LA TIKTOKISATION DE LA CULTURE

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Vous vous pensez sans doute trop intelligent pour lire Les Misérables en version abrégée ? Ne faites pas trop le malin, il se pourrait que le tombeau de la compression de la culture soit notre destinée à tous. Le camarade Connan mène l’enquête.

Quand un élève de collège m’a contacté récemment sur Instagram pour me demander si je pouvais lui filer un résumé de mon dernier livre – il l’avait choisi pour en parler devant sa classe –, je me suis senti un peu perdu. « Un résumé ? Bah écoute, il y a la quatrième de couverture, des articles dans la presse… mais je n’ai pas un résumé exhaustif de la totalité du livre », lui dis-je bêtement. Il avait l’air déçu. Je sentais bien qu’il voulait sincèrement parler du bouquin devant ses camarades, mais de là à aller jusqu’à se taper la totalité des 350 pages, fallait pas pousser… Craignant de perdre un possible lecteur – un tel drame arrive si vite –, j’ai immédiatement dégainé mon arme ultime : « Bon… si tu veux, tu peux regarder une interview que j’ai donnée sur Sud Radio, la vidéo est sur YouTube, ça dure une heure environ, et on passe en revue tout le livre. Ça fera comme si tu l’avais lu. » Le gars était ravi. Et comment aurais-je pu lui en vouloir ? À l’ère de la digitalisation intégrale de nos petites existences, qu’on duplique et qu’on transforme selon l’humeur sur Insta, TikTok et consorts, à l’heure de la multiplication des plateformes de streaming (j’ai vu Warner TV dans le métro l’autre jour, et votre serviteur a même sa Connan TV, c’est vous dire), bref, à l’époque où les flux de divertissement et d’infotainment nous assaillent comme les méchants petits dinosaures dans Jurassic Park 2, on ne sait plus où donner de la tête. « On va se divertir jusqu’à en crever », comme dirait notre Fabrice Luchini national. Possible.

CULTURE ÉPARSE ET SUCCINCTE

Mais l’homme a ses vieux réflexes de survie, et comme nous ne pouvons pas nous extraire d’un mode de fonctionnement d’Internet qui repose sur ces algorithmes qui rendent possible l’optimisation des placements publicitaires, nous nous sommes progressivement adaptés. Lentement mais sûrement, on a réduit notre degré d’attention à chaque élément, ce qui signifie qu’au-delà de quelques secondes, désormais, ou de quelques minutes, on passe à autre chose ; non pas tant parce que le contenu ne nous intéresse pas, mais parce que notre esprit s’est habitué à enfermer chaque bribe de flux dans une sorte de cube aux contours temporels rigides. Intuitivement, quand on scrolle et qu’on passe d’image en image et de vidéo en vidéo, on n’a que rarement l’occasion de construire un jugement de goût ; on sait qu’on ne fait que passer. On préfère maintenir la cadence, en sautant de cube en cube selon un rythme régulier, que se concentrer sur l’un d’entre eux au risque de rater quelque chose d’autre… Le coût du retard est supérieur au coût de l’erreur : mieux vaut une culture éparse et succinte que localisée et pointue.

« IL S’AGIT DÉSORMAIS D’ACCÉDER À LA CULTURE PAR L’ANGLE EXCLUSIF DE LA CONVERSATION. »

 

