PHILIPPE NASSIF, PENSEUR POP : « L’IMPORTANT ÉTAIT DE FAIRE GROOVER LES CONCEPTS »

Conseiller de la rédaction de Technikart pendant 16 ans, ce « mec bizarre capable de faire l’amour avec des théories » (c’est lui qui le dit) a su y parler de la société avec les outils de la culture. L’obsession de Philippe Nassif ? Faire de Tech le mag culte du moment… Interview concept.

Tu arrives en 1995 à Technikart et tu deviens aussitôt le conseiller de la rédaction. Ça consistait en quoi ?
Philippe Nassif : C’était un titre un peu ronflant. Il signifiait juste que je venais avec des idées de dossiers, de couvertures, etc. J’ai fait des articles de toutes sortes…

Souvent des papiers « idées », non ? 
Oui, j’ai souvent été dans les idées. D’ailleurs, c’est grâce à Technikart que j’ai pu devenir philosophe, expérimenter une écriture plus conceptuelle, trouver du sens, enquêter sur les marges de la société… J’ai compris à ce moment-là que le monde que j’avais étudié à la fac ne fonctionnait plus. C’est pourquoi, j’ai pu aller très librement vers une réflexion philosophique pour essayer de comprendre ce monde qui émergeait alors et s’est imposé depuis.

Et en 16 ans à Technikart, tu as dû bien apprendre à le connaître.
C’est certain ! C’est une chance démente d’avoir pu en être. Mais en même temps, c’est une chance qu’on a fabriquée et voulue ! J’ai tout appris à Technikart. J’ai aussi appris à écrire. On a finalement forgé notre propre écriture et notre propre monde. On a inventé un nouveau style de journalisme et on a eu le temps de le faire parce que les premières années, on n’était franchement pas bons et pas payés donc on était très libres !

cours connard
Cours connard, ton patron t’attend_
La couve préférée du théoricien Nassif, accouchée collectivement au bar d’en bas, après la troisième tournée. Accours vite, Turcat t’attend !


Quand tu dis que vous avez inventé un nouveau style de journalisme, c’est quoi le « style Technikart » ?
Concrètement, c’était de parler de la société avec les outils de la culture. Dans les journaux, les pages société et les pages culture sont normalement séparées. Mais pas dans Technikart. Très vite, on a commencé à penser notre société depuis notre bureau parce qu’on n’avait pas le budget pour aller faire des reportages à l’autre bout du monde. On allait quand même évidemment sur le terrain dans la rue mais on lisait beaucoup aussi. Le style Technikart était très concrètement de réfléchir à nos histoires d’amour à travers les bouquins de Jay McInerney, de comprendre la fébrilité sociale et les nouvelles violences à travers Fight Club. C’était un style pop qui consistait à décrypter nos vies et la société en s’appuyant sur les productions culturelles les plus fines, riches et intéressantes du monde contemporain. C’était de dire que finalement les artistes avaient quelque chose à dire sur la société, et donc prendre vraiment au sérieux les propositions culturelles du moment et aller trouver la confirmation ou l’infirmation des hypothèses sur le terrain. Le style était assez anarchiste, provocateur… Si je devais résumer le style Technikart en une phrase, je dirais pro-situationniste, aimanté par la pop culture, qui refait le monde depuis sa chambre à coucher en lisant le dernier roman de Bret Easton Ellis.

Qu’as-tu appris en termes d’écriture journalistique ?
J’ai appris à faire groover les concepts, à prendre un motif philosophique ou sociologique et à l’incarner. J’ai appris à être capable d’écrire des articles conceptuellement chargés mais pleinement accessibles à travers l’humour et les exemples.


« ON A FORGÉ NOTRE PROPRE ÉCRITURE ET NOTRE PROPRE MONDE. »

 

Comment avais-tu découvert le magazine à l’origine ?
Je cherchais du travail, je venais d’être diplômé et c’est mon ami Charles Pépin, philosophe aujourd’hui bien connu, qui m’a montré le magazine et proposé de rédiger des articles. Donc on a débarqué à la rédaction, Charles et moi, avec des propositions de papiers un peu décalés illustrant l’actualité politique par des vieux films de Michel Audiard… On est tombés sur Jacques Braunstein et Raphaël Turcat.

