MEURTRE D’UN PRODUCTEUR FRANÇAIS

Cosmo Vitelli technikart

Il a trouvé son pseudo dans le film de Cassavetes, Meurtre d’un bookmaker chinois. La carrière de Cosmo Vitelli aurait pu s’arrêter en 2003, avec le fiasco de Clean. Vingt ans plus tard, il court toujours. Portrait d’un ex-espoir de la French Touch qui a su se réinventer dans l’underground.

Nous sommes quelques-uns à nous souvenir précisément de la sortie de Clean, début 2003. Sous le pseudo de Cosmo Vitelli, Benjamin Boguet est alors l’homme qui monte. Il s’apprête à fêter ses 30 ans, il a pour manager Pedro Winter, il est chez Virgin. Planètes et boules à facettes sont alignées. Va-t-il connaître la même gloire que Daft Punk ? Splendidement produit, son album contient au moins trois tubes potentiels (« Party Day », « Robot Soul », « Icons ») et un tas de morceaux plus contemplatifs qui ont tout pour plaire au public d’Air. Carton assuré ? À l’arrivée, patatras : la presse n’y comprend rien, le public n’accroche pas plus. Boguet retourne dans l’ombre, qu’il n’a plus vraiment quittée depuis. À la fois producteur, moitié du duo Bot’Ox, DJ et patron du label I’m a Cliché, il n’a pas chômé. 

Il y a quelques années, Benjamin a repris du service sous le nom de Cosmo Vitelli. Nous avions bêtement raté le EP Last Train to Marzahn (2016) ainsi que l’album Holiday in Panik Strasse (2019). Avec Medhead, il est temps de rattraper le temps perdu. Ayant retrouvé la trace de Benjamin, installé depuis peu à Bruxelles, on programme une interview par visio. Le jour dit, il nous accueille chaleureusement : « Je ne fais jamais ça d’habitude, je suis un peu parano avec les caméras de surveillance… Mais tout va bien, je suis là. Alors, j’arrive à l’âge des rétrospectives, c’est ça ? » En 1998, un des premiers morceaux de cet homme goguenard s’appelait « On veut faire de moi de la viande hachée ». Tâchons d’en tirer autre chose.

CULTURE DIY

Benjamin Boguet naît en 1973. Les premières années de sa vie se déroulent en Afrique – Côte d’Ivoire, Gabon et Cameroun. Parce que ses parents travaillent là-bas ? « Ce n’était pas une initiative personnelle, en effet… Mon père bossait pour une banque, rien de très sexy mais il était amené à bouger. » Peu de souvenirs de cette période, si ce n’est les disques de jazz et de soul « écoutés de manière rituelle le dimanche à midi pendant le repas ».

Au début des années 1980, Benjamin atterrit à Clermont-Ferrand, où il restera jusqu’au bac. On se figure une adolescence un peu grise, il ne nous contredit pas : « Clermont est une ville principalement ouvrière, avec Michelin qui nourrit une partie de la population. C’est surtout une ville pas très joyeuse, à l’image de sa cathédrale, très sombre. Ce qui l’a rendue excitante, c’est ma rencontre avec la musique, l’immense importance du magasin de disques local, qui s’appelait Spliff – il existe encore. Sans ce magasin-là, et sans le lien à la fois ténu et lointain avec les émissions de Bernard Lenoir sur France Inter, je ne serais sans doute pas devenu musicien… » Si à cette époque dance et indie-pop se mélangent en Angleterre, Clermont reste à l’heure rock. Au lycée où traîne Benjamin, un camarade qui a un groupe lui propose de chanter : « C’était une idée foireuse, bien sûr. Alors on m’a foutu à la basse, et de là j’ai fait de la guitare. »

