CES FILMS QUE L’ON NE VERRA JAMAIS (BON DÉBARRAS!)

Ces films que l’on ne verra jamais

Six ans après les débuts de #MeToo, et grâce en grande partie aux prises de position de Judith Godrèche, un vent nouveau souffle sur le cinéma français. Plusieurs films, dont ceux de Benoît Jacquot et de Jacques Doillon, auront du mal à trouver le chemin des salles. Enquête sur le sort de ces œuvres mises au placard.

Légende photo : FIN DE PARTIE_ D’une incroyable médiocrité, The Palace de Roman Polanski ressemble à un mauvais épisode de The White Lotus. Présenté au festival de Venise, massacré par la critique, l’avenir du film semble compromis en France… 

Sur AlloCiné, CE2, le nouveau Jacques Doillon, est toujours annoncé pour une sortie salle le 27 mars. Le film traîne sur des étagères depuis trois ans (il est passé au festival d’Angoulême en 2021 où il avait reçu les louanges de Brigitte Macron) et raconte une histoire de harcèlement en école primaire avec Nora Hamzawi, journaliste-humoriste devenue comédienne (elle est à l’affiche du prochain Assayas) et Alexis Manenti, acteur-scénariste issu du collectif Kourtrajmé. Mais le 8 février dernier, dans une émouvante et implacable interview menée par Sonia Devillers sur France Inter, Judith Godrèche accuse Jacques Doillon d’agressions sexuelles sur le tournage de La Jeune Fille de 15 ans, en 1987. Elle porte plainte pour viol contre le cinéaste de 79 ans, et dans la foulée, les actrices Anna Mouglalis et Isild Le Besco témoignent d’agressions sexuelles ou de violences physiques à son encontre. Aux dernières nouvelles, le producteur du film, Bruno Pesery de Arena Films, maintient cette date de sortie, le faisant savoir dans un communiqué alambiqué… Alors, sortira, sortira pas ?

Quatre ans après la scandaleuse 45e cérémonie des César (avec les prix pour Roman Polanski – J’accuse – et la fureur d’Adèle Haenel qui quitte la salle en hurlant « Quelle honte ! »), le cinéma français serait-il en train de connaître sa vraie révolution post #MeToo ? Désormais, le mot d’ordre de Virginie Despentes (« on se lève et on se barre ») est quasi obsolète. Les victimes parlent et le grand public écoute.

Tout s’emballe depuis l’émission Complément d’enquête du 7 décembre 2023 consacrée à Gérard Depardieu, mis en examen pour viol depuis 2020. Si le président de la République déclare par la suite que l’acteur « rend fière la France », les spectateurs découvrent, dans ces images tournées en Corée du Nord en 2018, un ogre radoteur et obscène, s’exprimant en borborygmes, sexualisant chaque femme et une fillette sur son passage. La déflagration est immense. Dans la foulée, les révélations et les plaintes vont se multiplier. Une nouvelle plainte pour viol contre Depardieu est enregistrée ; Nicolas Bedos (sa série Alphonse, catalogue de vulgarité, a été diffusée en catimini sur Prime Video en octobre dernier), poursuivi dans trois affaires de violences sexuelles, sera jugé en septembre prochain, lors d’une seule et même audience ; Philippe Caubère est mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur mineurs, et placé sous contrôle judiciaire…

Et après ses révélations, Judith Godrèche, 51 ans, annonce avoir porté plainte pour viols sur mineure contre les cinéastes Benoît Jacquot et Jacques Doillon… Ça bouge, donc, mais la grande famille du cinéma français a encore du mal à accepter ce qui lui arrive…

Nora-Hamzawi
SORTIRA, SORTIRA PAS ?_
Mi-février, le producteur de CE2 a confirmé la sortie du Jacques Doillon, avant que l’actrice principale Nora Hamzawi ne se désolidarise du film et exprime sa colère. « Je ne soutiens pas cette décision qui, d’après moi, représente un mépris vis-à-vis de la parole des femmes. » Bim !

 

ENNUI GLACÉ (ET GLAÇANT)

Acheté dans plusieurs territoires, affublé d’un bouche à oreille calamiteux par ceux qui l’ont vu au festival de Venise, que va devenir The Palace de Roman Polanski, 90 ans ? Quand on interroge Vincent Maraval, l’un des fondateurs de la société de distribution et de ventes internationales Wild Bunch, il se fend d’un SMS long de huit mots : « le film est vendu en France et sortira », avant de s’évaporer… Pourtant, on voit mal The Palace, avec des comédiens comme Mickey Rourke, Sydne Rome ou John Cleese, débarquer dans les salles françaises, même pour une sortie technique.

