WILLIAM “FUCKING” FRIEDKIN, HOMMAGE

William Friedkin technikart

Ange exterminateur d’Hollywood, William Friedkin a mis en scène une série de classiques vénéneux : French Connection, L’Exorciste, Le Convoi de la peur, Cruising, Police Fédérale Los Angeles, Bug… Il est mort le 7 août à Los Angeles à 87 ans.

William Friedkin a réalisé French Connection, L’Exorciste, Le Convoi de la peur ou Police Fédérale Los Angeles, soit certains des meilleurs films américains des années 70/80. On le croyait immortel mais Friedkin – un des derniers grands du Nouvel Hollywood, avec Scorsese, Coppola ou De Palma – est mort à Los Angeles à 87 ans. Surnommé « Billy le dingue », il devient après le triomphe de L’Exorciste l’être le plus arrogant du monde qui tyrannise ses acteurs, vire à tour de bras ses techniciens, insulte les patrons de studios. Après l’échec de Sorcerer, sorti en même temps que Star Wars, la carrière de Friedkin connaît des hauts (Cruising, Police fédérale Los Angeles) et des bas (Traqué, Jade) et dans les années 2000, Billy délaisse le ciné pour l’opéra.

William Friedkin
William Friedkin


En interview, William Friedkin était le plus charmant des hommes. Il vous appelait par votre prénom, s’évertuait à vous faire rire, citait Marcel Proust dans le texte ou Samuel Beckett, évoquait Alban Berg. Je l’ai interviewé à plusieurs reprises sur une trentaine d’années et comme il savait que j’avais écrit un livre sur Henri-Georges Clouzot, il me régalait d’anecdotes sur sa rencontre avec le metteur en scène du Salaire de la peur. Voici donc quelques extraits de nos rencontres au fil des années. Merci Billy !

FILMER POUR SAUVER DES VIES

Mon premier film, The People VS Paul Crump, était un documentaire que j’ai réalisé pour sauver un Afro-américain qui allait griller sur la chaise électrique. Le film a permis de rouvrir son procès. Mon premier film avait déjà pour but de sauver une vie et c’est ce qui s’est passé : il a été gracié ! C’est ainsi que j’ai commencé ma carrière de cinéaste. Je faisais du cinéma pour sauver des vies… et je suis parti à Hollywood (rires) ! Mais là-bas, tout ce qui les intéresse, c’est de faire du fric.

FRENCH CONNECTION

Je voulais simplement réaliser un polar un peu différent. J’ai été très inspiré par le film de Costa-Gavras, Z. J’avais déjà réalisé pas mal de documentaires, mais je ne savais pas quelle forme donner à mon film. Et l’approche semi-documentaire de Costa-Gavras m’a convaincu.

L’EXORCISTE

C’est un film sur le mystère de la foi. Vous savez Marc, c’est un film basé sur une histoire vraie. J’ai lu le livre de William Peter Blatty bien sûr, mais aussi les comptes rendus dans les journaux comme le Washington Post de l’exorcisme qui a inspiré le roman. Et j’ai été choqué, effrayé par ce que j’ai lu. Mon matériau de base, ce n’était pas celui des films d’horreur habituels, mais des événements inexpliqués, inexplicables. C’est pour cela que le film – que j’ai mis dix mois à filmer – est toujours aussi effrayant. L’autre raison de la réussite du film, c’est la qualité de l’interprétation. Les acteurs étaient parfaits dans leur façon de jouer des gens ordinaires.

L'Exorciste

 

SORCERER

À cause de mon arrogance, Steve McQueen a quitté le projet et Lino Ventura aussi. Évidemment, le tournage a été TRÈS tendu ! Est-ce que c’était drôle ? Pas du tout ! Tout ce que vous voyez à l’écran, nous l’avons créée sur le plateau. Il n’y avait pas d’effets spéciaux numériques, pas d’images de synthèse. C’était avant la dictature de l’image numérique et des films de super-héros. Chaque détail représentait une menace mortelle pour nous. Sur le tournage, de nombreuses personnes sont tombées malade ; moi-même, j’ai attrapé la malaria et j’ai perdu 30 kilos. C’était une expérience incroyable et assez traumatisante pour les acteurs et toute l’équipe. On savait que l’on pouvait être, au mieux, blessé, au pire, mourir.

CRUISING

Avec Al, nous étions toujours d’accord, nous n’avons eu aucun problème, jamais de la vie. C’est une légende… À l’époque de Crusing, la communauté gay sortait tout juste du placard. Mon film se passait dans le milieu S.M. et cela n’a pas plu et ils ont pas mal perturbé le tournage. Moi, je n’y avais même pas pensé, c’était juste un décor génial pour un film de serial killer. Mais ces morts mystérieuses d’homosexuels à New York, c’était le sida, même si on ne savait même pas ce que c’était à l’époque.

