ROCK ET CHÂTIMENT

Gustave Rudman

Il y a seize ans, sa carrière de rockeur prometteur se terminait en garde-à-vue. Pas épargné par le sort, Gustave Rudman a trouvé la rédemption grâce à la musique classique, à la foi et à des collaborations inattendues. Portrait d’un artiste inclassable qui doit autant à Jean-François Bizot qu’à Jean-Sébastien Bach.

DĂ©cembre 2006 : on interviewe les Naast dans les bureaux de leur label, Source Etc. Ils ne sont pas tous majeurs mais tous très lookĂ©s, avec dans leur discours une forme de superbe oĂą leurs ennemis voient de l’arrogance. Le leader, Gustave, ne manque pas de charisme, ayant hĂ©ritĂ© de l’allure de sa mère, ancienne mannequin – ce qui lui fait un point commun avec Julian Casablancas. Les Naast sont en plein buzz, s’apprĂŞtent Ă  sortir leur premier album, Antichambre, vont assurĂ©ment tout casser. Ă€ l’arrivĂ©e ? La jeune scène rock parisienne fait pschitt, les Naast se sabordent (nous verrons comment) et seuls les BB Brunes tirent leur Ă©pingle du jeu en connaissant un relatif succès populaire.

Les annĂ©es ont passĂ©. De temps en temps, on entendait parler en bien de Gustave par des gens de talent (le producteur Adrien Durand, l’écrivain Boris Bergmann). Gustave s’était mis Ă  la musique classique, il Ă©tait devenu producteur, il avait bossĂ© pour The Weeknd, Mika ou Sia, il avait changĂ© de patronyme, on le croisait Ă  Londres, puis Ă  nouveau Ă  Paris, on retrouvait sa trace Ă  Los Angeles… Dernièrement, il est rĂ©apparu dans la mode : lors de l’une des dernières collections Balenciaga, Naomi Campbell, Kim Kardashian, Bella Hadid et d’autres dĂ©filaient sur sa musique. « C’était un peu surrĂ©aliste, un concentrĂ© de pop-culture Â», sourit Gustave Ă  la rĂ©daction oĂą il est passĂ© nous voir en juin. Depuis 2006, il a pris quelques kilos. Il a surtout emmagasinĂ© une expĂ©rience qui mĂ©rite d’être racontĂ©e.

OPTION THÉÂTRE

Gustave naĂ®t en aoĂ»t 1988 d’une mère suĂ©doise et d’un père anglais, Paul Rambali, qui a du sang indien et italien. Journaliste après avoir Ă©tĂ© disquaire grâce Ă  Marc Zermati, Rambali a bossĂ© au NME dans les annĂ©es 1970, puis Ă  The Face dans les annĂ©es 1980. Ă€ l’arrivĂ©e de Gustave il quitte l’Angleterre pour s’installer en France, d’abord Ă  Paris, puis rapidement Ă  Joinville-le-Pont, non loin de la propriĂ©tĂ© de son ami Jean-François Bizot Ă  Saint-Maur-des-FossĂ©s. Petit, Gustave frĂ©quente donc la bande d’Actuel : « Tous les mercredis et les samedis on allait lĂ -bas, oĂą il y avait les amis de mon père. J’ai rencontrĂ© très tĂ´t plein de gens intĂ©ressants – un vrai privilège. Je me souviens de Bernard Zekri, LĂ©on Mercadet, Patrice Van Eersel… Bizot avait une aura, un cĂ´tĂ© messianique, c’était une figure fĂ©dĂ©ratrice. Mon père disait que c’était un gĂ©nie, mais sa maison Ă©tait dans un bordel invraisemblable. C’était mon argument ultime quand mon père me reprochait de ne pas ranger ma chambre : je lui disais que je faisais comme Jean-François ! Â»

Gustave Rudman
IL JOUAIT DU PIANO DEBOUT_ 

Gustave est un garçon atypique. L’ancien fils spirituel de Jean-François Bizot travaille ces jours-ci sur un opĂ©ra conceptuel. Avec lui, il faut s’attendre Ă  tout.


