DIEU PEUT-IL SAUVER LA PRESSE ?

Pascal Ruffenach

Lancer un magazine hebdo en 2019 ? Les pontes du groupe Bayard (350€ millions de chiffres d’affaires monde – dont 300 sont générés par leurs titres médias) y croient. Ils lancent ce mois-ci un nouvel hebdo, La Croix L’Hebdo, avec une équipe de 18 personnes et une cagnotte de 3€ millions. Il se substitue à l’édition du week-end du quotidien, et sera disponible toute la semaine au prix de 3,80€. Ou comme disait Yanne dans Tout le monde il est beau : « Si j’aurais pas connu Jésus, ma vie aurait été foutu ».

Vous êtes un cas unique dans le presse française : La Croix est le seul quotidien à ne pas être dans le rouge. Comment expliquer ce miracle ?
Pascal Ruffenach : Ah ah ! D’abord, chez Bayard, on a une longue histoire. Certaines de nos marques, comme La Croix ou Le Pèlerin, ont l’âge de l’entreprise : 150 ans ! D’autres, comme J’aime Lire, Pomme d’Api, Notre Temps, plus de 50… On s’inscrit dans un temps long et c’est ce temps long qui nous intéresse. Il permet de ne pas être figé sur des résultats trimestriels, semestriels, voire annuels, mais il impose aussi de bien mûrir les choix pour les réussir.

C’est votre actionnariat qui vous permet ça ?
Oui, nous avons un actionnaire, les Augustins de l’Assomption, à qui nous ne versons pas de dividende. Ce qui nous oblige à trouver en nous les ressources de notre développement (en réinvestissant les bénéfices dans la création de nouveaux projets, ndlr), d’assurer un équilibre de l’entreprise pour qu’elle puisse être durable, sans négliger la dimension sociale : comment faire pour que les salariés puissent trouver les moyens d’épanouir ce qu’ils ont en eux, tout en donnant à l’entreprise ?

Vous étiez un des premiers grands médias français à faire payer votre contenu en ligne.
On a tout de suite essayé d’avoir une stratégie de digital payant, donc de ne pas courir après le clic, mais plutôt d’essayer d’avoir des lecteurs fidèles prêts à payer pour un accès à notre contenu. Alors c’est vrai qu’avec un paywall, ça va plus lentement en audience. Mais en même temps, vous constituez une base de lecteurs fidèles digitaux. Et aujourd’hui, bon an mal an, la baisse d’abonnés au quotidien papier La Croix, est totalement compensée par la croissance des abonnés digitaux La Croix.

Il paraît que les abonnés digitaux sont moins fidèles que ceux du papier.
Oui, toujours. C’est une règle chez tous les grands médias : il y a une plus grande volatilité des abonnés digitaux. Il y a une exigence encore plus grande sur la dimension éditoriale. Le lecteur digital ne se satisfait évidemment pas de news, de brèves. Il faut construire du long si l’on veut que les gens adhèrent… Les lecteurs sont prêts à lire longtemps sur écran mais ils demandent un certain type d’écriture : plus cadencé, plus scénarisé.

Avec le digital, le lecteur est plus exigeant mais veut payer moins cher ?
Voilà. Vous allez me dire qu’avec le digital, il n’y a pas l’impression, la distribution, etc. Mais c’est plein de dépenses cachées : des coûts marketing, techniques, etc.

Vous lancez donc un hebdo en 2019. Vous croyez encore au papier ?
On croit à la vertu du point de ralliement – de l’incarnation – qu’est le papier, y compris d’un point de vue artistique, graphique. En plus, ça a une vertu fidélisante : l’hebdo peut renforcer la fidélité des abonnés digitaux. Quand quelqu’un s’abonne au digital, on lui proposera l’hebdo. Et inversement. L’idée étant d’avoir à la fois cette version instantanée de l’information, et la version plus reposée.

