TAHAR RAHIM, METHOD ACTOR « PRÊTS POUR LA SUITE ? »

Tahar Rahim technikart 247

Avec The Mauritanian, le film coup de poing de Kevin MacDonald, l’acteur de 39 ans met en lumière le traitement inique réservé à un prisonnier de Guantanamo. Et livre une perf’ qui le propulse dans un club extrêmement fermé… Dernière interview avant la consécration internationale ? 

« La claque. » Le message envoyé par notre critique cinéma à la sortie de la projo’ de The Mauritanian est étrangement lapidaire pour un membre de sa corporation. Pourtant, ayant découvert le film de Kevin MacDonald quelques jours plus tôt, je le comprends. Car, afin de faire connaître l’histoire de Mohamedou Ould Slahi, ce Mauritanien envoyé à Guantanamo peu après le 11 septembre 2001 (innocenté au bout de sept ans, il y passera sept de plus avant d’être enfin libéré), le réalisateur a eu la riche idée de la confier à Tahar Rahim. L’acteur s’y donne corps et âme. Les scènes de torture sont insoutenables, la noblesse d’esprit dont fait preuve Mohamedou transformerait le pire va-t-en-guerre en pacifiste viscéral, et les changements physiques que s’inflige Rahim feraient pâlir les De Niro, McConaughey et DiCaprio d’envie (eh oui, avec ce rôle, le gamin de Belfort intègre un club on ne peut plus fermé)…

Nous retrouvons « the hardest working-man in cinema » (dixit un ami producteur en paraphrasant James Brown) un vendredi après-midi de février. Nous sommes à quelques jours des Golden Globes et à quelques semaines de la diffusion sur Netflix du Serpent, série dans laquelle il joue un serial-killer stylé à l’œuvre dans les seventies… Dix ans après sa première couve Technikart, Tahar Rahim semble avoir gardé intacte cette niaque tranquille qui le distinguait déjà. Pendant l’interview, il se montrera sérieux, affable, fin, le tout mâtiné d’un professionnalisme très L.A… À l’époque, ce magazine s’enthousiasmait pour « celui qui s’annonce comme le plus grand acteur français de sa génération ». Cette fois-ci, nous devons nous demander si cet acteur, désormais capable de jouer en anglais comme en français, n’est pas en passe de devenir le « plus grand acteur de sa génération » tout court.  


Avec The Mauritanian – rôle pour lequel tu as été nominé par toutes les plus grandes cérémonies d’awards –, tu retrouves le réalisateur Kevin MacDonald, dix ans après votre première collaboration. Comment se sont passées vos retrouvailles ?  
Tahar Rahim : Avec Kevin, on se connaît depuis L’Aigle de la Neuvième Légion, sorti il y a dix ans. Et j’avais une petite frustration suite à ce tournage – pas dûe au rôle, ni au film, mais dans la relation que j’espérais vivre avec ce réalisateur. Je ne parlais pas assez bien l’anglais, donc forcément ça freine. Et depuis, on discutait de temps en temps, on prenait un verre quand j’allais à Londres. Un jour, il m’envoie un texto : « Tahar, je pense avoir un bon rôle pour toi. Je t’envoie le script. » 

Et là, tu découvres l’histoire de Mohamedou Ould Slahi. 
Et au fur et à mesure de la lecture du scénario, je suis traversé par des sentiments très ambivalents. Je suis fâché de découvrir cette histoire, triste de savoir ce qu’il a subi, mais aussi complètement émerveillé de découvrir cette âme-là. Mohamedou a été capable de transcender la rancœur, la colère, et de les transformer en pardon, c’est un message magnifique. 

Alors qu’il a passé 15 ans à Guantanamo dans une cellule de 2m²… 
Depuis sa sortie, il est devenu un ambassadeur incroyable du pardon. Il ne demande aucune compensation, tout ce qu’il veut, c’est être libre. Que les gens comprennent qu’il ne faut pas avoir peur de ceux qui ne vous ressemblent pas. Que se mettre dans la peau des autres permet de mieux les comprendre – et se comprendre soi-même. C’est un message humaniste extraordinaire, et je voulais faire partie des gens qui se battent pour lui rendre justice… Au delà de la question de la culpabilité : on ne torture pas les gens. Soit tu payes ta dette envers la société et tu vas en prison. Soit t’as rien fait, et on te laisse libre. 

