Cédric Villani : « Ce sont les idées qui font les révolutions ! »

cedric villani député rock

Macronien à mi-temps (le député En Marche n’a pas voté la loi anti-casseurs), spécialiste de la géométrie riemannienne, et dandy néo-romantique, Cédric Villani avait tout pour nous plaire. Mais quelle broche-araignée l’a piqué pour qu’il se lance dans la bataille pour la mairie de Paris ?

Il y a 20 ans, Wolinski avait dessiné un type qui regardait une affiche sur laquelle était écrit « Tous les connards vont à Cuba, pourquoi pas vous ? ». C’est un peu la même chose avec la mairie de Paris, illustration parfaite du principe de Peter (« dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence ») : il y a peu de politiques surestimés qui ne se sont pas tâtés un jour ou l’autre pour y aller. Pourtant Cédric Villani n’est pas un de ces personnages poussifs, on lui reproche même de ne pas être assez bas de plafond. Xavier Darcos est académicien, Douste-Blazy gère le pactole de la taxe Chirac, David  Douillet a été ministre et ce mec serait trop bizarre pour l’Hôtel de Ville. Ceux qui le prennent pour un débutant parce qu’il n’a pas fait les cages d’escalier avec Roxane Decorte risquent d’avoir des surprises. Les mêmes spécialistes certifiaient que Paris ne serait jamais gouverné par un homo, mais est-ce qu’il suffit d’être bon en maths pour faire un bon élu ? « Voter conservateur augmentera la taille des seins de votre femme et vos chances d’avoir une BMW M3 », déclarait Boris Johnson en 2001. Et si on vote Villani ?

Bertrand Burgalat : Je vous entendais ce matin sur RTL, vous parliez de Jared Diamond alors qu’on vous cuisinait sur les investitures à Paris, c’est assez rare et rafraîchissant. Je parlais de la situation actuelle avec Jean-François Legaret (maire du 1er arrondissement), et il m’a dit : « C’est pas un parachutage, c’est un largage généralisé de candidats », et il a ajouté pour vous : « Il ne faut pas des gens trop intelligents
en politique »…

Cédric Villani : Oui, c’est ce que j’ai entendu plein de fois. Mais dans notre histoire politique, celui qui a le plus fait sa marque c’est Napoléon, et pour le coup c’était une intelligence supérieure. Membre de l’Académie des Sciences – avec un peu de piston il faut l’avouer, mais quand même –, et réputé pour sa faculté à discuter de tous les sujets y compris des sujets scientifiques. Vous voyez, vous êtes fait pour la politique parce qu’il suffit généralement d’avoir lu une bio de Napoléon, comme Philippe Séguin, pour y faire figure d’intellectuel…

Il y a toujours eu ce goût de l’action publique chez vous : le bassiste avec lequel je joue, David Forgione, vous croisait pendant des années à Lyon, vos enfants allaient à la même école dans un quartier arty-bohème. Avec votre dégaine tout le monde pensait que vous étiez un intermittent du spectacle. Quand ils ont lu dans Le Progrès que vous aviez eu la médaille Fields (l’équivalent du Prix Nobel pour les mathématiques, ndlr), ils ont dit « Ah tiens il est pas du tout au chômage, finalement ». Mais vous étiez déjà impliqué au conseil d’établissement, représentant des parents d’élèves, donc vous avez déjà eu des mandats, en fait ?

Même avant, j’ai été dans mon jeune temps président de BDE à Normal Sup, qui est tout un poème. Ça remonte à pas si longtemps : je suis arrivé à Paris, jeune étudiant timide passionné de maths et 4 ans plus tard, en 94, je me fais élire président de BDE. Dans ces 4 années, je pense qu’il y a eu plus de changements que dans n’importe quelle autre période de ma vie : ouverture, découverte des autres, de la culture, des arts, je me suis remis au piano, je me suis acoquiné avec plein de littéraires, je me suis impliqué dans des activités associatives encore et encore, et j’ai fait la fête comme tout étudiant se doit de la faire, bien sûr.

Pour en revenir à Lyon, effectivement j’habitais dans les pentes de la Croix-Rousse, quartier assez chamarré, mélange d’intellectuels, de populations immigrées… Ça a été la période la plus productive dans ma carrière scientifique, la période lyonnaise, même si les déterminants ont été posés au départ dans mes études et dans mes premiers postes parisiens.

« Rester fidèle à soi-même »

Vous avez l’impression que vous allez parvenir à avoir les mêmes résultats en politique ?

