Quand Nicolas Ker surgit en 2006, Technikart voit illico en lui un héros. Benoît Sabatier, qui s’occupe alors de la musique au magazine, n’a cessé de le défendre. Et de l’aimer. Il lui rend hommage.
Nous sommes chez moi, tous assis. Sauf lui. Nicolas marche. Quatre pas dans un sens, il déclame, « Ah, Jim Morrison ! », demi-tour, « Il a tout volé à Jim Kerr ! », quatre pas dans l’autre sens, « C’est comme l’Isle-Adam, qui lui… », demi-tour, « …s’est servi sans vergogne… », quatre pas, « …chez Ian Curtis ! », et là, tout en déambulant, il éclate de rire, on croirait entendre un pingouin sautant à l’élastique, une succession de hoquets délirants qui se transforment en chant, puisqu’il entonne maintenant Joy Division, « Portrayal of the trauma and degeneration / The sorrows we suffered and never were free », tout en s’approchant de la table – va-t-il enfin s’asseoir ? Non, il saisit son verre, le siffle, nous prend à témoin, « Tu vois c’que j’veux dire ? », et repart, trois pas dans un sens, trois dans l’autre, discourant maintenant à tue-tête sur les évidentes connexions entre Your Arsenal et En rade, avec un petit détour par Anne Clark et un nouveau sifflage de verre. Une soirée avec Nicolas, ces nuits passés ensembles, c’est pas de tout repos. Pourtant, moi, je reste le cul sur ma chaise. Pourquoi, avec les drinks qu’il descend, reste-t-il si maigre ? Il doit faire 100 bornes dans une journée, tout le temps debout, jamais en place. Et puis jacasser autant, ça élimine sûrement les calories. Faire continuellement tourner ses méninges aussi. Si l’un d’entre nous décroche, si l’on se met à parler d’autre chose alors qu’il a embrayé sur les rapports entre la choucroute et Robert Smith, barytonnant « I was cold as I mouthed the words / And crawled across the mirror », il tente de reprendre la main à coup de « Tu vois c’que j’veux dire ? » ; sans jamais se poser – pas étonnant que sur scène, il soit aussi possédé, épileptique.
Je me rappelle parfaitement nos trois dernières soirées ensemble. Pourquoi ? Un choc : il était soit couché, soit assis. Chez lui, son nouvel appartement, allongé sur son lit, à me passer toutes sortes de vieilles démos pour me prouver que ces ébauches valaient mieux que les versions produites – n’importe quoi. Sur le dos, à l’horizontal, double aberration. Et son ultime live à la Maroquinerie, une sidération, tristesse : le derrière sur un tabouret – surplace inédit, concert bouleversant.
EN DEHORS DES PASSAGES PIÉTONS
À Technikart, tout au long des 90’s, je privilégie tout ce qui semble faire avancer le schmilblick – les artistes issus de la techno, house, drum’n’bass, electro, french touch. Quand débarquent, au début des années 2000, les Strokes et Libertines, j’arrête de voir l’électronique comme seul avenir. Le cas par cas s’impose, place à des nouvelles marottes, The Streets, Jay Reatard, MGMT, Koudlam… Et donc Poni Hoax, en 2005. Je craque sur « Budapest », surtout pour son gimmick de synthé, à rendre maboule. Puis sur « She’s on the Radio », pour la mélodie, le son. Et la voix. Quel chant ! Qu’il ne soit pas toujours parfaitement calé, que l’accent anglais soit approximatif, j’en sais rien, en tout cas, ces intonations altières, ce lyrisme plombé, j’entends des liens de parenté avec tous les chanteurs que j’adore – Nick Cave (sans la Bible), Billy MacKenzie (le côté Castafiore en moins), Julian Casablancas (version Goutte d’Or), Frank Tovey et, bien sûr, Bowie. Je réalise alors pour Technikart des compilations, illico je récupère deux morceaux chantés par Ker – pour 2007-2008 Remixés, « Lonely Hearts » (signé Joakim), et pour Sampler Hors-Série Musique 2008, « Coming Home » de son autre formation, Paris. Nicolas bouffe à plusieurs râteliers, il a soif, et faim. Quand Laurent Bardainne le prend dans Poni Hoax, il a déjà 35 ans, met les bouchées doubles, et même triples, puisqu’il chante également dans Paris et Diplomatic Shit.
« LE MONDE ? MAGNIFIQUE ET ABOMINABLE À LA FOIS ! LIS LE SATYRICON ! RIEN NE BOUGE ! »
Il incarne tout ce que j’attendais. La France de l’époque s’est mise à célébrer la « nouvelle chanson » des Delerm-Biolay-Bruni. Nicolas, c’est le contraire, politiquement, esthétiquement. Autodestructeur ? Il voit surtout grand. Pas un petit limonadier. Nouveau demi-tour, « Bowie, j’aime tout, même ses pires disques… », trois pas dans l’autre sens, « …et finir avec Blackstar, non mais, c’est fou, quelle hauteur, putain Blackstar, c’est si grand, autant prendre Bowie comme modèle… », il va me demander si je vois ce qu’il veut dire, se retient, on a compris. C’est ce qui frappe rétrospectivement : Poni Hoax aurait dû être un groupe de l’envergure des Depeche Mode, Radiohead, U2, Oasis, une énorme formation internationale. Quels artistes des années 2000/10 peuvent se vanter d’avoir enregistré quatre albums d’un tel niveau, aussi flamboyants, créatifs, impactants ? Pourquoi Arcade Fire, Franz Ferdinand et Interpol décrochent-ils la timbale alors qu’à l’évidence Poni Hoax les écrase ? Des musiciens surdoués, des bêtes, plus un chanteur charismatique, sensationnel, pour un alliage musical surpuissant – pour résumer : Iggy Pop façon LCD Soundsystem. Trop anglo-saxon pour l’Hexagone ? Il eut fallu qu’ils sachent gérer leur carrière comme Phoenix. Déficit de gestion. Surplus d’anticonformisme. Ni épicier, ni mouton, avec cette fâcheuse manie de traverser en dehors des clous – et de faire demi-tour, trois pas, un verre de plus.