« IL S’AGISSAIT DE SUIVRE MES ÉMOTIONS, ET ELLES M’EMMENAIENT DANS DES ENDROITS INEXPLORÉS. »

 

Tu l’as rencontré ?
Oui, mais je voulais d’abord « verrouiller » toutes les questions qui existaient dans ce livre avant de me présenter à lui. Et quand je le vois, c’est un moment inoubliable. Je rencontre un mec drôle, avenant, rempli de vie, très attentif à l’autre, qui met de la musique et chantonne. C’est presque difficile de croire qu’il a traversé tout ça. Et puis quand on se met à parler des moments les plus sombres, de la torture, je l’ai dis plusieurs fois, mais c’est frappant : il change tout de suite, ses yeux partent un peu ici et là, et tu vois tout le trauma remonter. Tu réalises que la douleur et les blessures sont là, et qu’elles resteront. Mais qu’il les maintient à distance. Donc je me suis senti très con et j’ai arrêté de poser des questions. On a parlé de tout et de rien, je l’ai beaucoup observé afin de comprendre cette philosophie qu’il a atteint. 

Jouer le rôle de quelqu’un de très frêle physiquement et d’une force mentale indestructible, c’est du pain béni pour un comédien ? 
Bien-sûr, il y avait un challenge physique à relever. J’ai dû perdre beaucoup de poids très rapidement – 10 kilos en deux semaines et demi, en mangeant deux blancs d’œuf matin, midi et soir –, puisque je tournais Le Serpent, pour lequel j’étais très musclé juste avant. Je me suis fait violence, parce que j’avais besoin que, physiquement, ça marche. 

Et pendant ces deux semaines et demie de jeûne, tu es comment ?
À fleur de peau ! Le moindre coup de vent, tu le sens. La moindre énergie, positive ou négative, elle te traverse. L’erreur, c’est d’essayer de contenir tes émotions. Je me suis dit : « Fais pas l’acteur, laisse sortir et suis. » J’ai suffisamment de métier, je connaissais mon rôle, le script… Là, il s’agissait de suivre mes émotions, et elles m’emmenaient dans des endroits inexplorés. J’ai appris depuis que les acteurs de théâtre du temps de Molière jeûnaient avant leurs représentations pour avoir ce rapport pur à l’émotion. 

Donc tu te préparais aux scènes les plus difficiles alors que tu étais à fleur de peau. 
Oui, j’avais besoin d’expérimenter tout ce qui avait trait à la torture (sans me mettre vraiment en danger, on avait des codes pour l’éviter) : j’ai porté des menottes, subi le waterboarding… Sur le tournage, on a fait en sorte qu’avec les seaux d’eau, l’eau était aussi froide que celle qui avait été jetée à Mohamedou. Ça n’a rien à voir avec du masochisme, et tout à voir avec l’idée de toucher une forme de vérité. Ce n’est plus de la performance, c’est de l’expérimentation. Quand tu es acteur, c’est ce dont tu as envie à chaque fois. Alors que tous les personnages, tous les films, ne le permettent pas. Tu fantasmes sur l’idée de devenir quelqu’un d’autre à 100 %. 

Faut-il alterner ce genre de rôles avec d’autres, plus plan-plan, pour ne pas devenir fou ? 
Je ne sais pas. Si je devais en enchaîner trois comme ça, ça pourrait être dur.  Je ne sais même pas si physiquement je tiendrais. Alors mentalement… 

Le rôle t’est resté après la fin du tournage ?
J’ai mis trois semaines à sortir de ce personnage. Je ne peux pas expliquer pourquoi, ça ne m’était jamais arrivé avant. En général, c’est : fête de fin de tournage, quatre-cinq jours de vacances quelque part, et c’est réglé. Bon, là, on a tourné dans un laps de temps très condensé : 26 jours de tournage, 12 heures par jour sans pause déjeuner du lundi au samedi… Si je devais en enchaîner trois comme ça, je ne sais pas si je tiendrais. 

À l’époque, De Niro enchaînait les rôles les plus durs avec des comédies. DiCaprio, lui, se permet de prendre des vacances d’un an entre deux rôles…  
Mais il n’y a pas que le coût physique et mental. Tu as besoin de revivre des expériences, hors plateau, pour te « nourrir » en tant qu’être humain. Et quand tu nourris l’humain, forcément tu nourris l’acteur.


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Technikart 247 Tahar Rahim

Entretien Laurence Rémila
Photo : Arno Lam