamment les escaliers. Devant moi, un homme grand, large d’épaules, le regard fixe. Agressif, il me demande ce que je veux. Je lui réponds qu’on souhaite le faire jouer et chanter dans un film en train de se tourner… Il me répond : “C’est 10 000 dollars en cash !”, et il claque la porte ! » Le lendemain, accompagné du producteur Farid Lahouassa, Loïk Dury retourne voir Screamin’ Jay Hawkins avec l’enveloppe pleine de « cash ». Le musicien, étonné, dit : « You’re crazy on me… You’re crazy on me ! ». Il prévient ses musiciens, et leur demande de ramener leurs instruments pour le lendemain. « Le problème, poursuit Loïk Dury, c’est que nous n’avions alors plus de budget pour racheter les droits d’une musique de Jay. » C’est avec Doctor L, du groupe Assassin, qu’il sample le soir même un film passant à la télévision. Ils y ajoutent un piano, une contrebasse. « Arrivé sur le plateau le lendemain, détaille-t-il, je fais écouter la prod à Jay : “Mais ça ne va pas ! Je ne fais pas de rap !”, fulmine-t-il. Et il part dans sa loge, agacé. » L’équipe installe le plateau, le temps presse. Dury avait également pris la peine d’écrire des paroles. Il va donc voir Screamin’ Jay dans sa loge pour les lui donner. « Il me demande de lui montrer comment la chanter, cette chanson. J’entends que la scène doit commencer dans trois minutes, alors j’éructe le texte. Je commence à craquer… Là, il me regarde, surpris, et dit : “Elle est superbe ta chanson, on y va ! » Devant une cinquantaine de figurants, le showman venu de l’Ohio improvise finalement sa performance avec ses musiciens jouant des instruments fabriqués par la production. La sauce prend, on entend, au générique, les figurants s’amuser et chanter à sa suite.

jay Hawkins


Quelques jours après le tournage, Screamin’ Jay Hawkins est dans le studio du compositeur « malfrat », et l’admirant, Rud Lion, pour enregistrer les bandes audios du morceau. Mais sa voix est cassée. Ne restera donc de cette étrange mais culte scène uniquement l’audio capté par son micro-cravate lors du tournage.

IMAGE SULFUREUSE

L’aventureuse vie de Screamin’ Jay Hawkins peut se résumer en une citation : « Et c’est ainsi que m’est venue l’idée de devenir un clown », (Dazai Osamu, Déchéance d’un homme, 1948). Après une courte carrière de boxeur amateur, il débute en tant que chanteur pour le théâtre des armées, lors des campagnes militaires sanglantes de l’US Army puis de l’US Air Force, au Vietnam, en Corée, puis au Japon, de 1939-1945. Dans ses prestations humoristiques, il joue du saxophone ténor et chante, lorsqu’il n’est pas au combat ou fait prisonnier et enfermé dans un camp. Il rêve de faire carrière à l’opéra, mais impossible à une époque où le Minstrel Show peint des blancs en noirs pour les caricaturer dans les théâtres. Dans l’interstice que lui offre le rock de l’époque, et en même temps que se développe la société du divertissement, il débusque son credo : chanter avec l’art de l’outrance, qu’il tient de son éducation avec la communauté Blackfoot (il grandit avec des Pieds-noirs d’Algonquin). Il se crée un personnage, investit ses morceaux de celui-ci, de sorte que les blancs ne pourront pas le piller, comme le blues d’alors. C’est ainsi qu’il invente une version baroque du blues, qu’on pourrait rapprocher du théâtre traditionnel Nô, de l’art du Kabuki, des traditions vaudous et de la Commedia dell’arte – une performance démesurée au service d’une voix puissante de baryton. Jalacy Hawkins devient Screamin’ Jay Hawkins, l’oiseau hurlant. Un showman dont l’acte de naissance véritable est le 28 décembre 1957 pour le Freed Xmas Show, organisé par Alan Freed (j’ai trouvé cette information dans le numéro « hiver 2010 » de Chéribibi). Il fait son apparition sur la scène dans un cercueil. Le happening choque, sa carrière est lancée. Mais s’il connaît un succès relativement important dans les années 1950 et 1960, il enchaîne plusieurs albums sans grand succès, et se légendifie tôt, autour de son image sulfureuse.

