François Ruffin, Raymon Depardon et l’art de faire un documentaire

L’un, documentariste de génie, filme les fous depuis trente ans. L’autre, génial agitateur politique, a remis l’hôpital psychiatrique sur le devant de la scène. Alors que François Ruffin sort son nouveau docu « J’veux du soleil », consacré aux Gilets jaunes, nous revenons sur sa rencontre avec Depardon, au coeur de l’été 2017.

Vous avez l’un et l’autre des approches stylistiques très différentes. Vous les pensez irréconciliables

Raymond Depardon : Non. Je pourrais adopter une approche proche de celle de François. J’ai failli le faire pour mes documentaires sur les paysans (la trilogie Profils paysans, ndlr). J’aurais pu me mettre dans le champ, me montrer en train d’interagir avec le sujet… J’ai fait des plans un peu comme ça mais je ne les ai pas montés. Je n’ai pas eu le courage de François, celui de rentrer dans le champ. Mais tu ne peux pas vraiment filmer les autres si tu ne te livres pas, ça je le comprends très bien.

François Ruffin : Je ne me considère pas comme un réalisateur, mais je sais que c’est important pour moi, quand je filme, de montrer la personne qui réalise le documentaire à l’écran ; que ce soit incarné à travers ça.

Raymond Depardon : « Je suis assez éloigné de l’acte militant »

R.D. : Quand j’étais photographe de presse, je me suis aperçu que lorsque je m’approchais de grandes figures politiques, que ce soit Giscard, Luther King ou Allende, je « donnais » toujours ma position de photographe. C’est-à-dire que je faisais en sorte que ma proximité physique au sujet soit palpable. C’est très important de « donner sa position » dans une photo politique. Bien sûr, avec le général de Gaulle, il y avait une certaine sécurité mais je m’approchais toujours le plus près possible. Avec Mitterrand, aussi. Chirac, bon, ça ne posait pas de problèmes, il adorait les photographes ! Et du coup, quand tu vois ces photos, tu te dis : « Tiens, le photographe n’est pas si loin que ça là, il ne se tient pas à distance. » J’ai ressenti la même chose en voyant Merci patron !.


F.R. : J’ai du mal à me poser des questions de cinéma. Je sais juste que je suis un narrateur : même dans mes interventions à l’Assemblée nationale, je viens pour raconter une histoire, souvent à la première personne. Sur Merci patron !, je ne me suis pas trop demandé où il fallait placer la caméra, je ne pensais qu’en termes d’écriture. Moi, la question que me pose votre cinéma, c’est : comment fait-on de la politique avec une caméra ? Dans vos films, vous rendez visibles des gens invisibles, y compris dans 12 jours, dans lequel vous donnez la parole à des gens qui ne l’ont jamais. Donc, déjà, il y a dans ce travail-là quelque chose de l’ordre de la politique.


R.D. : Ça vient de mon passé. Je viens de la photographie – un acte un peu passif – et, tout doucement, je suis allé vers l’ethnographie, vers quelque chose de plus en plus « flottant ». Mais contrairement à vous, je suis assez éloigné de l’acte militant.

Dans votre film, Raymond Depardon, vous montrez une sorte de simulacre de justice dans un hôpital psychiatrique : on y décide si des patients internés contre leur gré doivent y rester au-delà des douze premiers jours.

R.D. : C’est une loi européenne qui impose toute cette mise en scène : le juge, la présence de l’avocat ou de la curatelle du patient, les infirmiers derrière au cas où ça dérape. En faisant le film, je voulais lever le voile sur ce qui se passait dans ces lieux qu’on ne voit jamais.

François Ruffin : « Le seul abus, c’est l’absence de moyens »

F.R. : On sent l’urgence absolue que connaissent les institutions psychiatriques ; que ça prend l’eau de tous les côtés. Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté, a rendu un rapport où elle raconte que certains patients sont attachés et n’ont d’autre choix que d’attendre le passage des infirmiers, toutes les deux heures, moins la nuit, pour obtenir à boire ou demander le bassin, ou, plus gravement, signaler un malaise. C’est catastrophique.


R.D. : Comment contrôler ? Comment voir, comment vérifier sur toute la France les abus qui peuvent y avoir lieu ?


F.R. : Le seul abus, c’est l’absence de moyens, en fait. Il n’y a plus les moyens de soigner et on en vient à des solutions de facilité. Il y a des personnes qui se retrouvent enfermées dans une chambre d’isolement toute la journée. Pourquoi ? Parce qu’elles réclament trop d’attention. Et s’il n’y a que deux infirmiers dans un service, par exemple, comment leur consacrer suffisamment de temps ?

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..les gens en détresse

Il y a un cas assez choquant dans 12 jours : la salariée d’Orange en plein burn-out racontant comment ils se sont mis à douze infirmiers pour la restreindre au moment de son internement.

R.D. : Je me suis renseigné sur elle parce que ce qu’elle racontait m’avait choqué aussi : cette scène a eu lieu dans un hôpital général. Cette femme était en crise mais, vu son physique, ils ne pouvaient pas s’attendre à ce qu’elle casse tout. Mais dans les hôpitaux généraux, ils ont tendance à être un peu paniqués devant ces cas-là. Ils n’aiment pas ça, les gens en détresse. Ils n’ont pas les codes, l’expérience…

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François Ruffin, vous sortez un livre, Un Député à… l’hôpital psychiatrique, dans lequel vous donnez la parole au personnel soignant de l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens.

F.R. : À Amiens, c’est particulier. Ailleurs, les infirmiers d’un hôpital psychiatrique y restent dix ans maximum. À Pinel, j’ai vu des gens y faire toute leur carrière parce que, dans le coin, il n’y a pas tellement de boulot pour les infirmiers. Les psychiatres ont la possibilité de la fuite : ils peuvent se faire embaucher dans des cliniques privées ou se mettre à leur compte. Les infirmiers, eux, compte tenu de la situation du marché du travail, n’ont pas le choix. Il y a quelque chose d’héroïque dans ce personnel soignant – je ne m’imagine pas m’occuper de gens malades toute une journée – et pourtant on leur met constamment des bâtons dans les roues. La phrase qui revenait le plus souvent lors de mon reportage en hôpital psychiatrique, c’était : « J’aime mon métier mais je ne peux pas le faire. » Alors que c’est un métier qui demande une dose de dévouement et une structure psychologique hors du commun.

ENTRETIEN FRANÇOIS GRELET & LAURENCE RÉMILA