À 19 ans, le voilà qui débarque à Paris avec une ambition étrange : devenir journaliste musical. A-t-il des modèles ? « Je ne saurais pas dire quelles plumes m’inspiraient, j’ai toujours été tellement critique… Mais je suivais attentivement ce qui se passait du côté des Inrocks, tout en lisant la presse anglo-saxonne, les tabloïds de l’indie-pop et les magazines spécialisés, type Modjo. J’avais besoin de lire sur la musique. J’ai été pigiste pour Rock Sound, je ne sais pas si ça existe encore. En fait, ce n’était pas mon truc : j’avais confondu mon amour pour la musique et l’envie de vouloir le communiquer en étant journaliste. Sauf que mon mode d’expression n’est pas l’écrit. »

Proche de la « nébuleuse Lithium », il se rapproche peu à peu des « formes sophistiquées de la dance-music » – il écoute les sorties Warp, Rephlex, la scène de Bristol. Comment bascule-t-il dans la musique de club ? « Il n’y a pas de basculement ! Ce n’est pas comme si, du jour au lendemain, tu enfilais l’uniforme et que tu sortais avec un sifflet… Mais au moment où on commence à passer des disques comme DJ, on entre dans une dynamique où il faut chercher de la musique pour faire danser les gens… » À la fin des années 1990, alors qu’il est censé faire un album chez Lithium, il y renonce. Pour s’amuser, il enregistre une maquette qu’il envoie à Solid (le label d’Étienne de Crécy et Alex Gopher). Bingo ! « Je déteste parler de carrière, mais disons que s’ils ne m’avaient pas appelé, je serais peut-être aujourd’hui en train de faire des sondages par téléphone… J’ai été signé de manière surprenante et inattendue, et j’ai pu sortir mon premier album, Video, en 1998. Crécy et Gopher m’ont donné les moyens de produire ma musique, je suis allé en studio avec eux, ils m’ont accompagné. Je venais d’une culture DIY, j’étais donc un ovni dans leur monde, parce qu’ils avaient tous plus ou moins un passé d’ingénieurs du son – rappelons que Zdar avait produit MC Solaar. C’était le paradoxe de la French Touch : une musique émergente mais qui n’était pas underground – affiliée aux majors, avec beaucoup de marketing. » 

ERREUR DE CASTING

Boguet : un nom prédestiné pour connaître un bogue ? Au début des années 2000, il est pile là où il faut être, ayant rejoint la petite écurie de Pedro Winter (qui ne s’occupe alors que de Daft Punk, Cassius et DJ Mehdi). Une erreur de casting ? « Ma musique était moins léchée, mon attitude plus désinvolte… Et j’étais avec des gens qui se connaissaient depuis l’adolescence, j’étais donc un peu en marge. » Grâce à Pedro il remixe Daft Punk et Cassius, et signe chez Labels (c’est-à-dire Virgin) : « Oh, ce n’est pas de mon fait, ils signaient tout et n’importe quoi à ce moment-là ! En tout cas c’était très étrange pour moi de me retrouver sur une major. Le processus a été un peu laborieux… Clean est un disque pop, accessible, cela demandait une enveloppe marketing que je n’ai pas fournie. Si tu retombes sur les photos de promo, il y en a une où je pose avec mon pote Charlie O. déguisé en Superman à côté de moi. Il est dans un justaucorps moulant, on ne voit que son gros paquet. Quel était le sens de cette photo ? Ça me faisait marrer, mais c’était absurde – et Labels me laissait faire n’importe quoi. À ce moment-là, grâce à Daft Punk, les maisons de disques pensaient qu’elles étaient à la ramasse et que nous, nous savions exactement ce que nous faisions. C’était une grosse erreur : seul Thomas Bangalter savait où il allait. L’autre erreur des maisons de disques a été de penser que les producteurs pouvaient se substituer aux pop-stars. Il y a eu une méprise. Elles se sont plantées, car ça ne marche pas comme ça… » 
 

« JE SORS UN ALBUM EN PLEINE GUERRE D’UKRAINE. J’AI DÉCIDÉMENT UN PLAN DE CARRIÈRE INFAILLIBLE ! » – COSMO VITTELI

 

