ÉLOGE DE SOPHIE LETOURNEUR

Sophie Letourneur technikart

Certains films changent notre rapport à la vie. Ceux de Sophie Letourneur ont eu un impact tout particulier sur l’actrice Nailia Harzoune. Elle lui écrit sa reconnaissance.

Paris, 
Lundi 18 mars, 
Rue du Faubourg-Saint-Denis,

Début 2013, je ne me souviens plus très bien du jour, mais c’était en soirée, à Paris. Je vis dans un studio exigu, 15 m2, alors j’ai collé mon lit à la fenêtre, ouverte sur un jardin. À l’heure où les heureux de mon âge picolent en terrasse, je suis dans mon lit collé au frigo, collé à la fenêtre, à deux doigts du lexo et je regarde Les Coquillettes. Je ne sais pas vraiment comment je me suis retrouvée devant … Aujourd’hui, je me dis que j’ai mis ton film parce que j’adore les coquillettes depuis petite. Pourquoi un film nous touche plutôt qu’un autre ? Attentive aux sensations que provoquent en moi certains mots, certaines phrases, certains silences j’essaye de trouver un début de réponse. Je sens comme de la chaleur, comme une impression d’ancrage. Dans un Paris qui rend la solitude vertigineuse, quelque chose s’allège en moi. J’en suis au moment où tu cours sur le quai d’une gare, over chargée, un sac Tati à carreaux rouge sur le bras gauche, pour monter dans un train vert et bleu quasi en marche. Je repose le petit tube vert sur la bibliothèque au-dessus de mon lit, je te trouve géniale. Ça me fait le même effet quand je lis Sagan. Pas sûre que la ref te plaise.

Hier, avec Marguerite. Toujours au lit, un peu moins seule. Les Coquillettes le retour. Je ne lui dis pas, mais je suis pas tranquille. Montrer des films qui changent notre rapport à la vie aux gens qu’on aime, est un risque insensé. Comme entre-temps j’ai vu tous tes films, je suis d’autant plus attentive au lien intime et tendre que l’on peut nourrir avec les autres. Je le sens dans les fous rires, les aveux, les mensonges, les confidences. Marguerite, c’est « une humanité qui me plaît » , pour reprendre ton expression et c’est toujours galvanisant et doux à la fois d’être comprise et réconfortée par ces rares personnes. Elle adore. Sensation magique. J’aimerais capturer ce moment pour la vie. Définitivement, rien n’est plus beau que ce qu’il se passe en vrai. Depuis ton entrée fracassante dans mon imaginaire, j’y suis d’autant plus sensible. La grâce avec laquelle tu offres ta sensibilité au réel, s’échappe de la matière cinématographique. Elle nous traverse. Nos mots ont une autre saveur. Marguerite allume une cigarette, je vois le cendrier rouge sur notre éternel drap bleu délavé, mon regard s’attarde pour la première fois sur les rideaux, leur aspect un peu électrique. Je sais pas vraiment pourquoi mais ce moment me rappelle un plan des Coquillettes , aux influences peut-être asiatiques, peut-être pas. Tes amies et toi sont dans un appartement pour le festival de Locarno. La lumière ne fonctionne pas. Tu es dans le noir, assise sur un canapé, un rideau électrique fermé derrière toi, et tu allumes une cigarette. Un moment beau et sensuel, une seule seconde. Une sensation parfaite et fugace de vie au présent me traverse. Je respire.

N’ai-je pas consommé trop de fictions ? Contextualisation : une façade d’hôtel, un immeuble bourgeois du 6e, un hall d’entrée… plan large, plan d’exposition… Le film est confortable. « Ah bah c’est sûr que la Sophie, elle va pas filmer Jean-Phi en train de pousser une porte cochère » me lance Marguerite en tirant sur sa clope. J’ai l’impression de voyager dans la chanson Touch de Daft Punk et Paul Williams. Tes constructions abruptes de récits confortent effectivement cette sensation d’un trop pleins de fiction.

