BENJAMIN MILLEPIED, CARMEN DIRECTOR : « LA LIBERTÉ PAR LA DANSE »

Benjamin Millepied technikart

Passer derrière la caméra pour réadapter Carmen : un projet qui tourne dans la tête de Benjamin Millepied depuis des années. Le chorégraphe et danseur offre un premier film vibrant d’émotions et d’engagement. Rencontre rythmée.

Lorsqu’en 2014, Benjamin Millepied succède à Brigitte Lefèvre au poste de directeur de l’Opéra de Paris, un bon coup de pied dans la fourmilière était nécessaire. La santé des danseurs devient le cheval de bataille du chorégraphe qui fait changer les parquets, améliorer les équipements sportifs puis engager des professionnels de santé. Bien parti dans sa lancée, Benjamin offre, en 2015, le rôle phare à Letizia Galloni, danseuse métisse, dans un ballet classique. C’est le premier à prendre la parole en faveur de la diversité à l’Opéra de Paris, un établissement aux habitudes quelque peu vieillottes. Cette prise de position permettra sept ans plus tard à Guillaume Diop, danseur noir, d’accéder au rand de nouvelle Étoile à l’Opéra. Il était temps !

Benjamin Millepied, que l’on peut définitivement qualifier d’artiste engagé, fonde en mars 2018 la plateforme de fundraising Artform. Véritable soutien créatif, les artistes peuvent désormais s’appuyer sur cette application pour concrétiser leurs projets et récompenser ceux qui les subventionnent. Un moyen de garantir l’accès à la danse et d’ouvrir ce milieu — parfois bien trop select’ — au public. En 2022, Benjamin bouleverse à nouveau les codes poussiéreux des ballets classiques en s’emparant de l’opéra Roméo et Juliette. Il prend la décision de faire danser un couple d’hommes, puis de femmes, pour les rôles principaux. Un parti pris qui lui semble naturel, tant pour ses danseurs que pour le public.

En toute logique, lorsque le chorégraphe — et désormais réalisateur — décide de faire son premier film, une dimension politique jaillit. Dans cette complète refonte de l’opéra de Bizet, Benjamin Millepied fait le choix de placer l’intrigue à la frontière mexicaine pour traiter de l’exil périlleux face aux forces américaines ; mélange risqué d’un ballet classique et de politiques d’immigration contemporaines qu’il dépeint avec brio. Ce film passionnel et violent avance au rythme de partitions uniques, résultat d’une savante collaboration avec le compositeur américain Nicholas Britell.

Nous le retrouvons en plein préparatifs de son nouveau projet Unstill Life. Un tête-à-tête avec Alexandre Tharaud. Deux virtuoses au sommet de leur art qui reprennent — l’un à la danse, l’autre au piano — les œuvres intemporelles de Bach, Schubert, Beethoven ou Ravel. Il nous attend, l’entretien peut commencer…

HAUT LA MAIN_
Pour son premier long, Benjamin Millepied prend le risque de caster Melissa Barrera et Paul Mescal, qui ne sont pas danseurs professionnels. Pari réussi.


Pour votre premier film, vous retournez aux racines de l’opéra de Carmen. Puisant chez Mérimée et Pouchkine, mais prenant des distances avec Bizet. Quelles étaient vos réflexions ?
Benjamin Millepied : Je voulais rester fidèle à l’histoire tout en passant par un travail de réinvention. Lorsque j’ai commencé à travailler dessus, j’ai dîné avec Peter Sellars, que j’aime beaucoup. Il m’a dit « Si tu fais Carmen, réinvente-le complètement. C’est une histoire d’hommes écrite par des hommes qui n’y connaissent rien aux femmes. » Et il avait raison ! En regardant de près le personnage de Carmen, elle a cette fantaisie, cette sexualité, cette liberté. Mais elle n’aimait pas sincèrement et n’était pas aimée en retour. Les hommes qui l’entourent avaient peur d’elle, de l’expression de sa liberté, c’est pour ça qu’ils finissent par la tuer.

« CHEZ CARMEN, IL Y A UNE FORCE TRANSMISE DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION. »

 

Qui est la Carmen de Millepied, alors ?
Ce qui m’intéresse dans ce personnage c’est son caractère. Il y a une force transmise de génération en génération, par sa mère, par son héritage culturel. Je voulais écrire une histoire où son expérience la transforme. Même chose pour le personnage masculin, Aiden. Ils vont vivre une expérience qu’ils n’ont jamais connue auparavant. Contrairement à l’histoire de Bizet, Aiden va célébrer la liberté de Carmen, il ne la punit pas.