Ne soyons pas pessimiste. A priori, on se dit que ce n’est pas parce que TikTok fonctionne sur un mode ultra-rapide, avec des vidéos dont la plupart font moins de vingt secondes, que le reste de notre culture se voit contaminée. Sauf qu’à-côté de l’empire des réseaux sociaux, qui façonnent quoi qu’on en dise notre perception des phénomènes, il y a évidemment celui des plateformes de vidéos à la demande qui, elles aussi, nous propulsent dans un monde (semi)compressé. S’il est vrai que nous passons des heures à regarder Elite et ses beaux espagnols sur Netflix (chacun ses goûts), on ne le fait que dans des bulles de temps relativement courtes, et standardisées – la plupart des séries proposent désormais des formats de 52 minutes, sur le modèle américain. En conséquence, nous avons adapté certains aspects de notre mode de vie à cette durée, et quand on essaye de nous en faire sortir, ça se passe souvent mal… Pour preuve : la fréquentation des salles de cinéma est en chute libre – moins 40 % par rapport aux chiffres de 2019. Et on aurait tort de croire que la seule pandémie serait responsable de cette migration vers les plateformes : si on va de moins en moins au cinéma, ce n’est pas (seulement) parce qu’on a déjà des contenus en abondance à la maison, c’est aussi parce que le format du film de 2 heures n’est plus tout à fait adapté à nos pratiques. Je me rappelle d’ailleurs de cette phrase d’un de mes ex, qui m’avait dit, après avoir annulé une soirée ciné qu’on voulait faire du côté de Cherbourg : « Restons plutôt chez moi, de toute façon, je ne regarde pas vraiment de films ». Certaines personnes ne consomment en effet plus de films du tout, ceux-là mêmes qui peuvent s’envoyer par ailleurs dix heures de série d’une traite…

MONDE FORMATÉ 

À côté de ces cubes temporels dont on a du mal à s’extraire, c’est le commentaire sur les œuvres qui est devenu en soi l’une de nos obsessions contemporaines. Ici, il ne s’agit plus seulement de regarder le récap’ de l’épisode qu’on vient de rater, ou de lire un livre en diagonale pour pouvoir vite retourner glander sur Insta : il s’agit d’accéder à la culture par l’angle exclusif de la conversation. On se met à regarder une critique ciné du youtubeur Durendal (souvent excellente au demeurant), ou à s’intéresser aux gagnants de tel ou tel prix littéraire (surtout le Flore, chez Technikart), voire à découvrir tel nouvel artiste présenté par Seb la Frite sur sa chaîne, sans penser toujours à l’écouter ensuite sur Spotify… Dans le milieu des livres, j’observe depuis plusieurs années la montée en puissance des Instagrammeurs (les « bookstagrammers »), c’est-à-dire les influenceurs spécialisés qui postent régulièrement des commentaires sur leurs dernières lectures. Et certain(e)s ont un succès tel qu’on peut parfois se demander s’il n’y a pas plus de personnes qui consomment ces contenus que de lecteurs qui lisent vraiment les œuvres (en version complète ou abrégée, peu importe). Au fond, on ne sait pas trop qui a le dessus sur l’autre, mais ce qui est sûr, c’est que, comme dirait Jacques Lacan au sujet de l’inconscient, « ça parle ! ». Et c’est un doux euphémisme.

Donc bon. On compresse tout parce qu’on n’a pas le temps et qu’on veut tout connaître (i), et on commente parfois plus qu’on ne consomme les oeuvres elles-mêmes (ii). Alors de deux choses l’une : soit on fait plaisir aux réac’ et on se dit que tout fout le camp, et que, quand même, une société où on se tape Guerre et Paix d’une traite ou 2001, L’Odyssée de l’espace en une soirée, c’est quand même vachement mieux, soit on on essaye de vivre avec son temps, et on se dit que si ces outils et ces algorithmes ont autant influencé nos pratiques au point de rejaillir sur le mode de création des contenus eux-mêmes, c’est peut-être aussi parce qu’on y a consenti. On serait ainsi passés de la démocratisation de la culture aux débuts d’Internet, à la culture de la démocratisation : faire des contenus que les gens aiment et qui collent à leur lifestyle. 

D’accord. Mais c’est peut-être là que ça coince : où est la surprise, dans tout ça ? Où est la découverte, la perle, l’étrangeté, celle qui ne respecterait pas le format imposé, ni les codes conseillés ? Les génies peuvent-ils encore émerger dans un monde aussi formaté que celui des plateformes et des applications ? Oui, sans doute. Mais ils se feront peut-être noyer au fond des algorithmes avant d’avoir pu dire ce qu’ils avaient à dire au monde.


Par 
Tom Connan
Photo Gabrielle Langevin