« JE NE SUIS PAS UN POILU DE 68 ! »

Jean michel Jarre technikart

La figure mythique de l’électro française publie Mélancolique rodéo, des Mémoires couvrant cinquante ans d’une carrière peu commune, des débuts en fanfare à la dépression, en passant par ses concerts toujours plus démentiels. En 1979, Jarre réunissait un million de fans place de la Concorde. Quarante ans plus tard, il nous a accordé un tête-à-tête chez lui. Rencontre avec « Napoléon », ainsi que le surnomment les Russes.

Tout le monde ne donne pas son nom à un astéroïde – une planète Jarre, baptisée ainsi en 1990 en hommage au musicien, se promène quelque part entre Mars et Jupiter. A plus d’un titre, Jarre est né sous une bonne étoile : alors que sa mère était en- ceinte de lui, John Cage lui avait posé la main sur le ventre en déclarant « Mais il y a un musicien, là-dedans ! » ; neuf ans plus tard, dans une boîte de jazz de la rue de la Huchette, Chet Baker avait assis le petit Jean-Michel sur le piano et lui avait joué un air de trompette pour son anniversaire. Entre ces deux événements, il y en eut un autre, moins plaisant : l’abandon par Maurice Jarre, parti réussir à Hollywood. Le père et le fils ne renoueront jamais vraiment, jusqu’à l’incinération du premier en Californie, un jour d’avril 2009.

Pour que tout ne parte pas en poussière, Jean-Michel Jarre, 71 ans, a enfin pris le temps de raconter sa vie ; en long, en large et en harpe laser. Mélancolique rodéo n’est ni un livre d’ancien com- battant, ni une autobiographie de musicien lambda, encore moins un récit de soixante-huitard imbu de lui-même et du prétendu génie de sa génération. Ce qui frappe, dès l’introduction de ces Mémoires intimes et lucides, c’est le ton, souvent triste. Son père était parti, sa professeure de piano lui tapait sur les doigts, les premières notes étaient chaotiques – et c’est pourtant là qu’il trouverait sa vocation : « La musique dans laquelle je mets chaque jour les mains, sensuelle échappée, a été mon errance autant que mon salut, et le masque tonitruant de ma solitude. »

On ne dirait rien de Mélancolique rodéo si on ne parlait pas de son côté kaléidoscopique. Grand lecteur, Jarre voulait trouver une forme originale. Rappelons qu’il fut l’ami d’Anthony Burgess, l’auteur ultra inventif de L’Orange mécanique, et que cela laisse des marques. Dans un autre roman de Burgess que Jarre adore, Les Puissances des ténèbres, il est question d’un héros, Toomey, qui voyage entre Londres, Tanger et New York, et rencontre toutes les grandes figures du XXème siècle, que ce soit James Joyce à Paris ou Goebbels en Allemagne. Mélancolique rodéo est en un sens un descendant des Puissances des ténèbres, sauf que tout y est vrai : on y suit Jarre à travers ses aventures, ses concerts toujours plus fous, on le voit croiser Mick Jagger ou Paul McCartney, déjeuner à l’Elysée avec François Mitterrand, avoir une audience privée avec Jean-Paul II, danser avec Lady Di, recueillir les dernières volontés de Salvador Dalí, discuter avec Edward Snowden… Entre toutes ces péripéties, il se souvient avec nostalgie de ses racines lyonnaises, rend régulièrement hommage à sa mère (la grande résistante France Pejot, déportée à Ravensbrück) et, en intello pop qu’il est, réfléchit à la musique (son histoire, son futur). Un roman français, comme dirait l’autre. Et ici en guise de préambule, quelques précisions de Jarre lui-même, intercepté la dernière fois que l’astéroïde hyperactif était de passage à Paris, entre deux séjours à Venise et Los Angeles, Lisbonne et Shanghai.

Il y a un an, alors que tu mettais au propre tes souvenirs, tu m’avais dit que tu espérais que ce ne serait « pas chiant ». Mission accomplie ?
J’espère ! Je ne voulais pas d’une autobiographie classique, linéaire, ennuyeuse, faisant la part belle à l’autosatisfaction. Sans rien romancer, j’ai eu une approche romanesque. Ce qui est amusant, quand tu écris tes Mémoires, c’est que tu peux inviter tous les gens de ta vie autour d’une table – il y a aussi ceux que je n’avais pas envie de recroiser, et dont je ne cite même pas le nom. Je ne comparerai pas Mélancolique rodéo aux Puissances des ténèbres, qui est un livre très impressionnant, mais c’est vrai qu’on m’y voit faire de drôles de rencontres…

jean michel jarre enfant
MON PÈRE CET ANTI-HÉROS_
Une des rares photos de Jean-Michel avec ses deux parents, et dans son costume de cow-boy, seul cadeau que lui aie jamais fait son père.