C’est l’enjeu. Le mot « immersion », le titre de mon livre, a un double sens. En français, on s’immerge dans le bain, comme dans le bain politique : paf d’un coup, et on y reste et on voit comment ça fait. Et « immersion » en mathématiques, c’est quand vous avez une géométrie et que vous plongez dans une autre géométrie. Je rentre dans le monde politique, je change d’environnement avec aussi des nouvelles règles et des nouveaux fluides, des nouvelles façons de voir passer l’information, les rapports des gens les uns avec les autres, tout en gardant ma sensibilité, mon identité, mes valeurs. S’adapter tout en restant fidèle à soi-même.

Dans ce domaine, et c’est souvent ce qui fait qu’il y a des personnes de qualité qui n’osent pas s’y aventurer, il y a une dimension tragique. Quand on regarde l’histoire de la musique, si on aime tel ou tel style on peut dire qu’il y a eu un âge d’or à telle période. En politique, il faut être très naïf pour penser que tel régime a été génial, il y a toujours des choses très nuancées et la pratique est généralement décevante.

Alors pour le coup, il y a deux périodes fondamentales dans notre histoire où la science et le politique ont été très proches. La première, c’est le temps de la Révolution Française dans laquelle on a vu un certain nombre de scientifiques, des Monge, Lavoisier, Fourier s’impliquer dans les affaires de l’État au plus haut niveau, avec justement un regard révolutionnaire. Imaginez qu’au plus fort du chaos, la France étant en guerre avec le monde entier, l’Assemblée décidait d’envoyer deux mathématiciens-astronomes à travers le pays pour mesurer, avec la plus grande précision possible, ce qu’on appelait la méridienne, afin de donner une valeur très exacte de la circonférence de la Terre… La deuxième période, ce sont les années 30 : se mettent alors en place toutes les grandes institutions, le CNRS, l’institut Poincaré que j’ai dirigé, des structures qui abordent le progrès scientifique en l’intriquant avec le progrès social…

Mais il n’y a jamais eu de révolution faite par le peuple ! Toutes ont été montées par des intellectuels, rarement pour le meilleur d’ailleurs. Lénine, Trotski, les chefs de la Gauche Prolétarienne envoyant des ouvriers au casse-pipe depuis leur thurne rue d’Ulm, ce n’était pas des manuels. Vous avez d’ailleurs écrit la préface des Imaginaires en géométrie de Pavel Florensky, qui a été persécuté en URSS…

Plus que de dire que ce sont les intellectuels qui font les révolutions, ce sont les idées qui font les révolutions. Avant Lénine, il y a eu Marx, grand grand intellectuel avec sa vision originale, riche et les idées qu’il met en place. Les gens s’en emparent et les font prospérer. Il y a cette notion chère à Jules Monnerot, l’hétérotélie, qui signifie que l’action aboutit à des résultats parfois opposés à ce que l’on souhaite faire. Quand on parle des désordres écologiques aujourd’hui, la phobie du nucléaire y a contribué grandement, puisqu’elle a accentué l’utilisation du pétrole et du charbon. Le discours anti-immigration a maintenu au pouvoir des candidats de moindre mal. L’endettement de la France a commencé avec un président libéral, Giscard d’Estaing et s’est précipité sous Balladur et Juppé. L’inflation est apparue après les accords de Grenelle, la politique sociale de Hollande a mis beaucoup de salariés au chômage.

Le risque de l’imperfection

Est-ce que l’exercice du pouvoir, justement, ce n’est pas prendre le risque de l’imperfection ?

Dès qu’on veut faire bouger les choses, on prend ce risque de les faire bouger dans la mauvaise direction. De l’autre côté, on peut avoir la vision que si on laisse les choses se faire spontanément, ça ne va pas aboutir au bonheur de l’humanité. Un ministre asiatique, venant d’un continent dans lequel on voit aujourd’hui le progrès avec beaucoup moins de méfiance que sur ce continent, m’a dit : « l’Intelligence artificielle c’est the greatest inequalizer ever », le truc qui va automatiquement accroître les inégalités parce que ce sont les personnes, les institutions ou les pays les plus riches qui vont s’en emparer, et ça va contribuer à creuser les écarts. On veut justement empêcher ça, avec les bons mécanismes qui vont réguler sans brider.

Et vous ne pensez pas qu’il y a un autre adversaire c’est la capacité de dévoiement de l’action publique, qui est très importante ? Vous avez fait un rapport sur l’utilisation des données médicales mais ce rapport peut être utilisé par des sociétés comme Google pour étendre leur emprise en France sur ces secteurs. Et je suis certain que ce n’était pas votre intention.

Oui, mon rapport sur l’Intelligence artificielle a été lu attentivement aux Etats-Unis. Quand on est dans une partie de compétition, parfois la bonne pratique c’est de cacher son jeu ; parfois, de le dévoiler. La puissance publique, elle ne vient pas sur le même plan que les acteurs privés. Et on est dans un monde où les secrets sont de toute façon de plus en plus difficiles à garder… Je crois il faut dire les choses ouvertement.