LE ROCK, CULTURE FUNÈBRE
Une centaine de concerts, rencontres, interviews, soirées, chez moi, chez lui, sa maison gratos du 18ème, en face d’un spot à crack. Il marche, gauche-droite : « Le proprio a disparu au Mali, je paye pas de loyer, c’est comme ça que j’ai pu, avec juste un RMI, me consacrer à la musique. Quand je suis venu loger ici, je m’habillais avec un manteau en fourrure léopard, j’étais maquillé. Les lascars me voient, “Hé pédé, hé pédé !”, on s’est fighté plusieurs fois la première année. Le plus baraqué, le roi, je l’ai vu tomber dans l’héro, sombrer comme une vieille merde, il s’est rapidement fait lui-même tabasser par des petits lascars, des nouveaux… J’ai fumé de l’opium, mais grâce à un clapet de sécurité, j’ai arrêté. Robert Smith n’a jamais été tox ! » Rire de dément, tout en marchant. « Tu vois c’que j’veux dire ? »
Il est né en 1970 au Cambodge alors que le pays entre en guerre. « Le roi Sihanouk est renversé par son général, soutenu par la CIA. Sihanouk fait alors un pacte avec le diable, Pol Pot, qui bute tout le monde autour de lui. Mon père, proviseur de lycée français, était venu enseigner au Cambodge, c’est là qu’il a rencontré ma mère, fille d’aristocrates. Mon grand-père maternel était le chef du protocole royal. Sihanouk, dans sa biographie, décrit sa mort, étouffé dans la jungle avec un sac en plastique. On a pu filer à Shangaï, puis en Turquie. » Istanbul, Le Caire, La Réunion, La Courneuve, bac, premier groupe avec Olivier Forest (Ape Sex), maths sup, Nicolas abandonne les études pour écouter Jesus And Mary Chain et Taxi Girl, lire Burroughs et Nerval, monter un nouveau projet (Hollywood), maudire la french touch, et via le forum Technikart.com, se lier avec Axel Bonard, avec qui il crée Dior, qui devient Paris. Bonard se barre, reste Ker et le grand Michaël Theis, auxquels se joignent Nicolas Villebrun et Arnaud Roulin, de Poni Hoax. Nicolas va aussi chanter pour ces génies du conservatoire – avec l’immense Bardainne, fusion déchaînée. Un supergroupe né au mauvais moment au mauvais endroit ? « C’est pas cool la France, t’en a pas marre toi ? », il arpente la pièce. « Les gens qui vont pas bien, on leur enfonce la tête sous l’eau, ça crée un climat vraiment désespéré », demi-tour, « Mais le monde, mec, c’est toujours le même ! », il siffle un verre, « Magnifique et abominable à la fois ! Lis Le Satyricon ! Rien ne bouge ! Jamais ! », sauf lui, puisqu’il repart dans l’autre sens, me regardant, flippé, « Tu vois c’que j’veux dire ? ».
Nicolas m’envoyait des morceaux qu’il enregistrait pour Camélia Jordana ou Julien Doré, me demandant mon avis. Mais qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Ces morceaux étaient (et le sont toujours) fantastiques. Alors que Poni Hoax, après avoir foiré une signature chez Sony et rallié le meilleur label français, Pan European Recording, a dû jeter l’éponge. Leur niveau musical n’a jamais décliné, par contre, moralement et physiquement, c’était dur. On voit la dégradation à travers deux films splendides, Drunk in the House of Lords de Matthieu Culleron et Pierre Chautard (2009), avec un groupe cinglé, punk, incandescent, et Tropical Suite d’Agnès Dherbeys (2017), avec des musiciens las, un chanteur aux fraises. Dans l’électricité de nos soirées, je ne voyais pas comment la flamme pouvait vaciller, Nicolas, toujours fiévreux, passionné, regorgeant de projets. C’est naturellement qu’Arielle Dombasle est apparue dans le paysage. Elle a tourné avec Klaus Kinski : chanter avec Ker, c’était des vacances. Elle lui a trouvé un logement quand il s’est fait jeter de sa maison, je suis passé le voir dans ce nouveau lieu, Arielle aussi était de passage. Séparément, ces deux-là sont des numéros ; les voir ensemble, un feu d’artifice.
Nicolas n’écoutait plus que les derniers disques de Nick Cave, ceux où plane la mort. Un soir où il avait fini par s’asseoir, peut-être fatigué par lui-même, il m’avait dit : « Je retourne à Bowie, ou Morrissey, Scott Walker, de toute façon je ne m’enthousiasme plus, je ne suis plus possédé par les disques comme je l’étais par White Light/White Heat. Tu vois c’que j’veux dire, ça me déprime, j’ai l’impression d’être dans une culture morte, je reviens à Jeffrey Lee Pierce, aux morts en fait. » Je vois ce que tu veux dire : depuis 2006, je reviens sans cesse à Poni Hoax, à Paris, à Nicolas Ker, mes Blackstar à moi. Ashes to Ashes, funk to funky.
Par Benoît Sabatier
Photo Agnes Dherbeys
DR