Bizot fait Ă©couter le Velvet Underground Ă  Gustave, Ă©levĂ© par ses parents au son de la soul et du reggae, et au visionnage rĂ©pĂ©tĂ© de Yellow Submarine et de Fantasia : « Ă‡a a nourri ma psychĂ© : le rock et la musique classique associĂ©s Ă  l’image Â». Ayant appris le piano « sans ĂŞtre un enfant prodige Â», Gustave arrive vite Ă  l’adolescence et tĂ©lĂ©charge du rock Ă  la papa type Stooges, façon de faire une psychanalyse : « J’avais une relation compliquĂ©e avec mon père, et le rock Ă©tait une manière inconsciente de recrĂ©er du lien, et de me sentir exister. En 2004, mon père m’a emmenĂ© Ă  la Brixton Academy de Londres voir un concert des White Stripes. On se parlait peu, et ça a pris une signification Ă©norme. J’ai Ă©tĂ© Ă©lectrocutĂ© par la simplicitĂ©, juste deux musiciens sur scène. Dans le public, des gens jeunes et bien habillĂ©s. Il y avait de la vie lĂ -dedans… Â»

Le retour Ă  Joinville-le-Pont est difficile. Au lycĂ©e d’Arsonval de Saint-Maur, Gustave traverse un « dĂ©sert psychologique Â», ne se reconnaissant pas parmi les gandins de sa gĂ©nĂ©ration, « restant attachĂ© Ă  ce rĂŞve des White Stripes Ă  la Brixton Academy Â». Par l’entremise de son père, il Ă©crit quelques articles dans Rock & Folk, ce qui lui permet « d’aller Ă  des concerts gratuitement et d’apprendre Ă  synthĂ©tiser des idĂ©es Â». PrĂ©cisons qu’il fait option théâtre. Background culturel et prĂ©sence scĂ©nique, il a toutes les cartes en main pour monter et mener un groupe, ce qu’il fait en s’associant avec son voisin Nicolas, batteur de son Ă©tat.

PAPIERS ÉLOGIEUX

Nous sommes au milieu des annĂ©es 2000 : initiĂ© par les Strokes Ă  New York en 2001, le retour du rock peine Ă  s’infiltrer dans une France gouvernĂ©e Ă  la fois par la Star Academy (cĂ´tĂ© Universal/TF1) et par la variĂ©tĂ© chic Ă  la Carla Bruni (cĂ´tĂ© NaĂŻve/France Inter). « Très peu de groupes vĂ©hiculaient alors cette Ă©nergie rock dans Paris Â», exception faite des excellents Parisians. Les Naast assurent un soir leur première partie au Cruiscin Lan, un pub irlandais vers Châtelet. C’est l’étincelle.

Très vite, un lieu, le Bar III (rue de l’Ancienne-ComĂ©die), s’impose comme incontournable : « C’était Raw Power ! Une expĂ©rience cathartique, de la pure libĂ©ration Ă©lectrique. Â» Rappliquent les Brats et les Plastiscines, puis les Shades et Boris Bergmann : « Nous Ă©tions principalement des banlieusards, sauf les Second Sex qui venaient de l’École Alsacienne, du 6e arrondissement. On a eu ensuite une image de bourges, ce que nous n’étions pas. C’était un peu lourdingue, et injuste – Jeff, qui jouait dans les Naast, venait d’une citĂ©. Â» Branco de Phoenix parraine cette scène, servant de « mentor Â» Ă  Gustave, tout comme la romancière Georgina Tacou et Yarol Poupaud, « très gĂ©nĂ©reux, toujours prĂŞt Ă  aider Â». La bande fait la fĂŞte chez Patrick Eudeline Ă  Pigalle, et a droit Ă  des papiers Ă©logieux dans Rock & Folk. Puis le Gibus rĂ©cupère le mouvement en organisant des soirĂ©es, oĂą se greffent au passage les BB Brunes, qui abandonnent leur son massif Ă  la Blink-182 pour surfer sur la vague garage-rock : « Le Gibus nous a institutionnalisĂ©s, les maisons de disques sont arrivĂ©es… Ce n’était que le dĂ©but de notre scène mais dĂ©jĂ  pour moi la fin de quelque chose. J’ai dĂ©couvert l’exposition mĂ©diatique, et je n’ai pas aimĂ© ça, je l’ai très mal vĂ©cu, retrouvant la solitude que je vivais au lycĂ©e. On nous traitait de bĂ©bĂ©s rockeurs avec mĂ©pris, façon de minimiser une gĂ©nĂ©ration qui avait quelque chose de lumineux. Il y a eu lĂ  une perte d’innocence. Â»

« J’ÉTAIS VENU POUR FAIRE DE LA MUSIQUE ET JE ME RETROUVAIS DANS UNE CELLULE. JE N’AVAIS QUE 18 ANS… Â»

 