Le prochain film de Benoît Jacquot, Belle, est inspiré de La Mort de Belle, un roman de Georges Simenon de 1952, et le remake d’un film d’Édouard Molinaro de 1961 (au moins on a évité une énième adaptation de Pascal Quignard starring la Huppert, ndlr). Tourné entre novembre et décembre dernier, avec Charlotte Gainsbourg et Guillaume Canet, ce film au financement modeste (un budget de trois millions) « traite de la présomption d’innocence, du lynchage médiatique, du jugement populaire, et de la manière dont un évènement extraordinaire peut transformer un homme ordinaire » selon le communiqué de presse (à ne pas confondre avec celui pour le J’accuse de Polanski, donc, ndlr). Un synopsis qui pourrait presque prêter à rire quand on connait le pedigree de Benoît Jacquot. Intronisé auteur de luxe par Les Cahiers, Télérama ou Les Inrocks, Jacquot, 77 ans, a réalisé trente films à l’ennui glacé (et glaçant, dès qu’il met en scène une adolescente)… Il fait tourner Judith Godrèche dans Les Mendiants en 1986, puis La Désenchantée en 1989 et va vivre avec elle. La jeune actrice a 14 ans. Isild Le Besco, qui tourne pour la première fois avec lui à 16 ans, vient de déclarer avoir subi des « souffrances physiques et psychologiques », tandis que Julia Roy, Vahina Giocante, Laurence Cordier ont de leur côté témoigné des sévices infligés par le réalisateur. Sollicité par Le Monde, Benoît Jacquot nie en bloc, avec l’inconscience d’un boomer de 77 ans, et regrette l’importation depuis les États-Unis d’un « néopuritanisme assez effrayant ». Coproducteur de Belle, Philippe Carcassonne (déjà présent pour La Désenchantée), décroche quant à lui son téléphone pour nous servir une langue de bois de compét’ quand on lui demande si son film sortira un jour en salles : « Je vais vous faire une réponse en deux parties. La première est complètement déconnectée du contexte que vous évoquez (la plainte de Judith Godrèche, ndlr). En toute bonne foi, quand on fait un film d’auteur, distribué non pas par un major, mais un distributeur indépendant, et que le film n’est pas fini – nous en sommes au montage image –, on ne peut s’exprimer sur les dates et les conditions de sortie. Nous devons montrer Belle aux gens concernés, on doit encore le mixer, l’étalonner, ajouter les effets spéciaux… La stratégie de sortie, déconnectée du contexte, n’est pas définie. Je n’ai pas de visibilité. Mais il y a aussi un contexte, qui va avoir un impact, et il y a une enquête policière, je ne tiens donc pas à m’expliquer là-dessus ». Quand on lui prédit un avenir difficile pour son film (on voit mal Gainsbourg ou Canet assurer la promo) et que Jacquot, abonné aux festivals les plus prestigieux, ne pourra plus monter les marches du festival de Cannes, Carcassonne botte en touche. « Cannes ? Je ne pense pas que l’on aurait été prêt… »

Comment sortaient, jusqu’ici, ces films rattrapés par des plaintes au moment de leur lancement ? Petit flashback avec Jérôme Hilal, 46 ans, fondateur de Zinc, qui a distribué Umami avec Gérard Depardieu, il y a une éternité : en mai 2023. « Je n’avais jamais rencontré Depardieu, ni distribué aucun de ses films. On me montre Umami alors qu’il est terminé. Je trouve qu’il a du charme, même s’il n’est pas exempt de défauts. Je viens de monter ma boîte, et j’ai envie de le sortir. On prépare l’affiche, la bande-annonce et juste au moment où on va diffuser celles-ci, le dossier Mediapart sur Depardieu tombe. Je me suis alors assuré qu’il n’y avait pas eu de problèmes sur le tournage d’Umami. J’ai appris qu’il n’y avait pas eu de débordements, sinon, je pense que j’aurais annulé la sortie. J’ai décidé de maintenir cette sortie, car ce film est une œuvre collective, fabriquée dans des conditions difficiles pendant le Covid, avec un petit budget et beaucoup d’énergie… Avec mes valeurs éthiques et morales, j’ai alors pris la décision que Gérard Depardieu ne participerait pas à la promotion du film. Je n’avais pas envie d’associer ma nouvelle boîte à ce type. J’ai pris des risques avec ce film et on a perdu… 250 000 euros. J’assume complètement mes décisions. J’ai rempli mes engagements vis à vis de moi-même et de l’équipe. Nous avons eu une sortie correcte avec 253 salles, mais le film a fait 50 000 entrées en France, ce qui est vraiment peu… »