Mais il y a une pratique française de l’économie mixte qui fait que quand vous pondez un rapport comme ça, vous allez favoriser des prébendiers. Je pense à la startup Owkin, qui a levé beaucoup de fonds juste après vos recommandations, comme l’a établi La Lettre A… C’est marrant parce que j’ai vu que vous étiez député de la 5ème circonscription de l’Essonne. Figurez-vous qu’il y a 30 ans, en même temps que je me démenais pour enregistrer des disques, j’ai travaillé pour un de vos prédécesseurs, je lui rédigeais ses propositions de loi, entre autres. Venu du Commissariat à l’Energie Atomique, c’était le prototype du parlementaire qui intervenait sur commande. C’est pas du tout anodin, cette 5ème circonscription, et donc que vous ayez été choisi, qu’on vous ait placé là, c’est très important parce que c’est un secteur où il y a énormément de technologies sensibles, il y a le plateau de Saclay…

Ca, c’est une vraie belle coïncidence. Aussi, on m’a placé là parce que tout simplement j’y étais. Je partage mon temps, maintenant que je suis député, entre le 14ème arrondissement parisien et Orsay. On trouve de tout dans le nord de l’Essonne.

Il y a la super haute technologie et l’agriculture, il y a les petits villages et les îlots de béton, de la forêt, du plateau, et il faut organiser la cohabitation là-dessus, l’espace… Ca aurait été une circonscription beaucoup plus monocolore, j’aurais eu beaucoup moins de contact. Le fil rouge de mon livre, c’est une déambulation à pied à travers toute la circonscription qui dure plusieurs jours, et les rencontres, les étapes de ce voyage. Au 21ème siècle ce serait un leurre que de croire qu’on peut tout déléguer à la communication électronique virtuelle. Au Parlement, vous vous êtes intéressé à la lutte contre le paludisme, et l’Académie de Médecine vous est rentrée dedans. Ils vous ont dit grosso modo « il y a 250.000 morts par an, tout va bien » ?

Il y a des choses que j’ai trouvées blessantes et en même temps peu importe, je n’ai jamais dit qu’il y avait un remède miracle mais que, face à une maladie qui continue de faire autant de morts, on ne doit freiner aucune piste, d’autant plus que sur le terrain les médicaments officiels ne sont souvent pas là. Vous avez des faux médicaments, des défauts d’approvisionnement, et on peut imaginer d’autres circuits avec d’autres moyens qui viennent compléter la gamme de produits disponibles. J’ai pu en discuter avec des scientifiques, membres de l’Institut Pasteur ou de l’université Pierre et Marie Curie, qui justement sont en train de faire des expériences sur ce sujet.

Mais pourquoi financer avec l’argent public des équipes qui vendent ensuite leurs découvertes à des acteurs privés ? Que des sociétés savantes soient devenues des sociétés écran destinées à contourner les obligations d’indépendance imposées par la loi c’est immoral. Mais que la Société Francophone du Diabète, financée par les industriels, dicte la conduite de la Haute Autorité de Santé c’est particulièrement grave. Par vos fonctions de vice-président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, ça doit vraiment vous tenir à coeur.

Ce sont des sujets fondamentaux. Il se trouve que je suis co-rapporteur d’une nouvelle mission qui porte sur les budgets de la recherche, avec pour ambition de les augmenter, et on a un juste équilibre à trouver entre l’idée qu’il faut faire des recherches uniquement subordonnées à un objectif bien défini, et le principe d’exploration tous azimuts. N’avoir que l’un ou l’autre est un souci. Quand on demande qui est légitime pour donner son avis, c’est une jungle d’organisations, d’institutions, certaines nationales, d’autres internationales…

… et il y a la Mairie de Paris. J’espère pour vous que Griveaux est le favori de Macron. Depuis l’élection au suffrage universel du maire en 1977, c’est-à-dire depuis que Michel d’Ornano, qui était un peu le Griveaux de Giscard, s’est fait souffler le poste par Chirac, les Présidents ou ceux qui veulent l’être, ne veulent surtout pas d’un rival de leur propre camp à l’Hôtel de Ville. Ils poussent toujours à l’investiture de second couteaux sans consistance, ou font des échanges de bons procédés, comme Sarkozy remerciant Delanoë pour sa neutralité en lui envoyant Panafieu. Si vous étiez bientôt adoubé par Macron comme étant son chouchou, ce ne serait pas forcément la meilleure chose qui pourrait vous arriver.

