GOBLIN MODE : TENUE FLAGADA EXIGÉE !

GOBLIN MODE : TENUE FLAGADA EXIGÉE !

Pyjama, junk food et… c’est tout ! Exaspéré des injonctions au bien paraître, de plus en plus d’écœurés de l’Insta-chic se vautrent avec délice dans le goblin mode. Cet anticonformisme pantouflard érige nos pires laisser-aller en art de vivre. Jusqu’à faire de l’anti-win la tendance lifestyle du moment ? Enquête.

Affalés sur un canapé, une vilaine brochette de vingtenaires en jogos boulottent leurs chicken wings. Et tant pis pour le ketchup qui dégouline. Rires gras, effluves alcoolisés, dialogues abrutis. Le funeste portrait d’une jeunesse occidentale à vau-l’eau ? La crépusculaire annonce d’une grande, d’une immense, d’une dantesque dérive ? Non. Juste le « goblin mode », répondent en chœur ces avachis, en citant la formule élue « mot de l’année 2022 » par le so serious dictionnaire d’Oxford. « Switcher en mode gobelin, explique avec malice l’un d’eux, c’est simplement s’autoriser à être soi-même ». En l’occurrence : sale et bruyant ; à l’image des créatures folkloriques dont s’inspire l’expression. Et si d’aucuns pourraient voir dans l’élection du way of life troglodyte la banale expression d’un je-m’en-foutisme micro-localisé, le linguiste américain Ben Zimmer, lui, estime qu’il « exprime le Zeitgeist de notre époque, et donne licence aux gens d’envoyer valser les normes sociales pour en embrasser de nouvelles ». Sérieusement ?

RAS-LE-BOL GÉNÉRAL

Remontons la bobine. L’expression « goblin mode » explose durant l’épidémie de Covid-19 car, « contraints à la vie sous cloche, certains ont tenu le coup en valorisant une existence recluse, à l’abri du regard d’autrui », explique la psychologue Johanna Rozenblum, auteure de Hypersensibilité, comment en faire un atout (Alpen, 2022). D’épineuse épreuve, le confinement s’est transformé en précieuse opportunité de contracter de nouvelles habitudes, affranchies des conventions sociales.

« Il y a fort à parier que depuis la fin des restrictions, les personnes ayant goûté aux joies d’une vie sans jugement extérieur se maquillent moins », exemplifie l’économiste et essayiste Corinne Maier, auteure de Bonjour Paresse (Gallimard, 2005), avant de souligner que le tsunami du laisser-aller s’étend au-delà du cosmétique, vers « un désengagement massif, notamment au travail ». Laquelle anti-ambition trouve écho dans le séisme du quiet quitting, regroupant les personnes décidées à ne plus se crever à la tâche, côté boulot. Grosso modo, les gens en ont leur claque. « Bien manger, bien se tenir, bien s’exercer. Puis il faut passer le permis, fournir tel document administratif… Nos quotidiens sont saturés de micro-impératifs qui rendent, in fine, l’existence lourde, éreintante. Pour équilibrer la balance, on cesse de rêver en grand au profit d’objectifs modestes. Et on relâche plus à la maison. » Innocente compensation qui s’accompagne, parfois, de retrouvailles avec des ravissements oubliés…

PLUS RIEN À FOUTRE

Le look qui nous a le plus excité ces derniers temps ? Le « Puffyhead », créé par une jeune designeuse de 22 ans, Coralie Nyango, digne héritière de Rei Kawakubo (Comme des garçons), pour sa marque Galerie Emprise. Cet objet faussement loufoqupeut être considéré « comme un casque de protection face au déséquilibre du réseau ou une échappatoire au monde extérieur ». On en commande pour notre prochaine sortie mondaine.

Même son de cloche chez Nadina. Cette maroquinière ne s’est « jamais sentie aussi libre » qu’au moment de réaliser que le yoga, l’épilation nickel chrome, la healthy food, elle n’en avait « plus rien à foutre ». Parce que marre de « la vie de carte postale ». Dans un monde où l’actu média « fout le blues » et l’avenir climatique s’annonce « cata de chez cata », cette ex-victime du FOMO (fear of missing out) déconnecte chez elle. La méthode ? Un combo « Monster Munchs, Mario Kart, Friends ». Vachement régressif, direz-vous. « Mais c’est bien le principe ! », commente Johanna Rozenblum. « Le « goblin mode » consiste à retourner vers des plaisirs d’enfance et s’emmitoufler dans un cocon où – enfin ! – il n’y a plus d’efforts à fournir pour paraître « correct » aux yeux de la société ». Bon. S’improviser « lutin » serait donc synonyme de pied-de-nez aux conventions sociales. De là à imaginer que le « goblin mode » puisse être subversif ? Qu’il dresse un doigt d’honneur aux accents punk, face aux exorbitantes exigences d’un carcan néolibéral trop policé, trop étriqué ?

Au collectif artistique Club de Bridge, à l’origine de la première manifestation mondiale pour le droit à la paresse, de tempérer. « Pour que le goblin mode ait cette portée, il faudrait qu’il porte des revendications politiques »… Balenciaga table sur des collections ultra oversize au look anti-social, VTMNTS flanque ses t-shirts de punchlines du calibre de : « Aujourd’hui, je ne foutrai rien ». Et sur leurs réseaux sociaux, les Bella Hadid et autres Chloé Cherry n’hésitent plus à s’afficher le front luisant, la coupe hirsute, l’accoutrement anarchique. Bref, icônes du show-business et acteurs de la culture jouent à fond la carte de la fainéantise. Au point que le « goblin mode », tout anti-esthétique qu’il soit dans l’âme, est devenu le summum du glam’. Un paradoxe, sans doute. De ceux dont seule la mode a le secret…

 

Par Antonin Gratien