CRUISING

KILLER JOE

Les films ont des origines variées. Certains proviennent de mon imagination, d’autres de faits divers, de livres ou de pièces de théâtre. J’ai adapté deux pièces du Texan Tracy Letts, un dramaturge que j’adore car nous partageons la même vision du monde. Je n’ai pas d’à priori, si l’histoire est bonne, je fonce. Et Killer Joe est simplement un des meilleurs scripts que j’ai lu de ma vie. Au fait, un certain nombre de films que l’on considère maintenant comme des classiques sont à l’origine des pièces de théâtre. Casablanca est inspiré de la pièce Everybody’s comme to Rick’s. Tout ce qui est dans le film était dans la pièce, tourné intégralement en studio, à l’exception de la scène finale filmée à l’aéroport de Burbank. Cabaret, Un tramway nommé Désir, La Mélodie du bonheur : que des pièces ! Ce qu’il y a de formidable avec une pièce de théâtre, c’est la qualité de l’écriture.

TOUJOURS LE MÊME FILM

Oui, je pense que je réalise toujours le même film. Mes personnages sont prisonniers de leurs espoirs, de leurs rêves et ils commettent des actes désespérés pour échapper à leur condition. Je ne sais pourquoi je suis attiré vers ces personnages, mais avec de tels personnages, les situations sont dramatiques. Les gens qui n’ont pas le choix font des choses désespérées et c’est la base d’une bonne histoire dramatique, comme Œdipe roi et d’autres classiques de littérature, je pense à Madame Bovary, une femme qui fait des choses désespérées car elle est prisonnière de ses espoirs et de ses rêves.

STUDIO

Aucun gros studio ne ferait un film comme Killer Joe. Les gros studios sont frileux et ils ne produisent que des comédies minables, des films de super héros ou des films inspirés de jeux vidéo. Je ne regarde même pas ce genre de films, alors pourquoi j’en tournerai un ? Ce ne sont pas des films pour moi, ils sont certainement destinés à un public. En 45 ans, je n’ai trouvé que 16 histoires à raconter au public. Et je n’ai sûrement pas envie de me répéter.

« BILLY LE DINGUE »

Ma réputation, mes coups de gueule et coup de sang, tout cela a été largement exagéré, Marc (rires). Il est vrai que j’ai tiré des coups de feu sur mes plateaux, mais c’était pour provoquer une certaine réaction de mes acteurs. Et je tirai à blanc ! Mais vous savez, George Stevens le faisait avant moi, quand il tournait en studio Le Journal d’Anne Frank. Il tirait au flingue pour plonger ses acteurs dans l’angoisse, pour leur faire ressentir la peur de la famille Frank face aux nazis. J’ai lu un article là-dessus dans Life Magazine et j’ai décidé de faire la même chose sur L’Exorciste, puis sur d’autres de mes films. Et ça marche ! Un acteur ne sera jamais effrayé par la sonnerie d’un téléphone, mais si vous tirez un coup de feu, vous aurez une incroyable expression d’angoisse.

VIOLENCE

Regardez l’œuvre de Shakespeare, avec qui je n’oserai jamais me comparer : Othello est violent, Jules César est violent. La tragédie grecque est violente, lisez Sophocle ! La violence est au cœur de la nature humaine. L’humanité a toujours été en guerre. Un pays en envahit un autre, sans aucune raison. Pourquoi avons-nous 80 000 hommes en Afghanistan ? La violence de l’homme est à peine représentée au cinéma ou au théâtre. Je ne glorifie en rien la violence, je la déteste. Mes films ne provoquent pas la violence, ni le Batman, avec ce dingue qui est allé tuer les gens dans une salle. Il aurait été inspiré par la violence du film ? Je n’y crois absolument pas ! Ce n’est pas le cinéma qui est responsable de cette violence, ce sont les armes !

OPÉRAS

Mon ami le chef d’orchestre indien Zubin Mehta m’a dit que je devrais mettre en scène un opéra. J’en avais jamais vu aucun ! Pour le décourager, je lui ai répondu que je ferais bien Wozzeck ou  Lulu d’Alban Berg, deux opéras atonaux. Il a feuilleté son agenda booké sept ans en avance et m’a répondu  « Ok, je ferais Wozzeck avec toi dans deux ans à Florence si tu t’y mets dès maintenant. » Ma femme m’a encouragé, me disant que ce serait fun, que l’on allait vivre à Florence… J’ai mis en scène une douzaine d’opéras et ma façon de tourner a changé grâce à cette expérience. Avec Bug et Killer Joe, je me suis concentré sur l’essentiel : les personnages, les situations auxquelles ils sont confrontés.