« À FRANCE TV, NOUS VOULONS QUE LES CHOSES CHANGENT, L’ART NE JUSTIFIE PAS TOUT. » – MANUEL ALDUY

 

L’échec d’Umami a été un des derniers clous dans le cercueil de Depardieu, car les professionnels de la profession ont réalisé qu’un film entièrement porté par l’acteur ne faisait plus carrière. Et qu’il risquait, comme Umami, de ne plus être acheté par une télé. Ce que nous explique Manuel Alduy, directeur du cinéma, des fictions numériques et internationales sur France TV, ancien directeur du cinéma sur Canal de 2008 à 2013. « En avril 2023, après les treize déclarations de comédiennes dans Mediapart, en plus de la plainte, notre première réaction a été de suspendre la diffusion de nos deux films avec Gérard Depardieu pendant le festival de Cannes, à savoir Des Hommes et Robuste. Puis j’ai ajouté, quand l’effervescence du scandale est retombée, que l’on ne censure pas les œuvres, car elles sont collectives. On a fait une soirée spéciale Patrick Dewaere et on a passé Les Valseuses sur France 5. Après Cannes, on a diffusé Mystère à Saint-Tropez, avec Depardieu. Pour nos films en stock, comme Le Dernier Métro, il n’y a pas de problème. Mais en termes de diffusion, hors de question de célébrer l’acteur pendant un festival, de lui consacrer une soirée spéciale… Je pense que certains spectateurs n’ont plus envie de voir des films avec Depardieu, surtout après Complément d’enquête. Mais nous, nous diffuserons les œuvres, libre à eux de les regarder ou pas. Maintenant, si on nous demande de coproduire un film avec Depardieu, on demandera d’abord à la production ce qu’ils feront, quelles garanties elle peut nous donner ? À France TV, nous voulons que les choses changent, l’art ne justifie pas tous les comportements. Et si les producteurs décident de ne plus travailler avec des gens qui ne sont pas maîtrisables, cela va dans le bon sens. »

FORMATIONS ET PROTOCOLES

Le monde et la société changent. Le milieu du cinéma, aussi. Il y a maintenant des « référents harcèlement et discrimination » sur les tournages, des formations « violences sexuelles et sexistes » proposées par le CNC qui subordonnent le versement d’aides publiques, des coordinatrices d’intimité sur les plateaux, des équipes réduites lors des scènes sensibles et une plus grande mixité dans les métiers du cinéma. Des protocoles sont dorénavant appliqués sur les tournages et certains producteurs prennent les choses en main, dans un milieu où l’on a trop longtemps étouffé les affaires. Exemple, en juin dernier, le cinéaste et acteur Samuel Theis, 45 ans, vu dans Anatomie d’une chute, est accusé de viol par un technicien pendant le tournage de Je le jure qu’il réalisait. Selon son témoignage, le metteur en scène lui aurait imposé un rapport sexuel alors qu’il se trouvait dans un état second, dans l’incapacité d’exprimer son consentement ou son refus, tandis que Samuel Theis évoque un « rapport sexuel oral consenti » lors d’une fête. La productrice Caroline Bonmarchand (Avenue B Productions), membre depuis sa création du collectif 50/50, qui lutte pour une meilleure prise en compte des violences sexistes et sexuelles, organise aussitôt des réunions de crise. Tandis que le technicien quitte le tournage, Theis est installé avec sa scripte dans un safe space, une pièce séparée du plateau de tournage où il dispose d’un retour vidéo et d’un talkie-walkie pour donner ses instructions. De plus, Samuel Theis ne peut plus prendre ses repas à la cantine et il est changé d’hôtel pour ne pas avoir à croiser ses collaborateurs. Depuis, une plainte avec constitution de partie civile a été déposée mi-novembre, mais on peut déjà se demander si le festival de Cannes prendra le risque de sélectionner un tel film (prototype même du film de festival) et quel sera l’avenir commercial de Je le jure ? « Nous n’avons pas acheté Belle et je ne sais pas si on l’achètera, assure Manuel Alduy. Pour le film de Samuel Theis, c’est différent car c’est une coproduction de France 3. On est à bord depuis le scénario et nous suivons ce qui se passe. Ça va être un sujet ! »

