LE FUTUR DÉSIRABLE DE CLARA YSÉ

Clara Yse Technikart

Cinq ans après ses débuts, la romancière-chanteuse lyrique Clara Ysé signe son grand retour avec l’album préféré des latinistes, Oceano Nox. Rencontre.

En incipit de ton livre Mise à feu (Grasset, 2021), tu cites un des derniers morceaux de Leonard Cohen : « You want it darker / We kill the flame ». Tu as une tendresse particulière, toi chanteuse lyrique, pour ce genre de voix ?
Clara Ysé : J’ai surtout une tendresse particulière pour les artistes qui ont une radicalité. C’est vrai que l’incipit du roman est une phrase d’une chanson que je trouve mystérieuse et magnifique. Où cette idée de l’adresse est souvent chez Cohen à Dieu. Mais qu’en même temps, il n’arrête pas de lui en foutre plein la gueule ! Il y a presque un rapport de défi. Dire : « est-ce que tu le veux plus sombre, alors dans ce cas-là, on tue la flamme ». Et la façon dont il le chante, on a l’impression que dans cette obscurité-là, il y aura peut être quelque chose d’encore plus puissant et plus vivant. En aucun cas, elle n’est liée chez lui à quelque chose de morbide, mais au contraire au fait d’aller chercher les choses qui sont troubles en soi. Ça me parle.

Souvent les romanciers écrivent à voix haute, est-ce que tu chantes ton roman en l’écrivant ?
Je ne le chante pas, mais je le dis beaucoup. Dès que je suis bloquée sur un texte, je relis, je le slamme presque pour retrouver la rythmique. Chez moi, l’écriture et le souffle sont liés et lorsque ça bloque, c’est simplement parce qu’il faut plonger en soi, aller chercher ce dont on n’aurait pas forcément envie. C’est un exercice que je fais souvent, c’est une façon de sortir d’un raisonnement purement intellectuel.

On voit partout que tu as suivi des études de philo à la Sorbonne. Que te reste-t-il de ces cours-là ?
J’ai fait un master de philo sur la question de l’événement dans la philosophie de Alain Badiou du côté de l’art. Je crois que ce qui me fascinait à l’époque, c’était sa volonté de sauver des mots qui ont pu être trahis. Il utilise beaucoup les termes de « fidélité » et de « vérité » en les réinventant. En dehors même de sa pensée, qui est une des dernières grandes pensées systémiques, je trouve ça assez courageux.

Après la sortie de ton EP Le Monde s’est dédoublé en 2018, tu reviens aujourd’hui avec ton premier album Oceano Nox. Peux-tu nous raconter sa création ?
C’était un très long processus de presque quatre ans et demi. J’ai composé et écrit puis j’ai eu envie de travailler et de co-réaliser l’album avec quelqu’un pour ne pas être monomaniaque. J’ai eu un coup de cœur pour Sage (nom d’artiste de Ambroise Willaume, ndlr), qui vient comme moi de la musique classique. On avait un vocabulaire commun. On s’est enfermés dans son studio, on a fait plusieurs maquettes, on a construit, déconstruit. On a fait venir des musiciens – 80 % d’entre eux sont des amis avec qui j’ai l’habitude de travailler. Et puis je rêvais aussi de travailler avec Renaud Letang, un ingénieur du son incroyable. Il a réussi à trouver un mélange entre la sauvagerie qu’il y avait dans les arrangements et faire en sorte que tous les éléments qui sont présents soient entendus et qu’ils aient leur place. Et ensuite on l’a fait masteriser par Bernie Grundman, qui est un mec incroyable aux États-Unis.

Le titre de ton album, Oceano Nox est en latin. Tu maîtrises la langue ?
J’aimerais bien ! Pourtant j’ai fait du grec ancien, donc aussi un peu de latin, mais pas suffisamment. Je suis tombée sur cette phrase de Virgile en latin qui dit : « et la nuit s’élance de l’océan » (Énéide, II, 250). J’ai trouvé la phrase à tomber par terre de beauté. Virgile parle de la guerre de Troie, des bateaux qui sont cachés dans la nuit et qui vont s’élancer sur la ville. Ce qui m’a plu dans ce titre, c’était la langue ancienne qui en même temps paraît presque futuriste. Ça racontait un peu cet écart que j’ai cherché : à la fois contemporain et ancien.