RÉALISATEUR

Le réalisateur n’est pas le plus important sur le plateau, vous êtes simplement le coordinateur. L’histoire est primordiale, comme les personnages et les acteurs. En tant que réalisateur, je n’ai qu’à créer une ambiance agréable pour les acteurs et les techniciens se sentent en confiance et soient créatifs. Si vous avez raté votre casting, votre film ne fonctionnera pas, quel que soit le réalisateur.

AUTEUR ?

(Il se marre) Marc, je ne me considère pas comme un auteur, je laisse cela aux autres, cela n’a aucune importance. Cette idée d’André Bazin, que le réalisateur est l’auteur du film est très intéressante, mais qu’est-ce que cela veut dire, qui s’en soucie ? Si j’aime un roman, je me fous de son auteur. Je n’aimerais peut-être pas son prochain livre. Pour moi, il n’y a que l’histoire et les personnages. Bazin a fait beaucoup pour l’importance des réalisateurs. Mais je vous garantie que les pionniers du cinéma, les premiers réalisateurs américains ou français ne se considéraient pas comme des auteurs. Ils mettaient en scène, tout simplement.

BLU RAY

C’est le meilleur procédé, c’est bien mieux que le 35 mm, d’ailleurs, je tourne maintenant en haute définition Avec le numérique, il n’y a pas de rayures, de poussières, c’est la perfection. Je n’ai jamais eu une copie satisfaisante, elles étaient toujours abîmées, rayées, trop bleues, trop vertes… Avec le numérique, je contrôle parfaitement la densité, la colométrie, la luminosité. Et vous avez sur votre télé ce que j’avais dans mon viseur quand je tournais. Oubliez la copie 35 de French Connection ou le souvenir que vous en aviez, l’image que je voulais il y a plus de 40 ans, c’est celle du Blu Ray ! Je travaille actuellement sur une nouvelle sortie de Sorcerer.

PREMIER SOUVENIR CINEMATOGRAPHIQUE

None but the Lonely Heart (film de 1944, avec Cary Grant, NDR), au Pantheon Theatre de Chicago. J’avais quatre ans et quand les lumières se sont éteintes, j’ai commencé à hurler. Nous sommes sortis de la salle et je ne suis pas retourné au cinéma avant des années…

LE FILM DE VOTRE VIE

Citizen Kane d’Orson Welles, le film qui m’a donné envie de faire ce métier. Un chef-d’œuvre que j’ai visionné à 20 ans. Puis j’ai découvert les réalisateurs français des années 50-60. Henri-Georges Clouzot et son formidable Salaire de la peur, Alain Resnais, Jean-Pierre Melville dont j’aime par-dessus tout Le Samouraï, Truffaut, Godard, Rivette… À l’époque, j’ai vu absolument tous les films de la Nouvelle vague. Tous ces films étaient très populaires aux États-Unis. Les films de Godard, Fellini, Resnais passaient en salles, dans tout le pays. J’ai grandi à Chicago et il y avait quatre ou cinq cinémas réservés aux films étrangers. Et ces salles étaient pleines à craquer.

CINÉASTES PRÉFÉRÉS

Joseph L. Mankiewicz : Eve, La Comtesse aux pieds nus… En fait, quasiment tous ses films, sauf Cléopâtre (rires). Et puis Rossellini, Fellini, les premiers Bertolucci et Antonioni : L’Eclipse, Le Désert rouge, Blow up, L’Avventura. Un des plus grands réalisateurs qui soit. Au Japon, Akira Kurosawa et Kaneto Shindô (Onibaba) m’ont beaucoup impressionné. J’aimais les comédies musicales de Stanley Donen, Vincente Minnelli, les premiers Kubrick. Et bien sûr Alfred Hitchcock. Je place au-dessus de tout Psychose, Sueurs froides, La Mort aux trousses. Je l’ai rencontré à Hollywood quand j’ai tourné le dernier épisode d’Alfred Hicthcock présente. Mais je pense que Clouzot est aussi important qu’Hitchcock. Il faut revoir ses films ! Parmi les contemporains, j’adore Mickael Haneke. Caché, l’extraordinaire Funny Games, La Pianiste. Je pense que c’est un metteur en scène merveilleux.

ÉCHEC

Certains de mes films ont eu du succès, d’autres pas du tout. Je ne peux m’empêcher de penser à la phrase de Samuel Beckett : « Essaie à nouveau. Échoue à nouveau. Échoue mieux. » C’est vraiment le fond de ma pensée. J’ai appris de toutes mes expériences. Tout ce que nous faisons est un échec. Nous échouons, par rapport à ce que nous avions en tête. Le mieux que je puisse faire, c’est de faire moins pire la prochaine fois…


Par Marc Godin