QUI VEUT LA MORT DES MAJORS ?

Raye majors technikart

Paradoxe : si les employé(e)s des grands labels de musique continuent de chouiner sur leur statut d’anciens riches mal-adaptés au nouveau monde digital, certains se mettent à enchaîner les bénéfices records. Mais en se restructurant vers le streaming, l’industrie musicale à gros à perdre dans un futur proche… Explications.

Légende photo : RAYE AT THE TOP_ Tandis que, sous contrat avec Universal, elle devait se coltiner par exemple un feat avec David Guetta, Raye, désormais en « indé », est plus powerful que jamais : son dernier album, My 21st Century Blues, a tout raflé aux Brit Awards.

Vous avez prévu de vous offrir des obsèques dignes de la tradition grecque ? Vous êtes en quête de pleureuses professionnelles ? Ne cherchez plus, on a repéré le bon filon : le staff des majors de l’industrie du disque… Prenez le 2 mars dernier, soir des Brit Awards outre-Manche (un peu comme les Victoires de la Musique, mais organisé par des gens qui aiment la musique, ont une pensée pour les téléspectateurs et ne votent pas uniquement pour des filiales d’Universal, ndlr). La Britannique Raye a été la grande gagnante de la cérémonie, remportant six récompenses pour son album. Sa particularité ? Elle a quitté le label Polydor (maison de Lana Del Rey, DJ Snake, etc) et sorti son disque en indé. En cause, le géant l’obligeait à sortir des titres « commerciaux ». Résultat ? Elle sort My 21st Century Blues, son meilleur album – et le plus successful. Le lendemain, un pote toujours en poste dans une major française (« je ne faisais pas partie de la dernière charrette », dit-il modestement) se lamentait de ce résultat, en évoquant l’argent déjà dépensé sur le développement de cette artiste, etc., avant qu’elle en bénéficie en se mettant à son compte. J’ai une bonne nouvelle pour mon pote : si les confrères disent d’elle qu’elle est « en indé », ce n’est pas exactement juste.

« Aucune notion juridique clairement définie ne recouvre le terme d’indépendant. C’est plus un concept philosophique », explique Alexandre Lasch, juriste et directeur général du Snep (Syndicat National des Éditeurs Phonographiques). Raye a signé son album sur la structure Human Re Sources, une société de distribution et de services aux artistes, installée à Los Angeles, appartenant au groupe Sony Music. Le label fait partie d’une sous-division de Sony, la société de distribution The Orchard. Raye est donc indépendante d’un point de vue artistique, mais a besoin de la puissance marketing, commerciale, et surtout technique (en particulier, celle qui permet la diffusion à grande échelle de sa musique) de la nébuleuse d’une major. C’est également le cas de Jul, en tête en France des ventes et des streams, avec sa structure d’Or et de Platine, en partenariat avec Believe – certes considérée par le marché comme un acteur indépendant, mais sa stature de multinationale, cotée en bourse, avec plusieurs contrats avec des labels de plus petite taille, lui confère un statut de distributeur/label « entre-deux ».

Paradoxe : même si les pleureuses qui y bossent n’ont jamais autant chouiner, les majors de l’industrie se portent mieux que jamais et n’ont jamais été aussi puissantes financièrement au cours de ces vingt dernières années. L’explication ? Elles ont su aspirer une partie du marché se polarisant, en récupérant les artistes remportant du succès en s’essayant à de l’autoproduction plus ou moins professionnelle. Si PinkPantheress éclot sur TikTok avec des morceaux produits dans sa chambre, elle sort son premier album Heaven knows avec le soutien de Warner Music. « Le contrat de licence (le producteur et propriétaire d’un enregistrement donne le droit au licencié de reproduire et commercialiser l’enregistrement, ndlr) prend de plus en plus de place et les majors sont dorénavant plus distributrices, que productrices ou développeuses de talent », clarifie Guillaume Heuguet, de la revue de musique pointue et geek Audimat. C’est la raison pour laquelle le nombre de projets catégorisés comme « indépendants », sortis en France, a diminué en 2023.

DÉTOURNEMENT DES MUSIQUES

Le marché mondial, du streaming en particulier, est boosté par une gestion financière des back-catalogues, misant sur notre goût croissant pour l’ancien. La société d’investissement Hipgnosis Songs Fund a ainsi été créée en 2018, à Londres, sur le principe que les tubes et les albums les plus populaires sont des actifs à la croissance prévisible à long terme, postulant par là que le streaming continuera de se développer. D’autant que la musique peut s’associer à d’autres produits pour la valoriser à nouveau – un film, une émission, un livre, réaniment la popularité d’un tube, par là, sa future valeur marchande. « Durer dans la musique aujourd’hui veut dire valoriser un catalogue intellectuel », précise Guillaume Heuguet. C’est ce qui explique peut-être pourquoi Warner a racheté pour près de 250 millions d’euros les droits de l’œuvre de David Bowie en 2022, tout en licenciant 600 employés worldwide pour faire des économies. Pour restructurer son business, surtout ?

Tous tournés vers le streaming, la plateforme chinoise est devenue le Cheval de Troie des majors. Comme YouTube avant elle, TikTok pose problème à cause de l’utilisation décomplexée des titres sans rémunérer leurs ayants droit. Et soyons lucides : ce qui se passe en ce moment même dans l’industrie musicale concerne la création de contenus en général. Si les États-Unis statuent sur sa possible interdiction sur le territoire américain – surtout pour des raisons de sécurité intérieure –, légiférer sur TikTok, territoire numérique de non-droit, c’est aussi réfléchir au détournement des musiques par l’intelligence artificielle, en particulier avec le « speed-up » (l’accélération d’un morceau), mais plus largement sur les droits à la propriété intellectuelle.

« La musique a un coût », rappelait le syndicaliste Marc Slyper. En ce sens, l’industrie musicale, aussi plurielle soit elle, se doit d’unifier son discours autour de cette phrase. La disponibilité immédiate du streaming a tendance à effacer la valeur réelle des produits artistiques, les transformant, à tort, en banales comptines forçant le clique. Car seule une industrie unie derrière une mission égalitaire rendrait possible la juste valorisation des contenus musicaux. L’art pour tous, cela n’est pensable qu’avec des artistes, vivants et libres. En licenciant, ou en augmentant les prix du streaming comme Spotify et Deezer, il ne faudrait pas oublier que sans personne pour la payer, la musique on ne peut pas bien l’écouter.

 

Par Alexis Lacourte