Cosmo Vitelli prend un malin plaisir à se saborder. La presse ne l’aide pas. Si Technikart le soutient mordicus, Alexis Bernier le dégomme dans Libération : « déception », « daté », « la gueule de bois de la French Touch ». Il est vrai que la French Touch commence sérieusement à se frelater, et que ceux qui manquent de discernement peuvent jeter Cosmo Vitelli avec l’eau du bain. Là-dessus, Dominique de Villepin apporte le coup de grâce : « Il a fait son célèbre discours à l’ONU avant que Clean ne sorte aux États-Unis – j’avais une tournée d’une trentaine de dates prévue là-bas. À cause de Villepin, il y a eu un sentiment antifrançais ; mon visa a traîné, Labels a annulé la tournée, Astralwerks, qui devait distribuer mon album en Amérique a laissé tomber, et Source a fait pareil en Angleterre. D’un côté, je freinais des quatre fers, je ne savais pas si j’avais envie d’être là. Et en même temps, la sortie du disque capotait à cause du contexte international, ça me dépassait complètement… Là, rebelote : je sors un album en pleine guerre d’Ukraine. J’ai décidément un plan de carrière infaillible ! »

INDÉPENDANCE TOTALE

En 2004, Boguet et Pedro Winter se séparent : « Nous n’étions pas du tout fâchés, il est très honnête et très cool, mais il est dans un fonctionnement de type major, et moi je voulais retourner à l’indépendance totale. » Sur ces bonnes résolutions, Benjamin crée son propre label, I’m a Cliché : « J’ai désiré tout apprendre par moi-même, faire les contrats, gérer la distribution… Patron de label et DJ c’est lié : ça consiste à partager la musique, à chercher ce que les autres n’auront pas trouvé, à transmettre. Je mène cette activité en parallèle de ma carrière artistique. »

De tout le catalogue de I’m a Cliché, les deux références les plus marquantes sont sans doute Babylon by Car (2010) et Sans dormir (2013), les albums de Bot’Ox, projet de Benjamin et Julien Briffaz : « Bot’Ox est né de ma rencontre avec Julien. Les guitares réapparaissaient dans la dance-music, on s’inscrivait dans le son du moment. Julien avait un gros studio, on faisait de la musique comme avant, avec une débauche de moyens, une super table de mixage, du matos de dingue – des conditions délirantes ! Le premier Bot’Ox je n’y changerais quasiment rien, ça fait partie de ce que je préfère dans ma discographie. » De quelles autres sorties est-il fier dans l’aventure I’m a Cliché ? « Il serait excessif de parler de relation fusionnelle, mais le rapport le plus étroit que j’aie entretenu avec des artistes dont je m’occupais, c’est avec le groupe israélien Red Axes. Leurs disques ont bien vieilli. Ils étaient dans une frénésie créative, me fournissaient beaucoup de musique tout le temps, tout ce qu’ils me proposaient était excellent, il n’y avait quasi rien à jeter, c’était très excitant. » 

Malgré cette émulation, Benjamin a fini par fuir Paris pour Berlin il y a sept ans : « À Paris, avoir un studio avec beaucoup de matos plus payer un appart, c’est la double peine. Je n’aimais plus Paris au point de devoir me saigner. Je me suis dit : allons voir à Berlin. Ça m’a fait du bien. J’ai adoré. Là je viens d’arriver à Bruxelles, toujours guidé par l’envie de découvrir autre chose. À Berlin il y a la moitié des producteurs de la planète, et c’est l’épicentre de la culture club. Bruxelles c’est un village et on y croise plus de musiciens que de producteurs. » 

LE BUG DE L’AN 2003_
Cosmo Vitelli s’est remis de l’échec de Clean. D’allure toujours juvénile, il continue d’avancer. (Photo : Christophe Mauberque)