Les Naast sortent Antichambre et partent en tournĂ©e. HĂ©las, la province les attend avec une hostilitĂ© fĂ©roce : il est question de faire la peau aux minets parigots. Le 24 mars 2007, un concert dĂ©gĂ©nère Ă  Bègles. Dans une grosse bagarre, Gustave est contraint de prendre une fourchette pour se dĂ©fendre et atteint malencontreusement Ă  l’œil le bassiste du groupe Cowboys in Africa : « Je l’ai blessĂ© par accident, et par la suite il n’a eu aucune sĂ©quelle. Mais quand mĂŞme… J’y ai pensĂ© toute cette nuit-lĂ , en garde-Ă -vue puis au dĂ©pĂ´t, allongĂ© Ă  regarder le plafond. J’étais venu pour faire de la musique et je me retrouvais dans une cellule. Je n’avais que 18 ans. Je me suis dit que ce chapitre Ă©tait fini Â».

REPRISE DES ÉTUDES

En pleine descente dostoĂŻevskienne genre Raskolnikov du rock, Gaspard Ă©coute Ravel, Lalo Schifrin, Burt Bacharach : « Ă‡a m’a rebranchĂ© Ă  Fantasia, j’ai compris que c’était ça mon langage Â». Ayant dĂ©couvert le prog-rock grâce Ă  Adrien Durand, il Ă©crit un deuxième album « hyper cryptique Â», enregistre des dĂ©mos mais arrĂŞte les Naast. Il renonce aussi au nom de son père (Rambali), pour faire inscrire sur son passeport celui de sa mère (Rudman) : « Je voulais avoir une page blanche, ĂŞtre anonyme, voir si j’avais de la musique en moi ou si je n’étais qu’un imposteur. J’ai eu la chance de ne pas ĂŞtre dans la drogue Ă  cette Ă©poque-lĂ  : j’aurais vraiment pu me suicider. Je n’avais quasiment pas de ressources. J’ai fait une musique de dessin animĂ© qui m’a permis de payer mon avocat et de vivoter. Je me sentais coupable. C’était très lourd Ă  assumer... Â»

Heureusement, il rencontre l’amour (une histoire qui durera dix ans) et, se sentant apaisĂ©, il reprend des Ă©tudes, d’abord Ă  la Schola Cantorum puis au Conservatoire national supĂ©rieur de musique et de danse de Paris, Ă  la Villette : « J’ai travaillĂ© dur, jour et nuit. C’était une question de vie ou de mort. Ă€ la Schola Cantorum, mon prof Pierre Doury, ancien organiste de Saint-Sulpice, me voyait comme un chien fou Ă  dresser. J’ai appris le contrepoint et Ă©coutĂ© Bach. Il faut savoir que j’ai Ă©tĂ© baptisĂ© protestant. Par Bach, j’ai renouĂ© avec la foi. Il y a dans sa musique une profondeur qui aide Ă  accepter son destin. J’ai dĂ©cidĂ© de ne plus me poser de questions, d’avoir un rapport mystique Ă  la vie. Je me voyais comme un criminel, et Bach m’a fait comprendre qu’il y a autre chose au-dessus de nous. Â»

En 2011, miracle : le producteur d’Antichambre, Julien Delfaud, prĂ©sente Gustave Ă  Woodkid, qui cherche quelqu’un pour faire des arrangements sur le titre « Iron Â». Gaspard saute sur l’occasion : « C’était gĂ©nial : une façon d’expĂ©rimenter ce que j’apprenais dans mes Ă©tudes, d’enregistrer des cuivres, etc. Je suis parti d’accords que j’avais travaillĂ©s en cours de contrepoint, des trucs qu’on peut jouer Ă  l’orgue. Ce morceau m’a sauvĂ©. J’avais existĂ© comme artiste par l’image, et cela me prouvait que je pouvais exister comme artisan. Ça m’a redonnĂ© confiance Â».

Chez Sony, Guy Moot se dit que Gustave pourrait mĂŞler pour d’autres pop et classique. Il le fait venir Ă  Londres et l’introduit Ă  Labrinth : « Je n’étais pas fan au dĂ©but, mais j’ai vu chez lui plein de vieux synthĂ©s, un vocoder ayant appartenu Ă  Herbie Hancock. Labrinth aussi a Ă©tĂ© blessĂ© par l’industrie musicale. Ça a Ă©tĂ© et ça reste une grande rencontre amicale et artistique : il m’apprend la production, l’électronique, et je lui apporte des principes de composition, d’orchestration et d’harmonique. Â»