Tu parles de « l’océan-nuit qui nous habite ». Comment ton album s’est-il articulé autour de cette idée ?
Sur les arrangements, j’avais envie qu’il y ait une grande dynamique. On passe de morceaux très épurés, en piano voix, à des morceaux très arrangés, avec quelque chose de beaucoup plus ample. Je voulais trouver un équilibre entre des outils anciens que sont les voix, les cuivres, les cordes etc… et des outils plus contemporains que sont les synthés et les rythmiques électro. J’avais aussi envie qu’on sente la tension entre la zone de vulnérabilité depuis laquelle les textes sont écrits et quelque chose de peut-être plus flamboyant, en tout cas sur les morceaux très produits.

clara isé
UNE FEMME PRESSÉE_
Entre l’écriture de ses textes et la composition de ses chansons, Clara Ysé part en live.
Pull over, pantalon pailleté,
bottines & ceinture Chanel


Ton morceau « Le Monde s’est dédoublé » était déjà présent dans ton tout premier EP. Cinq ans plus tard, on le retrouve réarrangé sur ton album. 
Même si j’avais envie de faire un vrai premier album, c’est-à-dire sans reprendre les chansons de l’EP qui pour moi avaient eu leur vie, j’ai quand même tenu à garder « Le Monde s’est dédoublé » parce que c’est la chanson qui m’a permis de rencontrer toutes les personnes avec qui je travaille aujourd’hui et qui ont permis à cet album d’exister. Ça permettait aussi de garder un lien avec les personnes qui auraient pu me découvrir grâce à l’EP. C’était une façon de leur raconter un trajet en réarrangeant complètement la chanson.

Entre ces deux projets musicaux, tu as sorti ton premier roman, Mise à feu. Ton processus d’écriture est-il le même que pour l’écriture de tes chansons ?
Oui et non… De toute façon, ça vient d’un endroit intime et sincère. Mais dans l’écriture des paroles d’une chanson, je suis obligée de penser à l’espace que je laisse à la musique. Très souvent, je compose avant d’écrire. Il y a des bribes de textes, mais je les retravaille après. Le texte est constamment en dialogue avec la musique et je ne l’envisagerais pas de la même manière si la musique n’était pas là. Alors que pour le texte d’un roman, ce sont uniquement les mots, le rapport à l’écriture diffère. Ça demande une régularité dans ton propos. Les chansons naissent très souvent d’une impulsion, qu’on retrouve parfois pour le roman. Mais elle demande un effort plus régulier, parce qu’il faut écrire tous les jours et que l’inspiration n’est pas toujours au rendez-vous.

Dans ton morceau, « Pyromanes », tu dis que « la décennie à l’odeur de l’incendie ». À quelle décennie fais-tu référence ?
À la nôtre. Ce n’est pas une nouvelle qu’on est dans une société qui se durcit, qui est très angoissante à plein d’égards, écologiquement et politiquement. « Pyromanes » est une chanson qui pose cette question-là : que fait-on avec cette peur, cette angoisse ? À un moment donné, si on n’essaie pas d’imaginer un futur désirable, on n’y arrivera pas. Il y a un courage qui est demandé et je le cherche à travers cet album.

Tu dis être une « obsessionnelle de la réparation ».
Je commence un album comme je commence un roman, avec une question de fond que je découvre au fur et à mesure de l’écriture. Ici, c’était : que fait-on avec ce qui est brisé à l’intérieur de nous ? L’écriture de cet album m’a appris qu’on pouvait transformer les choses et refaire un monde avec ce qui a été brisé.

Tu as plusieurs dates au Café de la danse (Paris 11e), toutes déjà sold-out et tu es également à l’affiche d’un concert à La Cigale en mars 2024. L’importance du live pour toi ?
Elle est énorme. Même si j’adore le studio, je viens du live. Mon premier rapport à la musique a été lié au concert, à chanter dans les bars, aux soirées musique. J’ai besoin de ces moments-là pour retrouver un rapport qui est en dehors de la performance, sans aucun enjeu autre que l’envie de partager une musique.

Oceano Nox (tôt Ou tard)

En concert au Café de la danse le 1er lundi du mois jusqu’au 4 décembre et à La Cigale en mars 2024

 

Par Gabrielle Langevin
Photos Axel Van Hessche