Le communiqué de presse qui nous est parvenu présente son nouvel album comme « de l’électronique indie-prog », qu’est-ce que ça signifie pour lui ? « C’est quelqu’un qui a écrit ça, je suis tellement flemmard que je relis à peine ce qui est envoyé à la presse – c’est dire si c’est mon truc, la promo… Je finis avec des trucs comme ce que tu cites. De quoi parle-t-on ? Je n’en ai rien à foutre de cette étiquette. » Bien. Fréquente-t-il encore des anciens de la French Touch, comme Étienne de Crécy ? « On n’est plus en contact, je vis loin, on est dans des mondes très séparés, il suffit d’écouter pour se rendre compte. C’est bien de se mettre en danger, mais dans la vie il faut faire des choses avec lesquelles tu es à l’aise. Quand j’étais associé à la French Touch il y avait un trop gros décalage esthétique… J’ai perdu de la visibilité, tant pis. On verra où ça me mène, en tout cas je suis en accord avec moi-même. » Qui voit-il, alors ? « Il y a vingt ans, j’ai beaucoup mixé au Pulp. En matière de clubbing, ç’a compté. Ivan Smagghe est resté un ami proche, il est à Londres, donc on se croise peu, mais on se parle tout le temps, je lui fais écouter ma musique, c’est un échange permanent. »

SORTIE SÉRIEUSE

Qu’on ne compte pas sur Benjamin pour tenir un discours béat sur la bonne santé de l’industrie du disque : « Sortir des vinyles et rentrer dans ses frais ça devient très difficile : tu dois attendre sept mois pour faire fabriquer un disque qui est fini, les ventes ont coulé… Après la pandémie, tous les labels sont en panique. Pour Medhead, je n’ai pressé que cent exemplaires numérotés à la main, c’est moi qui ai tout fait, jusqu’aux envois. C’était un artisanat marrant, mais pas sûr que je le referai… Il y a un problème de format : les disques qui ne sortent qu’en digital n’ont toujours pas l’impact des sorties physiques – quoi qu’on fasse, ça ne prend pas. Mais c’est une impasse de s’attacher désespérément à la matérialisation de la musique pour montrer qu’on fait une sortie sérieuse. Il faudrait que les revenus du digital soient suffisants pour faire vivre les labels. C’est très important les labels et la direction artistique dans l’histoire du jazz (Blue Note, Impulse) de l’indie anglais (Factory, Creation, 4AD), de l’électro allemande (Playhouse)… En arriver à une forme d’artisanat total, ce n’est pas satisfaisant. Hélas c’est trop ingrat d’avoir un label actuellement – désolé pour ce panorama un tout petit peu sombre. »

Pour nous remonter le moral, parlons donc de la guerre en Ukraine ? « Les compilations se multiplient sur Bandcamp… C’est très bien d’aider les réfugiés ukrainiens, mais là il y a beaucoup de morceaux qui auraient mieux fait de rester inédits. Plus sérieusement, les territoires se rétrécissent. Déjà qu’aller en Angleterre devenait difficile. J’ai joué à Kiev en décembre, la prochaine date n’est pas dans l’immédiat. En Russie non plus. Certaines personnes de mon entourage s’interrogent sur leurs déplacements fréquents en avion et le bilan carbone qui en découle. Ce n’est pas uniquement la guerre, c’est une tendance. Ajoute à ça que la structure mentale des gens n’autorise plus qu’une grosse information en même temps. Des séquences médiatiques se succèdent. Le Covid avait pris une place folle, et maintenant la guerre. Ça me rappelle un truc… La dernière fois que j’ai fait une compile sur I’m a Cliché, Andrew Weatherall est mort. Les médias me disaient qu’ils ne pouvaient pas traiter ma compile parce qu’ils devaient parler d’Andrew Weatherall. Entre la guerre en Ukraine, le Covid et la mort d’Andrew Weatherall, quand est-ce qu’on sort un disque ? » Cosmo Vitelli est toujours aussi fort artistiquement qu’il est drôle en interview. Revenons donc à l’essentiel : « Il y a des gens qui cherchent de la musique, qui s’y intéressent, il faut donc continuer, il y a de l’espoir. Tu m’as bien entendu : je parle d’espoir. Enfin une note positive ! »

Medhead (I’m a Cliché).


Entretien L
ouis-Henri de La Rochefoucauld
Photo Marco dos Santos