Cette rentrée, vous n’échapperez pas aux créations du surdoué fondateur de la Maison Francis Kurkdjian, également directeur de la création de Dior Parfums depuis 18 mois : il y réinterprète J’adore, tout en présentant la nouvelle eau de parfum de sa Maison éponyme, Aqua Media. Il nous dévoile son « vestiaire olfactif »…
Vous venez de lancer Aqua Media, une eau de parfum à la fraîcheur assumée, avec ses notes d’aldéhyde. Comment ce parfum s’inscrit-il dans votre volonté de proposer un « vestiaire olfactif ».
Francis Kurkdjian : La Maison est associée à des parfums très équilibrés, avec cette idée depuis le début de proposer une gamme olfactive large, allant du parfum frais au plus sensuel… Cette nouvelle création se place dans la première catégorie, Aqua Media étant une fragrance aérienne, avec ses notes de fenouil, de verveine, mais aussi de la bergamote d’Italie…
Vous vous décrivez comme étant un « parfumeur urbain », mais on imagine davantage des inspirations méditerranéennes derrière cette série de parfums Aqua (Media étant le quatrième que vous créez).
Certes, j’avoue ! Il s’agit en grande partie de mon regard sur la Méditerranée, dont j’aime beaucoup les paysages… Mais c’est de la cité que viennent les tendances. Je ne me sens jamais autant inspiré que lorsque je découvre une nouvelle métropole… D’être dans le cœur battant que sont les villes, c’est là qu’on peut décortiquer les prémices d’une tendance. Les plus grandes mégapoles sont intéressantes parce qu’elles sont des concentrés de fragrances, d’idées, de tout !
On vous imagine davantage vous ressourçant sur une île de la Méditerranée…
Ce n’est pas faux. La nouvelle bougie de la collection « Les maisons de la Maison », Es Cap, avec ses inspirations bucoliques, rend hommage à Formentera, avec ses figuiers, sa terre battue sèche et rouge…
« UN PARFUM COMME UN FILM D’AUTEUR DE QUALITÉ… »
Vous comparez vos créations à celles d’un cinéma d’auteur de qualité…
Parfois, il y a des audaces olfactives qui font bouger les lignes – qui ne sont pas forcément des produits grand public. Je me sens proche de l’industrie du cinéma. Un film, c’est une production, avec des équipes ; la création d’un parfum, aussi. Au cinéma, il y a des films grand public, hyper-calibrés et marketés. Puis il y a les films d’auteur, avec des équipes plus légères, qui peuvent se permettre de prendre plus de risques. C’est ce que nous faisons.
Comment se passe le lancement de Aqua Media ?
Le lancement d’un parfum, c’est un peu comme celui d’un film. Au cinéma, c’est la séance du premier mercredi qui donne une indication du box-office. En parfumerie, cela se joue sur les deux, trois mois de lancement : les premières campagnes sont diffusées, le produit est en magasin, les gens le portent…
Et les points de vente doivent décider s’ ils vont le racheter, ou pas.
Absolument. Le succès commercial d’un parfum se mesure à la capacité qu’il a de fidéliser une communauté : en gros, le client va-t-il le racheter ? Pour Aqua Media, les premiers retours sont très encourageants…
Le fait d’être une Maison autonome au sein de LVMH vous permet-il d’avoir une approche plus intuitive du marketing ?
Cette Maison, nous l’avons créée, Marc Chaya (cofondateur et CEO de Maison Francis Kurkdjian, ndlr) et moi, avec cette idée de suivre mes envies et mes inspirations. Cela ne veut pas dire qu’il faut être déconnecté du marché ou se couper de l’air du temps.
À en croire les confrères, le marché du parfum est en plein boom. C’est exact ? Exagéré ?
Un peu des deux. Disons que la gamme de parfums dont nous faisons partie a le vent en poupe ces dernières années.
Quels ont été les temps forts pour votre maison ces douze derniers mois ?
L’ouverture de nos tout premiers points de vente en Chine, avec un pop-up à Shanghai et un autre à Beijing. Aux États-Unis, nous avons conforté notre place de leader en parfum dans tous les points de ventes où nous sommes présents, devant les grands acteurs du secteur, poursuivant notre distribution qualitative et ultra sélective. Aux US, vous nous trouverez chez Bloomingdales, Sak’s, etc.
Et en France ?
Nous ouvrirons une nouvelle boutique l’année prochaine, à l’automne, rue François 1er. Ce sera notre troisième boutique à Paris depuis celle de la rue des Blancs Manteaux fin 2014… Paris ! Quand nous ouvrons un point de vente, on le consolide pour qu’il devienne la référence dans sa catégorie. Une fois que nous le sommes, nous nous autorisons à aller ailleurs et à construire autre chose. Cette construction étape par étape est la clef de notre succès.
Comment, exactement ?
Toute notre attention est portée sur le parfum : le produit, la qualité de celui-ci, la qualité du service… Aujourd’hui, le client attend d’une maison telle que la nôtre un service irréprochable. Que ce soit en ligne ou en magasin. Car dans cet écosystème, nos clients vont de l’un à l’autre : du magasin au digital…
Vous poursuivez cette expansion lente mais sûre depuis un peu plus de dix ans…
Oui, notre mot d’ordre a toujours été : surtout pas de précipitation ! Avec Marc [Chaya], nous sommes très vigilants et regardants sur ces points : une croissance importante du chiffre d’affaires engendre une réorganisation interne à chaque étape importante. Nous avons démarré avec une toute petite équipe de trois « couteaux suisses ». Et aujourd’hui, nous sommes une centaine de personnes au siège.
Comment se présente le secteur du parfum pour les mois à venir ?
On ne peut pas préjuger de ce que la géopolitique peut tout à coup nous faire subir ; donc il y a des aléas qui ne dépendent vraiment pas de nous et qui ont des conséquences très complexes sur les économies et le marché du luxe. Cela étant dit, nous sommes plutôt confiants – sachant qu’il y a un léger ralentissement qui pointe le bout du nez en Chine et une fébrilité du marché américain…
Et les ingrédients du moment ?
Ces temps-ci, il y a un poivre, le poivre de Timut, qui sent un peu le pamplemousse et le litchi – je ne pense pas qu’il devienne très populaire, parce que ce sont des notes soufrées. Je dirais que les dernières grandes nouveautés, c’est le poivre rose, qui fait aujourd’hui partie de la palette et qui est apparu dans les années 1990, on a eu aussi la vague du bois de oud, un produit largement utilisé au Moyen Orient, la matière première venant d’Asie du Sud Est.
Dans la parfumerie, la grande demande est pour des parfums « gras et sucrés ». Comment y répond la Maison ?
On essaie d’y répondre, en partie, tout en prenant le contrepied. Je donne l’exemple de notre parfum Rouge 540, qui est une collaboration avec la maison Baccarat et qui est un succès international. Il s’inscrit dans cette tendance en étant sucré, mais sans être collant. Pour ce projet, je voulais un parfum dense et lumineux. Rouge 540 a donc cette particularité d’être autant aérien que gourmand ; tenace avec du sillage, mais pas écoeurant. C’est ce qui a fait son succès. Il contient du safran, avec une pointe d’amertume, et très peu de composants. C’est une écriture un peu Bauhaus, radicale…
Si l’on devait classer votre Maison avec une étiquette mode, laquelle vous sied le mieux ? « Quiet luxury » ?
Nous, ce serait plutôt « slow luxury », ce qui correspond bien à notre raisonnement de distribution : on avance « step by step »…
Par Laurence Rémila
Photos François Roelants