La plus improbable, c’est avec qui ?
Peut-être avec Dalí, à la fin de l’année 1988. Par l’intermédiaire de mon meilleur ami, Jean-Louis Remilleux, il m’avait convoqué chez lui, dans son extravagante baraque de Figueras. Tout là-bas était surréaliste, dalinien, à commencer par le maître de maison, qui m’avait reçu alité dans une immense robe de chambre de velours pourpre. Son accent, sa moustache… Mystérieusement, il avait trouvé dans mon album Zoolook quelque chose qui correspondait à son goût ! Il n’écoutait plus que trois musiques : Isaac Albéniz, des airs des années 30 que lui enregistrait le violoniste de chez Maxim’s et Zoolook. Il voulait qu’on organise ensemble un grand concert pour ses funérailles. J’aurais été en charge de la bande-son et lui de la mise en scène. Il avait commencé à délirer sur les décors, qu’il imaginait plein de dorures… Hélas il est mort très vite après. C’est dommage, j’aurais bien aimé avoir au moins les croquis…

Tu es né en 1948, tu avais donc 20 ans en 1968, mais ton livre n’est pas un pensum de soixante-huitard : tu évites la glorification générationnelle, si pesante chez tes conscrits…
Chaque génération a une attitude de poilus : il y a des poilus de 68 comme il y avait des poilus de 14. Il y a un toujours un événement qui lie une classe d’âge, que ce soit une guerre, un tremblement de terre ou autre. La nostalgie aidant, on a tendance à édulcorer et à magnifier sa jeunesse. Les baby-boomers n’ont pas échappé à ça, en essayant de faire croire que tout fut positif – alors qu’il y a eu des aspects négatifs. Il n’y a vraiment pas de quoi se glorifier d’avoir eu 20 ans en 1968. Ce qui m’a agacé, au fil du temps, chez les gens de mon âge, c’est le contentement de soi : parce qu’ils avaient pris la parole et le pouvoir vingt ans plus tôt, les baby-boomers sont souvent devenus des vieux cons vingt ans plus tôt. Ça m’a un peu gêné de les voir donner des leçons…

« LES BABY-BOOMERS SONT SOUVENT DEVENUS DES VIEUX CONS…»

Mélancolique rodéo, ce n’est pas Confessions d’un baby-boomer de Thierry Ardisson !
Ardisson regrette peut-être cette époque… Pas moi. Je ne sais pas si ça vient des problèmes avec mon père ou d’une autre raison, mais j’ai toujours été off par rapport aux événements, aux clans, aux styles, ce qui m’a donné un certain recul par rapport à ce que je vivais. Les années dont on parle, je ne les ai jamais vues comme une fin : c’était une période de construction. J’étais à Londres en mai 1968, au début des événements. J’étais revenu à Paris hyper enthousiaste. En mettant les pieds et la tête dedans, j’ai reculé rapidement, notamment à cause de cette réunion au théâtre de l’Odéon que je raconte dans le livre. « La foule est l’ennemie du peuple », comme disait Victor Hugo. Ce jour-là, il y avait des gens intéressants, avec une pensée. Et, tout autour, des connards qui n’étaient là que pour foutre le bordel, détruire les décors de Cocteau et de Picasso – des gens fondamentalement progressistes, qu’on ne pouvait pas confondre avec un ordre établi, sectaire ou que sais-je… Je n’ai pas voulu marcher avec les moutons de Panurge.

jean michel jarre chine
BIG IN CHINA_
Après son concert à la Concorde en 1979, Jarre a joué partout. Un pays de prédilection ? La Chine.

Contrairement aux moutons de Panurge ou à Giscard qui se prenait pour Kennedy, tu n’étais pas à genoux devant l’Amérique. Dès le début des années 70, tu comprends qu’un Français ne peut pas faire un rockeur crédible, qu’il faut se connecter à la musique classique, à l’héritage européen…
A l’époque, il y avait à l’Olympia des concerts un peu libres le soir, deux ou trois fois par semaine. Ça durait une partie de la nuit, avec plein de groupes qui se succédaient. Je me souviens de Spooky Tooth, Renaissance, Cream… Ça a été un choc fondateur : ils étaient à peine plus vieux que moi, et je me rendais compte qu’ils avaient leur musique, qu’ils tenaient leur révolution. Sauf que pour un Français, les copier, ça revenait à se faire coloniser – j’ai toujours pris la musique anglo-saxonne, que j’adore par ailleurs, comme une colonisation du monde.

Tu n’allais pas devenir un yéyé ?
Quel intérêt pour un Anglais d’avoir un rockeur français, un ersatz qui sonne faux ? C’est comme si on nous proposait une Edith Piaf malgache ou un Brassens japonais… Soyons sérieux : notre révolution musicale restait à faire, et elle ne pouvait pas passer par le rock….

Entretien Louis-Henri de La Rochefoucauld

Photo Eddy Brière

Suite de l’interview à retrouver dans le Technikart N°235