Jay Hawkins
I LOVE PARIS_
Le premier à s’intéresser à Screamin’ Jay Hawkins en France est un certain Jack K. Netty (l’un des pseudonymes de Boris Vian). À partir de 1957, il publie les premiers disques du bluesman avec le label Fontana.

 

« JOUER DANS VOTRE FILM ? 10 000 DOLLARS EN CASH ! » — SCREAMIN’ JAY HAWKINS À LOÏK DURY


C’est en France que sa carrière renaît, courant des années 1980. Il se produit régulièrement au jazz-club Lionel Hampton, à l’Hôtel Méridien (écoutez I Put a Spell on You, Frémeaux & Associés, ndlr) dans le 17e arrondissement. Dans ce lieu pour connaisseurs, son aura est appréciée. « Ça a été une révolution pour le club », raconte Viviane Sicnasi, alors à la direction artistique du Méridien, et agent de Screamin’ Jay Hawkins. Quand, sur une scène habituellement classieuse, il sort d’un cercueil et fait un long morceau à propos de la constipation, alors une foule hétéroclite s’empare du club de jazz, et le club le programme de plus en plus. « C’était osé ! Il ne pouvait plus faire cela aux États-Unis », note Sir Ali, alors voix de Radio Nova, qui se lie rapidement d’amitié avec le musicien. Buveur de vin (il arrête de boire en 1995, ndlr), fumeur de Lucky Strikes… À Paris, Screamin’ Jay Hawkins est dans ses éléments.

Jay Hawkins
THE DEAD DON’T DIE__
Le morceau fétiche de Jim Jarmusch ? « I Put a Spell On You », qu’il utilise dans Stranger Than Paradise, en 1984. Il retrouve les traces de son idole pour jouer dans Mystery train, cinq plus tard.


D’autant qu’il s’amourache d’une fille, Colette. En 1992, il s’installe chez elle, rue du Président Wilson (Levallois-Perret), dans un petit appartement à cent mètres du disquaire Boogie. Il vient y acheter les disques de Lynn Hope, de Samuel Charters, de Bill Doggett et d’Amos Milburn – tout en faisant mine d’ignorer ceux de Fats Domino avec qui il se serait brouillé plus jeune. Dans la boutique, il se fait remarquer pour ses talents de vendeur – c’est le meilleur pour vendre ses propres disques, appâtant la clientèle en parlant de Serge Gainsbourg, un de ses fans, et l’arpentant jusqu’au bac où trône son I Put a Spell on You. Dans sa Renault 19, il klaxonne, interpelle à tout-va – il est connu dans le quartier. Mais comme le personnage de Dazai Osamu, ce clown magnétique et rayonnant se drape d’un masque, qui cache les cicatrices de ses années de guerre. Son passé chaotique d’enfant adopté et bagarreur, et des réflexes hérités du racisme étasunien lui collent à la peau. Il vit dans le noir, regarde des journées durant les JT américains ; il n’a que très peu d’amis ; souffre d’une certaine paranoïa et ne veut recevoir les journalistes qu’à l’étage de Boogie. Chacun des musiciens français que j’ai interrogés et qui ont joué pour lui (le guitariste Franck Ash, le trompettiste Daniel Vernhettes, et le saxophoniste Didier Marty), m’ont rapporté le même étonnement vis-à-vis de la confiance qu’il leur donnait. S’il s’attachait à quelqu’un, c’était pour la vie. Même si en Europe il prend sa revanche sur les blancs américains, la peur de tout perdre est toujours là, à la manière de Nina Simone, qui a popularisé son plus grand titre, « I Put a Spell on You ».