Ce qui a été possible pendant des années (avec Jean-Claude Brisseau, Philippe Garrel, Benoît Jacquot, Roman Polanski ou même Abdelatiff Kechiche qui a été accusé à plusieurs reprises de maltraitance sur les tournages avec des scènes de sexe éreintantes, incitation à boire de l’alcool, horaires étirées à l’infini…) n’est plus accepté. Car si, comme l’écrivait Henry David Thoreau, il faut être deux pour dire la vérité, l’un qui la dit, l’autre qui l’écoute, le public semble maintenant écouter, prendre parti. Plus important, il sanctionne en boycottant. Et si les distributeurs ont peur de perdre de l’argent, si les exploitants craignent des problèmes dans leurs salles, ils passeront leur tour…

VIRAGE DU NOUVEAU MONDE

Bientôt âgé de 65 ans, Luc Besson a produit près de 100 films, en a écrit pas loin de 70 et réalisé 18, notamment Le Grand bleu, Nikita, Lucy, DogMan ou Léon, avec dans un petit rôle Maïwenn, qu’il a épousée à 15 ans. Pendant des années, Besson a été le chouchou de la presse et du grand public, malgré ou à cause de son « male gaze » qui a réduit la femme à un objet de désir passif, liant le plaisir masculin à l’érotisation de la violence. Accusé de viol par l’actrice Sand Van Roy (il a obtenu un non-lieu en 2021, confirmé par la Cour d’appel en 2022), alors que plusieurs femmes avaient décrit ses comportements de patapouf gluant (merci – Véronique du juridique) dans Mediapart et L’Obs, Besson persiste et signe. Non seulement, il ne regrette rien (voir la séquence Édith Piaf hallucinante dans DogMan et les interviews toutes aussi hallucinantes accordées à Léa Salamé et quelques autres l’an dernier), mais il a réussi à passer entre les gouttes depuis des années et a orchestré la sortie de DogMan comme un boss (une projection à Berlin, sélection à Venise, masterclass à Deauville, où les journalistes ne pouvaient pas poser de questions, etc.). Las, DogMan s’est banané, le public ne suit plus Besson, et on envisage mal une vraie sortie en salles pour June and John, teen movie tourné aux États-Unis avec un téléphone et deux ados inconnus, pendant le deuxième confinement, et qui était finalisé avant DogMan. En ce moment, il cherche des financements pour le prochain en Chine et en Hongrie, deux pays moyennement affectés par la révolution en cours. Préparons-nous donc à ce qu’il nous annonce un remake de Kung-Fu Panda ou de Dracula

« LE CINÉMA FRANÇAIS DOIT PRENDRE LE VIRAGE DU NOUVEAU MONDE QUI SURGIT DEVANT LUI. » – ANDRÉA BESCOND

 

Pour Andréa Bescond, comédienne, scénariste et réalisatrice, les choses vont clairement dans le bon sens. « Il y a des victimes qui témoignent, et si le cinéma français veut survivre, il faut qu’il prenne le virage du nouveau monde qui surgit devant lui. Plus personne ne va prendre Depardieu dans un film, celui de Benoît Jacquot est mort dans l’œuf, ces gens-là n’auront plus jamais de César, comme Roman Polanski a pu en avoir en 2020. C’est une ère révolue. » Andréa Bescond fait également partie de l’assemblée des César, et participe à toutes les réunions de l’Académie. « Je vois bien le changement des mentalités. Les gens peuvent toujours voter pour une personne qui serait mise en examen pour violences sexuelles, mais il y aura zéro mise en lumière des César, aucun privilège, aucune invitation aux dîners, déjeuners, le César sera remis en loucedé plus tard, sans aucune mise en lumière médiatique. Les choses changent et tout le monde est content de cela ! Pour l’économie du cinéma, les distributeurs ont peur de voir des féministes débouler devant les cinémas. C’est notre seule arme, contre un type accusé de violence. Il faut trouver des stratégies pour se faire entendre. Les agresseurs sexuels n’ont plus la liberté de violer à leur guise et de se foutre de notre gueule en plus. C’est très bien ; il était temps. »


Par Marc Godin