Sur ce dossier comme sur les autres. mon crédo c’est que je dois être à la fois libre et loyal. Loyal à Emmanuel Macron : s’il n’était pas arrivé en politique, moi-même je n’y serais pas allé. L’offre des partis traditionnels n’était pas faite pour moi, et je ne suis pas un homme d’appareil. Le temps qu’il m’aurait fallu pour grimper les échelons, pour me voir confier des missions intéressantes, pour être en relation avec le gouvernement, ça aurait été insupportable. Et, de l’autre côté, libre de me lancer, d’avoir ma façon, de pousser les valeurs auxquelles je crois et de profiter au maximum de la chance que j’ai de me retrouver avec le paysage mais avec une histoire, une expertise et une expérience différentes. L’élection qui s’annonce va être la plus complexe depuis qu’on a ressuscité le maire de Paris en 77. De tous les noms évoqués je suis le seul à ne pas être un « pro » ou un vieux briscard, avec seulement deux années d’expérience politique nationale. Quand je me suis lancé, on se disait « il est fou », « il ne saura pas tenir la pression, les débats, imposer ses vues ». Maintenant, les collègues à l’Assemblée me respectent, j’ai pu trouver ma place. J’ai la conviction qu’aujourd’hui, l’action politique c’est, en grande partie, trouver la bonne façon de faire dialoguer les trois sphères que sont la politique, les experts, et les citoyens. Et si, pour lancer une mesure ou un débat, on oublie l’une de ces trois catégories, on va dans le mur.

Vous parlez d’experts qui vont se superposer, mais on a déjà une technostructure, et pas seulement à Bercy, il y a bien un million de consultants, de conseillers en tout genre et de directeurs artistiques dans ce pays…

La technostructure Bercy, à laquelle on a tous été confrontés, on ne peut pas dire qu’elle soit en contact avec les citoyens et souvent elle a son indépendance par rapport à la sphère politique, c’est même très impressionnant. J’ai vu des arbitrages faits au niveau du Président de la République qui se retrouvaient dégommés par Bercy. Elle existe, elle est là, mais elle est à côté.

Quels que soient les appareils, on voit régulièrement émerger des personnalités singulières, qui se font aussitôt ratatiner. Comment vous pensez que les choses vont se décanter? Parce que là il y a quatre candidats macronistes déclarés, plus deux potentiels, Bournazel et Edouard Philippe, ça fait beaucoup…

Certains parlent même de Gaspard Gantzer, et il est bon.

Si Gaspard Gantzer fait figure de bon candidat ça donne une idée de la situation. Est-ce que tout ça finalement n’est pas en train de contribuer à la réélection d’Anne Hidalgo qui, après la carte du sectarisme, va peut-être jouer celle de l’ouverture, puisqu’elle a été lâchée par les soutiens historiques de Delanoë ?

Effectivement, il semble, sur le papier, qu’Anne Hidalgo a repris des couleurs, par rapport à la situation de l’an dernier où on voyait une succession de catastrophes dans la mise en place de ses actions. Mais personne ne gagnera sans alliances. Les élections vont probablement se jouer au troisième tour, ce sera la première fois. Et le jeu est plus ouvert que jamais. Je discutais avec un maire d’arrondissement, il me disait « Je milite depuis le lycée, et pour la première fois, je ne sais pas comment je vais voter, ce que je vais faire,
avec qui je vais jouer cette partie-là ».

Dans la gestion Hidalgo, il y a quelque chose d’assez remarquable qui, en tant que mathématicien, doit vous intéresser, c’est sa résolution des problèmes par le vide : il y a trop de voitures, on diminue la chaussée. Un maire qui n’est pas du même bord est constamment réélu, on supprime sa mairie et on la fusionne avec les trois autres arrondissements du centre. Comment vous interprétez ça ?

Il y a ce que vous décrivez, qui est la vraie politique dans le sens pas si noble du terme. Si je me lance là-dedans, ce n’est pas pour faire de la « popole », ou des manoeuvres, si habiles soient-elles, qui ne sont destinées qu’à prendre l’avantage. Il faut aussi de la technique, dans mon équipe j’ai aussi des gens qui sont très expérimentés.

Lire aussi : Dans la tête de Joachim Son-Forget, le Kanye West de la politique française

Prendre des personnalités de la société civile c’est un classique, mais vous n’êtes pas exactement dans ce schéma, vous n’avez peut-être pas le verbiage habituel des politiques mais vous semblez rôdé.

Si j’y vais, c’est parce qu’il y a du soutien très fort. Pas seulement de politiques, de ministres, de gens connus ou qui ont fait une grande carrière très visible, mais de personnes qui veulent vraiment faire changer les choses, dont l’estime compte pour moi, et que je ne décevrai sous aucun prétexte.

C’est bien ce que je disais, vous êtes rodé !

BERTRAND BURGALAT, PHOTO FLORIAN THEVENARD