DRAHI ET SOTHEBY’S : QUAND LA FINANCE SE FAIT PASSION POUR L’ART

Depuis le rachat de la maison d’enchères en 2019, le propriétaire de SFR a fait de Sotheby’s un joyau discret mais central de son empire.

Du monde des affaires à celui des arts, il y a un pas que beaucoup ne se risqueraient pas à franchir – n’est pas le personnage de Jean-Pierre Bacri dans Le Goût des autres qui veut. Pas de telles pudeurs chez Patrick Drahi qui, en juin 2019, a mis un grand coup de pied dans l’univers feutré – et ultra-fermé – des maisons d’enchères. Le propriétaire de SFR s’est ainsi offert l’un des mastodontes mondiaux, avec Christie’s, d’un secteur qui repose en réalité sur un quasi-duopole : la mythique maison Sotheby’s.

Fondée au XVIIIe siècle à Londres, l’institution s’est imposée au fil des siècles comme une référence incontournable des ventes aux enchères d’œuvres d’art et de collections de prestige. On lui doit notamment le regain d’intérêt, dans les fifties, autour de l’impressionnisme ; mais aussi la vente, en 1987, des joyaux de la duchesse de Windsor, adjugés 50 millions de dollars ; ou encore, en 2006, la spectaculaire vente du Hotel Window d’Edward Hopper, pour la bagatelle de 26,9 millions de dollars.

UN « TITRE DE NOBLESSE » CHÈREMENT ACQUIS

Pour le collectionneur et amateur d’art qu’est Patrick Drahi, racheter Sotheby’s était donc au moins autant une manière de réaffirmer son entrée dans la cour des grands de ce monde qu’une opération financière. « Une maison d’enchères, confirmait alors un connaisseur du milieu au Figaro, c’est un titre de noblesse qui permet d’ouvrir les portes partout dans le monde, à commencer par celles des familles les plus riches ». Et le moins que l’on puisse dire est que le magnat des médias et télécommunications n’a pas lésiné sur les moyens pour sertir ce joyau discret en bonne place au sein de son empire.

Pour parvenir à ses fins, l’entrepreneur franco-israélien a en effet mis sur la table pas moins de 3,7 milliards de dollars. Un montant colossal, qui surévaluait alors le cours de l’action de la maison d’enchère de plus de 60%. Dans le détail, Drahi n’a apporté « que » 1,5 milliard de dollars sur ses fonds personnels ; le reste de l’opération a été financé par la dette émise par Sotheby’s, selon un mécanisme financier particulièrement apprécié – trop, diront certains – par le milliardaire : le leverage buy out (LBO).

NFT, VENTES EN LIGNE : SOTHEBY’S FAIT SA TRANSITION NUMÉRIQUE

Homme d’affaires pragmatique, Drahi sait bien qu’une maison d’enchères – a fortiori quand il s’agit de la deuxième au monde dans un secteur qui en compte… deux, ou du moins deux « grandes » – n’est pas tout à fait une entreprise comme une autre. C’est pourquoi le dirigeant s’est attaché, une fois aux manettes, à respecter l’ADN artistique et historique de Sotheby’s. Non sans insuffler dans la vieille maison la rigueur financière et le sens aigu de la modernisation qui signent, dans les autres entreprises rachetées par le milliardaire, le management « made in Drahi ».

Patrick Drahi n’est pas le genre d’hommes d’affaires à se reposer sur ses acquisitions en attendant que les dividendes rentrent tous seuls. Chez Sotheby’s, le nouveau boss développe les enchères en ligne et les ventes privées, tout en misant sur l’innovation technologique : Sotheby’s est ainsi la première grande maison à organiser, en 2021, une vente aux enchères de NFT. Si la crise Covid impacte durement l’activité de la maison d’enchères, contrainte de fermer ses portes pendant la pandémie, la rentabilité rebondit dès les années suivantes. Sous la direction de Patrick Drahi, Sotheby’s double en 2021 son résultat d’exploitation, multiplie par deux son bénéfice opérationnel et triple son bénéfice net, à 66 millions de dollars.

De tels résultats ont un prix. Dès son arrivée à la tête de la maison d’enchères, Drahi met en place un plan d’économies de plus de 100 millions de dollars et les effectifs sont réduits de 10%. Le top management de Sotheby’s en fait également les frais et est intégralement remplacé. Enfin, la dette est, elle aussi, multipliée par deux en trois ans. Pour désendetter l’entreprise, Drahi fait, en août 2024, entrer au capital de Sotheby’s le fonds souverain d’Abu Dhabi (ADQ) ; l’entrepreneur n’est plus seul maître à bord, mais il peut s’enorgueillir d’un chiffre d’affaires, en 2023, de près de 8 milliards de dollars.

En somme, Patrick Drahi aura réussi l’exploit de transformer une vénérable maison d’enchères en acteur majeur du marché de l’art du XXIe siècle. Un défi de taille, risqué pour un néophyte dans la gestion d’une telle structure, qui plus est affublé d’une image de pur financier qui n’aura, donc, pas terni l’aura de Sotheby’s dans le monde feutré de l’art. Preuve, sans doute, que ce requin de la finance peut exprimer dans ces activités bien éloignées de la téléphonie mobile une facette plus intime : celle d’un collectionneur de prestige, conscient du pouvoir d’influence de l’art et de la culture.