REQUIEM POUR UN CHEVALIER

Franck Knight Chevalier

Pilier du Technikart du début des années 2000 avec sa rubrique « Around Midnight », Franck « Knight » Chevalier nous a quittés. Ce photographe au regard perçant, et au borsalino sans âge, n’avait pas son pareil dès qu’il s’agissait de tirer le portrait, sur le vif et en traquant l’insaisissable, d’un des rares artistes qu’il tenait en estime. Le romancier Tristan Ranx lui rend hommage.

Je demande aimablement au lecteur qui ne connaît pas Franck Knight de l’imaginer comme un personnage de fiction, et ceux qui apprécient l’œuvre de Joyce plus particulièrement son roman Ulysse, d’en faire l’avatar d’un Stephen Dedalus ou un Leopold Bloom, personnages du roman, mi-coquins mi-légendaires, qui hantaient les rues et les rades de Dublin.
Knight le photographe bourlinguait dans la nuit parisienne, qu’elle soit flamboyante, joyeuse ou triste à mourir.
Il faudra considérer les mots qui vont suivre, non comme une nécrologie d’usage, mais comme quelques intertitres retrouvés d’un film muet aux images qui disparaissent. Une pellicule expressionniste, noire, absurde, hallucinée ou Paris prenait parfois des airs d’un grand cabaret décadent de drogues variées et d’éthylisme mondain.
À la manière du dandy littéraire Ian Fleming, le créateur de James Bond, ce fin connaisseur des bars et cocktails de la capitale, Franck Knight pouvait dire : « Je vais mourir d’avoir trop aimé, trop bu, trop fumé ».

 

ICÔNE PARADOXALE

Inutile de verser des larmes de pleureuses sur un terrible pressentiment à l’œuvre de son vivant, à moins de jouer de l’hypocrisie comme on joue du clavecin et nous casser les oreilles. Il faut évidemment des airs de guitare pour écrire des chansons, et il fallait souvent force whisky de marque, noblesse oblige, pour écrire des mots ou rapporter en butin de ses razzias nocturnes, ces étranges photogrammes à la fois poétiques, surréalistes et symbolistes.
Quitte à faire hurler à la mort les critiques d’art, l’imaginaire de Knight avait tous les aspects rebelles d’un Toulouse Lautrec au Leica, avec l’allure d’un privé américain à la Philip Marlowe, aux bonnes manières, qui apprécie la poésie, les beaux livres et les concertos de Bartok.
Le photographe au Borsalino était une icône paradoxale, aristocratique et communarde, et selon son humeur, il pouvait porter la casquette de titi parisien, prêt à tenir tout seul une barricade sur le boulevard.
Franck, et j’utilise ici son prénom car au même titre que Leo du Voyage en Orient de Hesse, faisait partie d’une fraternité de voyageurs, de bohémiens, de saltimbanques, de poètes, ces hommes et femmes qu’on pouvait appeler goliards en des temps révolus mais qui se reconnaissent encore sous le signe du Lion et d’autres sigles improvisés. 
Le chevalier de la nuit ne faisait pas partie de ce type d’homme contemporain, de ceux qui vont trop vite pour rien, ou pas grand-chose, et qui mettent de l’eau dans leur vin pour s’abaisser au niveau moyen et social acceptable. Au cours de ses longues nuits, Knight s’efforçait, contre toute attente, de laisser des images, des traces, des mots, sans se préoccuper de ce qui adviendra.
Aussi loin que je puisse m’en souvenir, le photographe venait d’une époque que je n’ai pas connue, et dont je ne peux parler, mais je l’ai rencontré plus récemment, un soir, sur un quai de Seine.
Cette époque n’éveillera rien de particulier au sociologue, ni à l’historien ou au politicien, mais ce temps avait pourtant les contours mystiques de la création du monde et de la Chute annoncée, et ceux qui l’ont vécu peuvent toujours pleurer leur fin des temps.
La chronologie en est purement romanesque, elle débute au début du vingt-et-unième siècle, de 2007 à 2008, deux années qui sont pour nous l’équivalent d’un siècle entier.
À l’époque, ceux et celles qui participèrent à l’extraordinaire foisonnement culturel et intellectuel de la capitale furent à jamais marqués par le destin. Tout était possible, le pire comme le meilleur, à graviter dans un crypto-underground pour narguer avec succès les puissances totémiques de ces médias basés sur des injonctions de classe ou d’appartenance idéologique de différents bords .
En ce temps d’insouciance qui fut aussi une épopée, nous buvions du champagne dans les salons huppés, les open bars de Paname, et nous frappions en barbares à la porte des lieux branchés, aujourd’hui disparus.
Si certains ne se contentaient que de bulles et de drague, d’autres voyaient plus loin, et écrivaient déjà des textes et articles dans des revues, magazines ou médias : Bordel, Standard, Technikart, Chronic’art, Radio Nova, comme autant de fenêtres ouvertes dans une France sclérosée que nous faisions craquer depuis les fonds de cales, dans l’ombre.
Lors de ces grandes manœuvres, dans le tumulte, les écrivains rencontraient les photographes, les peintres, les chanteurs, les journalistes, les cinéastes, les acteurs, les musiciens, et même les inventeurs, les médecins et les architectes, dans la grande taverne à ciel ouvert des temps nouveaux.
Nous foncions têtes baissées, organisions nos réseaux, nos calendriers privés, des soirées déjantées dans le squat du bien nommé Cercle Pan. Si ce lieu ne veut plus rien dire aujourd’hui, gardons en mémoire le grand dieu Pan d’Arcadie, notre maître, certainement, qui protégeait nos nuits excentriques. Tous les impétrants n’étaient pas doués, bien entendu, mais certains étaient exceptionnels, et Knight était partout, à l’avant-garde pour enregistrer cette faune singulière.
Nous voguions d’expositions de photos, de concerts en performances, dans ce monde interlope inconnu du beau monde. Franck Knight était donc une figure récurrente, un errant qui marquait nos territoires d’une croix, signe de reconnaissance, notre symbole sacré que nous pouvions nommer à la manière des anciens, « Patria est ubicumque est bene » ( Partout où l’on est bien est la patrie.)
Nous vivions au Paradis mais nous ne le savions pas. C’est seulement aujourd’hui alors que la grande horde s’est divisée et dispersée, que notre Voyage en Orient a pris fin, que la faucheuse a frappé, et que certains ont oublié ce qu’ils devaient à un temps dont ils peuvent feindre de savoir qu’il n’a jamais existé. Ce temps magique révolu n’a cessé de s’étioler en oubli sauf dans les instantanés du photographe.
Tel un chevalier, un gisant d’une cathédrale, Franck Knight sur sa couche mortuaire, avait attendu d’être emporté par les services hospitaliers qui ne travaillaient pas le dimanche. 
Ils l’ont laissé dans son lit, en veillée nocturne jusqu’au jour suivant, privilège de roi, pour passer une dernière nuit parisienne et post mortem, sa bouteille de whisky et son appareil photo à ses côtés.


Par Tristan Ranx