APPARITIONS AU CINÉMA

Dans le film documentaire I Put a Spell on Me, réalisé par Nicholas Triandafyllidis, on découvre les images du dernier concert de Screamin’ Jay Hawkins, le 11 décembre 1999, à Athènes, au Rodon Club. Il y interprète ses classiques – « I Put a Spell on You », qui raconte la fin d’une histoire d’amour avec détresse et ironie ; « Alligator wine », son ode vaudouesque au vin ; et le gaguesque « Constipation blues », qui lui valut de passer à l’émission « Rock Machine » en 1983 en compagnie d’un Serge Gainsbourg hilare, lequel avait publié son conte pétomane trois ans auparavant chez NRF-Gallimard, Evguénie Sokolov. Quoique la foule ait attendu une heure que Screamin’ Jay Hawkins termine les négociations de son contrat avec les producteurs grecs, le show est une réussite ; les images donnent envie d’y être, et d’utiliser n’importe quel prétexte pour venir soigner une mauvaise humeur auprès de son humour, contre sa voix de baryton puissante. Le film clôture ainsi une importante liste d’apparitions au cinéma pour Screamin’ Jay Hawkins. Celui dont il a tiré le plus de fierté est Mystery train de Jim Jarmush, dans lequel il interprète un réceptionniste d’hôtel qui accueille un couple de Japonais. « C’était un de ses rêves ! Parce qu’à son temps, personne ne rentrait dans un hôtel si le réceptionniste était un black ! », commente Sir Ali. Aurait dû s’ajouter un film de Jim Jarmusch sur la vie de Screamin’ Jay Hawkins, et de Nicholas Triandafyllidis, qui voulait filmer un concert qui n’a pas vu le jour. Il lui avait proposé de le produire à l’opéra d’Athènes, mais il est décédé trop tôt, le 12 février 2000. Il est certain que ce concert manque aux archives de l’humanité.

AT LAST_

S’il n’a pas réalisé son rêve d’opéra, Screamin’ Jay Hawkins, qu’on imagine grandiose sur une composition de Francesco Cavalli, réussit la fin de sa carrière. En 1997, avec le guitariste de son band, Franck Ash, il enregistre un album avec de nouvelles compositions, At Last. Le producteur Patrick Mathé met la main à la poche, et le duo part enregistrer à Memphis, dans la nouvelle adresse du studio de Sam Phillips (l’homme ayant déniché Elvis). En compagnie de la rythmique du Muscle Shoals Studio, à raison de cinq heures de jeu par jour, ils enregistrent treize morceaux, dont une reprise du titre de Bob Marley, « I Shot The Sheriff ». « Il ne voulait pas ! », assure Franck Ash. Screamin’ Jay Hawkins n’indique à aucun des musiciens ce qu’ils auront à jouer. Il arrive au studio en fin de matinée, se met au piano, et joue ; tout se fait ensuite à l’oreille. « Je découvre tout cela dans le studio, poursuit Franck. Depuis deux ans que je jouais avec lui, nous ne faisions que des reprises, avec souvent les mêmes concerts à répétition. » Bien que Screamin’ Jay Hawkins soit agacé du résultat à son retour en France, Patrick Mathé s’étant permis d’ajouter aux sessions d’enregistrements des violons et de l’orgue, le succès du disque lui permet de remplir l’Olympia en 1998, d’où est issue un double album live, sur lequel ses choix artistiques sont respectés.

« IL NE POUVAIT PLUS FAIRE SON SHOW AUX ÉTATS-UNIS… » – SIR ALI 

 

Jay Hawkins
À CHICAGO_
Aux côtés de son guitariste Franck Ash, Screamin Jay Hawkins enregistre son dernier album studio (At Last) et s’assure une place de choix au panthéon des bluesmen de Chicago.

C’est avec une soixante d’années de retard, donc, que je me mets désormais à groover sur du blues. Je n’avais certainement jamais entendu un morceau aussi franchement « good vibes » que la version de « Stand by me » par Screamin’ Jay Hawkins. Thanks mister, that’s why, désormais, I call you « Jay » !


Par
Alexis Lacourte
Photo Vincent Lignier