Forte, libre et… féministe ?
Je ne sais pas si Carmen est un personnage féministe. Je voulais respecter la liberté de cette femme et l’exprimer de façon à ce qu’elle soit célébrée, pas qu’elle fasse peur. Cette force à travers elle, je voulais qu’on la ressente. Carmen sait où elle va et ce qu’elle veut. Cette liberté, ça m’intéressait qu’elle l’exprime par la danse. Ce n’est pas seulement en réponse au deuil de sa mère, mais également à la violence de son environnement et surtout celle des hommes. La vision du petit garçon au début du film, qui fait mine de tirer une balle sur Carmen, cela représente l’image que les garçons ont de la femme dans son milieu.

C’est Melissa Barrera qui incarne Carmen, actrice mexicaine au regard hypnotique. Vous misez d’ailleurs beaucoup sur ses yeux, jusqu’à la dernière scène du film.
Avec cette image, on voit au plus profond d’elle. Je voulais montrer avec le plus de simplicité possible, qu’elle va de l’avant, qu’elle continue. Cette simplicité est importante lorsque l’on photographie des belles femmes comme ça. Il faut du respect et ne pas rentrer dans le cliché du voyeurisme, du male gaze avec la caméra qui monte lentement sur les jambes de Carmen. Ce que j’ai essayé de faire dans ce film – et que je fais dans mes pièces aussi – c’est de donner l’image de la liberté sans un regard de perversion. Il faut trouver un cadre qui sublime l’actrice, puis la laisser s’exprimer.

Vous déplacez l’intrigue au Mexique et mettez en scène les tensions à la frontière américaine. Carmen est politique ?
C’était en moi de faire quelque chose de politique, ce sont des sujets qui m’intéressent, qui m’interpellent. J’ai passé du temps au Mexique pour préparer le film. Je voulais sentir les choses, aller voir ce qu’il se passe à la frontière, c’était très impressionnant. J’ai vu des enfants qui ont traversé le désert et qui sont aujourd’hui dans des orphelinats, en attente d’être enfin adoptés. Ce qu’il se passe là-bas, c’était personnel d’en parler. Je voulais également mettre l’endroit où je vis au cœur de cette histoire. J’ai vécu à Los Angeles pendant dix ans, j’ai vu sa communauté mexicaine. Je travaille avec des danseurs qui viennent de partout. Moi-même, je suis migrant, mais j’ai ce privilège d’avoir été accueilli partout où je suis allé. J’ai eu un coup de cœur pour cet endroit, cet État, ces paysages.

En 2011 vous avez réalisé Time Doesn’t Stand Still avec Asa Mader, un court métrage où vous vous mettez en scène aux côtés de Léa Seydoux. On retrouve ce respect dans votre approche des corps féminins. Héritage de la danse ?
En effet. J’ai beaucoup dansé avec des femmes, le plus souvent dans un schéma qui les mettait sur un piédestal. Le partenaire est là pour présenter l’autre, partager avec une grande finesse d’attention, comme dans le pas de deux par exemple. On retrouve cette attention au corps, à la personnalité, savoir disparaître puis revenir. Il y a cette beauté dans la relation avec les danseuses, que l’on perçoit très bien dans les ballets de George Balanchine d’ailleurs. À partir du moment où j’ai un corps en face de moi – un homme ou une femme – je vais le filmer, traiter son corps et sa personnalité avec beaucoup de respect et d’attention, ça vient vraiment de là.

Dans la continuité de votre rapport au corps, vous intégrez une scène de boxe à la danse, deux disciplines qui s’accordent ?
La boxe c’est le rythme, la coordination avec un autre boxeur. Il y a beaucoup de mouvements. Je l’ai pratiquée pour m’amuser, je voulais apprendre une nouvelle technique rythmique de coordination. Cela avait du sens de faire apparaître cette scène à la fin du film. C’est aussi un rappel à Carmen Jones, l’interprétation d’Otto Preminger où le personnage masculin est boxeur. Je voulais imaginer cette scène de combat en l’accompagnant de danse sans que cela soit ridicule.

Vous avez choisi Paul Mescal pour interpréter Aiden. Qu’est-ce qui vous a attiré chez lui ?
Il n’y avait pas énormément de choix dans les acteurs américains. Je voulais quelqu’un qui soit crédible en soldat, qui ne soit ni surfait, ni trop mignon. En fait, je voulais un homme, une vraie gueule. Paul a de la sensibilité, il est très fort. Il peut exprimer des émotions sans rien dire, j’ai eu beaucoup de chance avec lui.