Quelle a été ta première impression de l’équipe ?
La rédaction était un peu vide. Mais si tu veux comprendre Technikart, c’est l’alliance entre des métèques inquiets et des Français décadents. D’un côté, Raphaël Turcat avec sa fleur de lys tatouée sur l’épaule, l’aristo hurluberlu Fabrice de Rohan Chabot, Benoit Sabatier et bientôt Olivier Malnuit. De l’autre, Jacques Braunstein, moi, bientôt Léo Hadad, ou Patrick Williams. Quand je suis arrivé, les sujets étaient : « Y-a-t-il encore un art contemporain ? », ou « Le glamour au cinéma a-t-il disparu ? ». Que des thèmes décadents ! Jacques et moi étions au contraire fascinés par la pop culture et la presse américaine. Donc je l’ai très vite encouragé à aller dans ce sens.

Et avez-vous réussi à imposer davantage le côté métèque pop aux Français décadents ?
Oui, on a vite imposé ce côté métèque pop qui aime son temps et mise sur le futur, en parlant par exemple des talents de demain plutôt que de la fin du cinéma. Le liant, c’était le goût pour la provocation. Une fois, j’avais rédigé, avec Jacques, un édito genre écolo- socialiste et Raphaël n’a pas aimé du tout. « C’est quoi cette soupe gauchiste ? » On est revenu avec un texte qui disait, en gros : « L’humanité ne sera vraiment heureuse que lorsque le dernier capitaliste aura été pendu avec les tripes du dernier bureaucrate ! ». Là, ça lui a plu : tant que c’était provoquant, ça passait.

Te souviens-tu de ton tout premier sujet ?
Je ne crois pas… Je me souviens quand même, à mes débuts, d’une interview assez folle à New York avec le réalisateur Abel Ferrara. Enfin, ça a été une nuit assez démente. J’étais avec un photographe et Abel Ferrara nous avait demandé de le rejoindre dans son studio à 10 heures du soir pour nous montrer son film. Puis, il nous a emmené dans New York de bars en bars, il s’arrêtait régulièrement pour nous demander de l’argent. On lui avait dit que c’était la rédaction qui payait. On s’est évidemment arrêtés au dealer du coin. Bref, il nous a baladé toute la nuit jusqu’à 6 heures du matin. On lui a payé tous ses verres et toute sa coke et on n’avait même pas d’interview ! J’ai finalement raconté cette nuit démente dans le papier et cela a donné une belle story. Pour la petite anecdote, Libé et Les Inrocks sont allés voir Abel Ferrara et ont fait plus ou moins la même chose.


Et y a-t-il un sujet dont tu préfèrerais ne pas te souvenir ?
Le seul sujet que je regrette est un sujet de la rubrique « poubelloscope » dans laquelle il fallait dire des méchancetés. Un jour, on se retrouve à 20 minutes du bouclage avec un poubelloscope vide. Et il y avait un écrivain intellectuel français qui s’appelait Philippe Muray. Il avait une posture anar de droite et se foutait de la gueule du côté festif de ses contemporains. Il avait écrit « l’Homo Festivus », une conséquence de la sortie de l’Histoire et avait aussi écrit une lettre aux djihadistes en 2001 qui disait : « Vous avez essayé de nous tuer mais nous étions déjà morts ». Je n’aimais pas sa posture et j’ai écrit un papier un peu méchant et bête où je lui disais de se détendre et d’aller au Queen se faire prendre une bite dans le cul ! Il a été vexé et m’a répondu en me disant d’aller me trouver une place. C’était assez juste en fait, nous n’avions pas de place.