Après quelques annĂ©es dans l’ombre (bossant pour Mika ou Sia), il dĂ©cide de ne pas resigner avec Sony, las d’être « l’esclave des stars Â». Une fois de plus, son ange gardien vole Ă  son secours : « J’étais Ă  nouveau dans un no man’s land psychologique, j’étais perdu, fauchĂ©, ma copine m’avait quittĂ©, j’avais des moments de dĂ©rĂ©alisation… Je me suis retrouvĂ© Ă  un dĂ®ner Ă  Los Angeles avec le manager de Labrinth, qui est aussi celui de Miley Cyrus. Je me demandais ce que je foutais lĂ , mĂŞme si j’essaie dĂ©sormais de profiter des incongruitĂ©s de la vie. Labrinth m’a prĂ©sentĂ© Ă  Sam Levinson. Un peu nerveux sur sa vapoteuse, ce dernier m’a montrĂ© un Ă©pisode d’Euphoria. J’ai dit que j’imaginais une musique comme celle de RĂ©pĂ©tition d’orchestre de Fellini, un truc Ă  la Nino Rota. Quelques mois plus tard, HBO m’a contactĂ©. Â»

Comme toujours dans les moments décisifs de sa vie, Gustave coupe tout et file en Suède, dans le Värmland, où la famille de sa mère possède une petite maison au bord d’un lac, coupée du monde. Requinqué, il compose deux morceaux de la BO d’Euphoria, et enchaîne avec celle de Tranchées de Loup Bureau.

VIRAGE CLASSIQUE

Nouveau rebondissement dans une trajectoire qui n’en manque pas : Ă  la Mostra de Venise oĂą TranchĂ©es est prĂ©sentĂ©, sa musique est repĂ©rĂ©e par ClĂ©mande Burgevin, qui en parle Ă  des amis qu’elle a chez AlaĂŻa. Et voici Gustave propulsĂ© compositeur pour AlaĂŻa, Gucci et Balenciaga : « L’industrie de la musique est franchement dĂ©gueulasse, elle broie les gens de talent. Le monde de la mode, contre toute attente, est beaucoup plus humain. C’est très crĂ©atif. On peut s’y exprimer librement, avec des moyens et de la considĂ©ration Â». La mode l’a-t-elle sauvĂ© Ă  son tour ? « Ne mets pas ça comme titre d’article, attention ! Dis plutĂ´t que j’ai sauvĂ© la mode ! Bon, je dĂ©conne… Â»

Le virage classique de Gustave peut faire penser Ă  celui, plus rĂ©cent, de Thomas Bangalter. Que pense-t-il de lui ? « Je l’ai rencontrĂ© juste avant qu’il sorte son disque, par Melvil Poupaud, et on a parlĂ© de tout ça. J’ai Ă©tĂ© très touchĂ© par sa musique, et par le fait qu’il arrĂŞte un duo aussi installĂ© et iconique que Daft Punk pour aller vers ce qu’il aime. Dans l’hindouisme, qui m’intĂ©resse Ă  causes des racines indiennes de mon père, il y a cette idĂ©e que la destruction fait partie de la crĂ©ation. Je l’ai dĂ©jĂ  fait, et je le referai. Â»

S’il ne compte pas arrĂŞter la mode, qui lui permet de crĂ©er « des compositions Ă  part entière Â», Gustave est dĂ©jĂ  dans une autre Ă©nergie : « J’ai rencontrĂ© Vanessa Beecroft Ă  Los Angeles l’étĂ© dernier. Elle a faite toute l’identitĂ© visuelle de Kanye West depuis 2008. C’est une artiste de gĂ©nie, je ne connais personne d’aussi brillant. Elle m’a demandĂ© de faire la musique pour une performance produite par Kanye West qu’elle a montĂ©e Ă  la CinecittĂ  de Rome avec trois cents femmes. Ses Ĺ“uvres sont des tableaux vivants absolument fascinants. Elle est plus âgĂ©e que moi, elle a 54 ans, elle m’emmène ailleurs. On a des projets ensemble, dont un opĂ©ra. Ça m’excite beaucoup, ce sera pour l’annĂ©e prochaine… Â» 

Carrière peu banale, dĂ©cidĂ©ment, que celle de Gustave Rudman. Qui en convient en riant : « Au dĂ©but, j’en avais honte. Ă€ 34 ans, bientĂ´t 35 ans, j’aime ce voyage, cette aventure mystique qu’est la vie. Je suis Ă©merveillĂ© de ce que la musique m’offre comme expĂ©riences. Je me souviens que, plus jeune, je voulais avoir un des parcours les plus bizarres de l’histoire de la musique. Eh bien, c’est en train de m’arriver ! Â»

Single « Two Shadows Â» (Forever Changes).


Par Louis-Henri de La Rochefoucauld
Photos Vanessa Beecroft