Ni lui ni Melissa ne sont danseurs, pourtant le niveau des chorégraphies est très impressionnant, une recette magique ?
Je m’adapte. C’est une question d’imagination, puis de mouvement. Ce sont des mouvements de tous les jours, c’est très instinctif. J’ai eu de la chance avec Melissa, elle savait observer le corps et refaire à l’identique. Ce qui est fou c’est qu’elle n’est pas danseuse, jamais je n’aurai imaginé qu’elle soit aussi douée pour le film. Dès que la caméra tournait, elle se mettait à danser, c’était encore mieux que les filles derrière qui sont professionnelles. Elle exprime la liberté de Carmen quand elle danse, chaque prise était incroyable. C’est assez troublant qu’elle n’ait jamais pris de cours de danse.

C’est un atout d’être chorégraphe lorsque l’on fait du cinéma ?
Ah oui ! On a un regard photographique. On comprend comment déplacer des corps dans l’espace, faire des choix avec la caméra, puis voir ce que ça raconte. Il y a énormément de décisions à prendre, c’est ça qui est intéressant. Être chorégraphe, c’est un travail du temps et de l’espace, mais dans un cadre donné. Dans le cinéma, je peux faire bouger l’acteur, faire en sorte qu’il fasse attention à un détail, je peux l’emmener loin. C’est un bonheur de réfléchir à la mise en scène !

En retour, faire du cinéma va changer votre façon de chorégraphier ?
Je pense que oui. C’est d’ailleurs déjà le cas avec le ballet Roméo et Juliette que j’ai terminé après le tournage de Carmen. La direction des acteurs doit être tellement précise, ça m’a mené encore plus loin dans ce que j’offre aux danseurs. Cela m’a permis d’intensifier la précision des émotions dans leur direction.

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FEU AUX POUDRES_
Pour s’approprier Carmen, Benjamin Millepied place l’intrigue dans le désert de Chihuahua à la frontière mexicano-américaine. Une terre de conflit que le réalisateur voulait mettre en lumière.


La bande originale du film est très particulière. Dirigée par le compositeur américain Nicholas Britell avec la participation du rappeur Tracy (The D.O.C), le résultat est unique. Comment est née cette partition ?
On a travaillé main dans la main. Avec Nicholas, on parlait de ce film depuis très longtemps. On imaginait quel genre de musique choisir, comment l’intégrer à une narration dramatique qui se mêle à la danse. On a échangé ce que l’on aime, des films, des musiques, pour finalement arriver à cette partition unique. C’est une proposition très singulière pour un film. La présence des chœurs, du synthé, des cordes, tout est différent. La musique de Nicholas est fantastique.

Votre premier film mêle violence et passion, héritage culturel et modernité. Quelles sont vos références ?
Le cinéma américain m’a toujours fait rêver. Je me souviens d’On achève bien les chevaux de Sydney Pollack qui m’avait beaucoup troublé. Je suis aussi tombé sur les westerns et les comédies musicales, tout ce qui passait à la télé, en fait. C’est en habitant aux États-Unis que je suis véritablement tombé amoureux du cinéma des années 1980-1990. Il y a plein de réalisateurs que j’ai adorés, comme David Lynch ou les frères Coen. J’ai ensuite découvert le cinéma français et italien avec plein de vieux films merveilleux.

Ils vous ont inspiré pour faire le film ?
Dans le travail d’analyse que j’ai fait pour Carmen, j’ai étudié beaucoup de cinéastes. Il y a un savoir-faire assez singulier et des qualités qui diffèrent en fonction de chaque réalisateur. Ils ont un sens chorégraphique de l’espace et de la caméra dans leurs choix, c’est incroyable et absolument passionnant à analyser. Cette identité singulière dans la mise en scène, je trouve qu’on la perd. On projette trop le réalisme du monde, avec par exemple la caméra à l’épaule ou, à l’opposé, avec des caméras hyper virtuoses qui sont juste là pour montrer qu’elles sont virtuoses. Ce qui m’intéresse c’est le travail de justesse, où l’on oublie que la caméra bouge. C’est ce savoir-faire qui nous amène dans ce qu’il y a de plus pertinent pour l’action et l’émotion dans la narration d’un film.

Millepied et le cinéma, ce n’est que le début ?
En faisant des interviews pour parler du film, je réalise que j’ai très envie de repartir sur la création d’un monde personnel. Ça m’a toujours attiré. J’aimerais refaire un film bientôt, c’est un travail absolument génial. J’ai d’ailleurs un scénario presque prêt…

Carmen, de Benjamin Millepied, en salles le 14 juin


Entretien Fanny Mazalon
Photos Davide Carson
DA Matthias Saint-Aubin
MUHA Shana Montier