Tu as créé le personnage de Jean-No. Il vient d’où ?
Jean-No est né au concept store Colette. J’étais assez mal à l’aise dans cette boutique froide dédiée aux gadgets, au luxe et à la richesse. Technikart est arrivé au moment où le branché était en train de s’industrialiser. C’était étrange de voir qu’un style de vie original se convertissait en matière sonnante et trébuchante. Et pour essayer de rendre compte de ce malaise, j’ai inventé le personnage de Jean-No. Il est devenu un héros récurrent de mes chroniques. L’histoire de Jean-No est celle d’un type qui a très envie d’en être, parmi les branchés, qui repère les tendances et les embrasse avec tellement de générosité qu’il se plante. Il était une façon de parler des tendances du moment avec un mec qui ne réussit jamais vraiment. Et pendant la fête dans l’Eurostar, Yves Adrien, critique rock légendaire, vient me voir et me dit qu’il est temps pour Jean-No de porter des boots en python, d’avoir des femmes blondes sexy à ses pieds, et d’être rebaptisé « Jean Yes ».  Et là je réalise que depuis toutes ces années Jean-No était le « no gens » qui représente  notre profonde banalité et la manière dont nous étions traversés en permanence par des affects et des tendances qui étaient celles de tous. Nous absorbions finalement ces tendances du moment pour combler notre vide intérieur avec l’idée que c’est la tendance qui nous donne de la contenance.

Comment étaient les fêtes Technikart ?
Elles donnaient l’impression d’une méta tribu. Il y avait des gens de l’électro, de la house, de la littérature, de l’art contemporain… Et nous autres, journalistes, avec notre refus de nous situer dans quoi que ce soit. On s’intéressait à toutes ces tribus en essayant de raconter l’histoire qui les réunissait. C’était stimulant, je n’ai que des bons souvenirs.

As-tu également de bons souvenirs des conférences de rédaction ?
Je me souviens que je me battais pour que la meilleure idée puisse surgir. J’étais offensif et agressif. D’un point de vue extérieur, on aurait pu passer pour des hystériques !


« J’ÉTAIS TRÈS AMBITIEUX, JE CONSIDÉRAIS QUE SI L’ON FAISAIT QUELQUE CHOSE, IL FALLAIT ÊTRE LES MEILLEURS. »

 

Et les bouclages, c’était comment ?
J’ai adoré ! D’ailleurs, j’ai toujours regretté que dans la presse sérieuse, on parte à 19 heures le jour du bouclage. Normalement, un bouclage, c’est jusqu’à 5 heures du mat’ ! Il faut encore trouver un titre à 6 heures ! On pouvait parfois faire deux ou trois nuits blanches de suite. Ces intenses bouclages faisaient partie du plaisir de travailler chez Technikart.

Ton obsession était de faire de Technikart le journal culte du moment. Considères-tu avoir réussi ?
Ah oui, nous avons réussi ! J’étais très ambitieux, je considérais que si l’on faisait quelque chose, il fallait être les meilleurs. Je voulais qu’on prenne la relève d’Actuel.

Et qu’avez-vous créé à Technikart ?
Un nouveau ton pour la presse lifestyle : un ton pop et enjoué. On aimait tellement la presse pop américaine et cette manière d’accoler un concept sociologique à une chanson de Rihanna pour parler de la manière dont les histoires d’amour ne fonctionnaient pas. Croiser société et œuvres culturelles est quelque chose qu’on a tous mis au point avec les années en tâtonnant. Ce truc a d’ailleurs été repris par Glamour, GQ, puis Society aujourd’hui qui a des qualités incroyables en termes d’enquêtes qu’on n’avait absolument pas.

Tu quittes Technikart en 2012. Comment s’est passé ton départ ?
Je ne m’en souviens même pas… J’étais là, je n’étais plus là, je suis revenu, et à un moment donné je n’avais plus de temps à consacrer à Technikart. Même les plus belles histoires ont une fin. Et en même temps, j’étais passé à autre chose.

Suis-tu toujours les aventures du magazine aujourd’hui ?
Malheureusement, non. Je suis passé durablement à autre chose. Et ce que j’aimais dans Technikart était la couche théorique qui prenait le dessus sur la personnalité ou l’œuvre culturelle. Mais j’ai l’impression que notre époque est moins à la théorie qu’il y a vingt ans. Il s’agit surtout aujourd’hui de faire ce qui a été hier rêvé, pensé.

Le mag fête son anniversaire cette année, comment vois-tu le titre dans 30 ans ?
Technikart est vraiment un média pour la société du luxe et du gaspillage. Donc je pars du principe qu’on vivra dans une société où l’on peut encore gaspiller des choses et perdre son temps. Puisque le premier des luxes est finalement de pouvoir perdre son temps…


Par Anaïs Delatour
Photos Greg Kozo, Olivier Marty & Géraldine Aresteanu