Au festival du cinéma américain de Deauville, de très bons films et une œuvre immense, La Zone d’intérêt, voyage au bout de la nuit signé Jonathan Glazer.
Photo : La zone d’interêt
Un mari trompé, un tueur à gages, un détective privé à la ramasse, une ancienne beauty queen, quelques cadavres et 250 000 dollars en vadrouille sur les routes du Texas. Pour son premier long-métrage, Shane Atkinson alterne coups de flingue et éclats de rire et son LaRoy évoque les premiers films des frères Coen. Fantasia chez les ploucs ? En virtuose, Atkinson multiplie personnages, intrigues, ambiances, casse le rythme, désamorce la noirceur de l’ensemble avec un humour zinzin. Et s’offre un casting solide constitué de John Magaro, vu dans Carol ou First Cow, l’épatant Steve Zahn (Dallas Buyers Club, Hors d’atteinte), ou Dylan Baker (Happiness, Les Noces rebelles), incroyable en Terminator humain. Gros coup de cœur.
Premier film de Marina Mathias, Runner est un émerveillement, un pur objet de mise en scène. Le scénario est beau et fragile comme un haïku : Haas, une jeune fille pauvre de dix-huit ans, va enterrer son père dans sa ville natale, au bord du Mississipi. Elle fait la connaissance d’un garçon qui doit subvenir aux besoins de sa famille et qui doit partir comme marin. Sur 1h 16, la réalisatrice filme cette brève rencontre de deux solitudes. Elle a la grâce. Et tout passe par la forme. L’écran est carré, la caméra souvent fixe et Marina Mathias filme le ciel bas et ombrageux, des oiseaux qui passent, une maison qui déchire l’azur, des pieds qui pataugent dans la boue. Chaque plan est composé comme une toile de maître flamand et suscite le vertige, comme certains Terrence Malick. Le directeur de la photographie s’appelle Jomo Fray. On n’a pas fini d’entendre parler de lui.…
UN JARDIN À AUSCHWITZ
Immense choc de Cannes, récompensé du Grand Prix du festival, La Zone d’intérêt vient montrer ses muscles à Deauville. Inspiré d’un roman du Britannique Martin Amis, mort le jour de la présentation à Cannes, cette zone (qualificatif que les nazis donnaient aux 40 kilomètres autour du camp) est un petit coin de paradis, une maison cosy avec un jardin magnifique qui jouxte le camp d’Auschwitz-Birkenau. Dans cette luxueuse demeure, Jonathan Glazer expose la vie quotidienne de Rudolf Höss, commandant du camp de concentration, petit génie de l’extermination de masse, de son épouse pragmatique et de leurs cinq enfants. Leur quotidien, c’est l’école, les baignades, les rires, un pique-nique dans la nature, le jardinage, les repas en famille, la piscine, le chien… Du camp de la mort, on ne verra rien, ou presque : un mur, des barbelés en haut du cadre. On ne verra rien mais on entendra tout : le bruit assourdissant des fours, les hurlements des Juifs que l’on assassine, les cris des nazis, les déflagrations dans la nuit, l’horreur sourde qui gronde… Toute l’horreur du monde est contenue dans ce cri dans la nuit que l’on ne veut pas entendre.
Petit génie du cinéma, Jonathan Glazer, 58 ans, est un inventeur de formes, un polisseur de diamants bruts qui n’a réalisé que quatre films en vingt ans : Sexy Beast, Birth, Under the Skin et aujourd’hui, cette Zone d’intérêt. Pour interroger la banalité du mal et filmer l’horreur absolue, Glazer mis au point un dispositif narratif en forme de labyrinthe, de piège. Très vite, le spectateur est happé par le vrombissement continu des fours qui vrille la tête et le ventre, et bientôt, le hors champ dévore le film, le spectateur, le monde. Dans la maison, Glazer a installé une série de caméras fixes, et les plans qui suivent les allers-retours des petits fonctionnaires allemands et des prisonniers juifs qui récurent la maison décuplent le sentiment de surveillance et rappellent le son dispositif de la télé-réalité. On se retrouve alors confronté aux problèmes existentiels de madame (incarné par la démente Sandra Hüller) qui essaie un manteau de fourrure en provenance du camp malheureusement trop grand pour elle, ou de monsieur, qui obtient une promotion au camp d’Oranienbourg, pour y apporter ses lumières en matière d’extermination. C’est insoutenable et chaque instant de ce quotidien placé sous le signe de la répétition nous renvoie à notre propre indifférence.
Une expérience radicale, un film comme en voit peu dans une vie.
La Zone d’intérêt, sortie salles le 31 janvier
Par Marc Godin