Je vois ta tête, tu tires la langue. Je sais pas pourquoi, je te vois comme ça. Le côté enfant sûrement, ou l’énergie frondeuse. De celle qui vient secouer un cinéma plus scolaire, plus bourgeois, plus attendu, plus en phase avec ce que l’on attend de lui. Tu penses que c’est possible de faire autrement, tu le fais, et tout s’éclaire pour nous. L’esthétique d’un film est politique, la tienne, radicale, donne le ton. C’est réjouissant quand une de tes œuvres est à l’affiche, chacune de tes recherches formelles, artistiques est une source intarissable de motivation, un rappel à l’organique. C’est une des rares fois que je me vois faire pipi au cinéma, que mon corps de femme n’est pas érotisé à chaque plan. Gaby s’accroupie dans l’herbe un nombre de fois incalculable pendant ses balades avec Nicolas. Sophie aussi, les filles du ranch pissent entre les voitures dans la rue… Chacune de ces figures féminines est une partie de nous. Je pense aux gens avec lesquels je suis à l’aise de faire pipi, ce que ça raconte sur notre lien, et aux autres qui ne partageront pas ce moment intime au-delà de la sexualisation d’un corps. Le regard au cinéma est-il forcément sexué? Pas sûr sûr… « Le cinéma c’est l’art de faire faire des jolies choses à des jolies femmes » (Truffaut). J’ai jamais trop compris cette phrase mais elle me fait de plus en plus rire aujourd’hui. L’image de Gaby, en sandales à talons qui s’enfoncent dans la boue traverse mon esprit. Elle marche vite, des petits pas dégoulinants, hasardeux, maladroits. Ton désir guide, tu dessines le charme. J’ai d’ailleurs, pas très bien compris pourquoi dans Voyages en Italie tout le monde fait référence à vos corps, comme une forme un peu révolutionnaire de montrer des corps comme ça. Alors déjà, tu es sublime. Et c’est un vrai cadeau à la masculinité que tu nous offres. Je dis « cadeau » parce que c’est rare. Les garçons : pas nécessaire de courir comme des ânes derrière des injonctions à la virilité. Ça doit être dur : glorification de la force, du dépassement de soi, de la multiplication des conquêtes, de l’érection … On se détend, on se met un film de Sophie Letourneur et la magie opère. Une angoisse, une fragilité, une douceur, une tendresse, vos charmes sont aussi dans l’espace du sensible. Super nouvelle !

Fabriquer des films, est-ce le meilleur des moyens pour faire l’expérience d’une forme d’éternité de notre vivant ? Tendre la main à quelqu’un qui ne la prend pas, et avancer quand même. Se lever, seule. Se coucher avec son désir. Accepter les formes d’être de ceux qu’on a choisi d’aimer. La nostalgie incrustée dans chacun des corps de ton univers, dans leur regard ou dans leur ton, perceptible mais jamais exposée, sonne comme une politesse. C’est une écoute particulière, une distance cathartique avec la douleur franche. Tu poétises le sérieux. J’en suis : hilare, au moment où Claire apprend qu’elle est enceinte. Le temps passe, je ne veux pas que le film s’arrête. La fin de tes films est une petite mort en moi. Je pense aux coquillettes jetées à la poubelle. Ou à Rosalia momifiée… D’ailleurs, assise sur mon canapé, saucissonnée dans une espèce de plaid de Noël que la moitié de la terre s’est procurée pour l’occasion, je me sens moi-même un peu momifiée et, en même temps, rendue à la vie (toujours plus) quand « tu fais des techniques ». Je raconte cette scène (celle de la fin de Voyages, pas celle d’Énorme), sincère, casse gueule, qui peut résumer à elle seule beaucoup des charmes de ton cinéma, à mon chien. Il aime les dattes alors je lui en donne. J’ai vérifié, le chien ne va pas mourir. Je me rends compte que c’est vraiment le bordel chez moi, des tasses de café froid qui trainent depuis plusieurs jours, des affaires sur la table à manger, sur le canapé, sur le piano… partout chez nous c’est l’endroit idéal pour les gens qui ont peur du vide.

Bon, tu l’auras compris : j’aime ta réponse aux crises violentes d’angoisse, de mort et de solitude. C’est une réponse de vie. C’est un ingénieux pied de nez à la morbidité. Tu déjoues, tu slalomes, tu regardes ailleurs tout en lui laissant son espace, petit, simple, le seul qu’elle mérite. Tu crées la vie, tu la dessines dans ce qu’elle a de tendre, d’intime, de léger. Ce travail de la matière, pas du tout abstrait mais organique prouve à lui seule ta sincérité. 

Simone de Beauvoir aimait à rappeler qu’une vie, aussi réussie soit elle, était toujours une sorte d’échec car on ne pouvait jamais vraiment la posséder comme un objet. La vie nous échappe, elle passe devant nous. Moi j’adore prendre les chemins que tu fabriques pour échapper au temps subi. Ceux où on s’enregistre pour revivre à volonté des moments déjà vécus. Ceux qui s’attardent avec délectation sur les gens qui font le choix de revivre un moment. C’est génialissime !

Le rapport au temps, travaillé, malaxé, mangé, pour réaffirmer encore et toujours le sujet vivant : la volonté de faire est plus forte que le temps, plus forte qu’une forme de réel. Je me sens chanceuse d’être en vie quand je regarde chacun de tes films. Du coup Gaby marche et respire, le coucher du soleil peut être beau pour tout le monde. 

Influencées par Eustache qui travaillait aussi en enregistrant des conversations téléphoniques, certaines de tes méthodes font dérailler mes amours passées. Eternel Sunshine of the spotless mind a un autre goût. Je l’ai toujours vu comme un film d’amour absolu, super passionnel, romantique. Alors pourquoi vouloir oublier ? Pourquoi perdre le temps vécu quand la mort nous suit ? Sophie et Jean-Phi s’aiment tellement qu’ils ne veulent pas oublier, qu’ils se le rappellent justement, qu’ils font tout pour que leurs liens intimes soient une trace de leur fusion. C’est faire un choix, C’est affirmer qu’on pourra revivre ce moment éternellement. C’est affirmer notre chance incroyable d’être en vie, ensemble. C’est simple et puissant, c’est libre, c’est le voyage que tu nous offres. Merci.


Par Naïlia Harzoune