Et quelles leçons tirez-vous des échecs l’an dernier des différentes tentatives de lancer de nouveaux hebdomadaires (Hebdo, Vraiment…) ?
Que c’est difficile. Qu’il faut avoir une ligne éditoriale forte. Que les lecteurs ont besoin d’avoir un lieu qui les aident à penser, à comprendre le monde. Qu’il faut qu’ils aient cette certitude qu’ils ne vont pas, en allant dans ce magazine, ou dans ce quotidien, être perdus. La différence, c’est que celui-ci s’appellera La Croix l’Hebdo. Donc vous dites déjà quelque chose de votre intention éditoriale. Après, vous savez très bien, le marché de la presse est compliqué : il y a la distribution qui n’est pas facile, le papier qui est en baisse… Mais ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut baisser les bras. L’histoire récente montre que des choses de qualité, peut-être sur des diffusions plus modestes, continuent à structurer l’espace démocratique.

« À LA FIN DES FINS, LA SEULE CHOSE QUI FAIT LA VALEUR, C’EST L’ÉDITORIAL. »

Même si l’âge moyen d’un lecteur de quotidien, c’est 55 ans…
On sait qu’il y a un effet de génération. Mais ce n’est pas parce que leur pratique est différente qu’il ne faut pas proposer au lecteur plus jeune ce moment de calme, par rapport aux écrans, qu’offre le papier. Nous, on entend tous les jours des enfants qui nous parlent de leur pratique de J’aime Lire, de Pomme d’Api. Ils nous disent « quand je lis ça, je rentre dans un calme, mon imaginaire se développe, je découvre une sorte de vie intérieure ». Les écrans ont des tas de vertus, mais pas ceux-là.

C’est le grand paradoxe pour la presse écrite : le contenu n’a jamais été aussi important, et sa monétisation aussi difficile.
Les grandes baisses de revenus des médias classiques, elle est avant tout d’ordre publicitaire. On avait tous pris l’habitude de vivre sur ses deux pieds que sont le lecteur et la publicité, de façon variable. À Bayard, ça a toujours été une part importante, mais beaucoup moins importante que d’autres : on a toujours dépendu en premier de nos lecteurs et de nos abonnés.

Mais comment convaincre le lecteur de payer pour son contenu ?
S’il veut des choses de qualité, il faut que le lecteur passe un contrat : qu’il soit reconnaissant à celui qui lui fournit de l’information pour l’aider à comprendre le monde. Donc il faut qu’il accepte de payer pour ça. Des deux côtés, il y a une éthique à construire.

Alors que la gratuité a longtemps été le modèle dominant.
Il y a eu ce moment d’illusion incroyable, entre les années 2000 et 2010, où les médias ont cru que la publicité allait être un gâteau infini, qui allait venir financer des contenus eux-mêmes infinis. Sauf que ces contenus allaient demander, à nouveau, et comme toujours, un grand travail journalistique. Vous ne pouvez pas vous en passer si vous voulez séduire les gens, les intéresser, les fidéliser. De l’autre côté, les publicitaires se rendent de plus en plus compte qu’ils ont intérêt à être à côté de conte- nus de qualité. Et à un moment donné, ce n’est pas non plus la peine de bombarder tout azimut tout le temps. Le digital, c’est un formidable outil – qui est en train d’apprendre à se réguler.

En ce moment, vous vous préparez comment ?
On recrute des journalistes. Parce que de toute façon, à la fin des fins, la seule chose qui fait la valeur, c’est l’éditorial : celui qui écrit, celui qui photographie, celui qui dessine ; et comment on arrive, nous, à organiser le contact entre ce travail et des lecteurs. Ce sera le grand challenge de ces prochaines années : les gens n’ont jamais autant lu (via leur smartphone), et n’ont jamais été aussi déshabitués à payer pour cet acte-là…

Ça va revenir ! Regardez le succès de plateformes comme Netflix, elles réussissent à faire accepter l’idée de payer pour du contenu visuel. Même chose pour la musique : elle est en train de se structurer… Donc pourquoi pas le conte- nu éditorial ? Après tout, on a tous besoin de se raconter une histoire structurée du monde, sinon on devient fou.

La Croix l’Hebdo : en kiosque chaque vendredi.

PHOTO : CITIZEN BAYARD _ Pascal Ruffenach le Citizen K de Montrouge, bien entouré par la pléthorique collection du groupe Bayard dans le jardin de sa rédaction.

Par Laurence Rémila

Photo Florian Thévenard