CLÉMENT VIKTOROVITCH : « INDIGNONS-NOUS ! »

clément viktorovich technikart

Chroniqueur de la vie rhétorique française, Clément Viktorovitch dépoussière la philosophie politique avec un vieux concept oublié, théorisé dans son nouvel essai Logocratie. On a testé sa théorie en direct, avec des citations choisies à la volée dans l’actualité politique…

Cela fait vingt ans que Clément Viktorovitch (il a 41 ans) ausculte les discours des politiques à la recherche des vices rhétorique et autres fourberies argumentatives. Il y a huit ans, on l’engage à faire de la rhétorique un divertissement télévisé où il reste précis – d’abord chez Praud (à I-Télé puis au début de Cnews), ensuite avec Clique (Canal +) et enfin à Quotidien (TMC). Son style de prof relax (il a enseigné à Science PO) séduit. Désormais sur Twitch, il tient des chroniques fleuves trois fois par semaine (les lundis, mercredis et vendredis) ; plusieurs heures de décryptage de la parole publique avec humour et méthode, suivies par des milliers de personnes. Essai fascinant, Logocratie explique une nouvelle pratique du pouvoir en démocratie, dérivé de la post-vérité.

Je vais vous donner quelques citations entendues dans la bouche de nos politiciens ces derniers mois. « Ce n’est pas le taux de popularité qui fait qu’on démissionne » [François Hollande].
Clément Viktorovitch : C’est François Hollande : il en sait quelque chose…

« La loyauté, c’est l’inverse de la traîtrise » [Maud Bregeon, porte-parole du gouvernement Lecornu II].
Ça, c’est intéressant. C’est ce que l’on appelle un faux dilemme : l’un des nombreux sophismes ordinaires de la macronie, peut-être celui qu’ils ont le plus utilisé. Il consiste à partir d’une situation complexe, admettant une infinité de variations, puis d’en réduire le spectre des possibles à deux hypothèses seulement – dont une est inacceptable. En l’occurrence : soit on soutient Emmanuel Macron du premier au dernier jour, soit on est un traître. On voit bien que ce n’est pas raisonnable. On pourrait d’ailleurs retourner l’argument : si on estime que l’homme que l’on soutenait s’est détourné du projet politique dans lequel on se reconnaissait, alors, faire défection, c’est au contraire rester loyal à ses convictions.

« [Je suis] toujours bien sapée, toujours élégante (…) Je profite de l’occasion pour remercier tous nos concitoyens. » [Jeanne d’Hauteserre, maire LR du 8e arrondissement de Paris].
C’est incroyable bien sûr. C’est peut-être anecdotique, mais la première chose qui m’a frappé, ce sont les marques de textiles dans lesquelles cette maire a dépensé l’argent de ses concitoyens : en plus d’être onéreuses, une bonne partie d’entre elles font fabriquer leurs vêtements en Chine. Elle ne peut même pas se prévaloir de l’argument classique « je fais rayonner le savoir-faire français » ! C’est cela qui me frappe : elle ne prend pas la peine de s’abriter derrière de la langue de bois. Nous sommes face à une véritable patrimonialisation de son mandat. Ses privilèges sont les siens, l’argent des contribuables aussi, et elle ne voit pas le problème. Les rois et les reines sont nus.

« J’ai arrêté huit guerres en mois huit mois ! » [Donald Trump].
C’est huit ? Je m’étais arrêté à sept… Cette phrase a été prononcée à l’ONU, devant les pays du monde entier, lors d’un discours ubuesque qui, je pense, fera date, car chaque phrase prononcée est factuellement fausse ou contestable. C’était un discours proprement logocratique.

« La politique est-elle autre chose que l’art de mentir à propos ? ». Cette citation de Voltaire ouvre votre livre Logocratie. Pourquoi ?
Parce que cela permet de mettre immédiatement sur la table la principale objection que rencontre mon travail, et à laquelle je m’attendais. En expliquant que nous sommes entrés dans une nouvelle ère du mensonge en politique, je savais que l’on m’opposerait l’idée selon laquelle les politiques ont toujours menti. Et en effet, depuis Platon, politique et mensonge ont été pensés main dans la main. Notre période n’en est pas moins différente. Je dresse le constat d’une double rupture, qui s’observe dans plusieurs contextes : les États-Unis de Trump, la Grande-Bretagne de Johnson, le Brésil de Bolsonaro et, hélas, la France de Macron. Rupture quantitative d’une part : les mensonges sont devenus banals, ils rythment le quotidien de la communication politique. Rupture qualitative d’autre part : les mensonges ne suscitent plus la même réprobation. On peut désormais mentir, se faire prendre sur le vif, et ne pas avoir à en payer le prix.

La logocratie, c’est une pratique du pouvoir qui consiste à avoir des gouvernants qui imposent leurs mots contre le réel. Quel est le tournant rhétorique majeur, et politique, de ces dernières années ?
Je me souviens d’un premier événement marquant, le 1er mai 2019. Je suis alors en plateau (sur CNews, ndlr) lorsque Christophe Castaner déclare, à la suite de l’irruption de Gilets jaunes à la Pitié Salpêtrière : « On a attaqué un hôpital ! ». C’est une information grave, que nous apprenons avec sidération et mesure, dans l’attente d’en savoir davantage. Le lendemain, je suis toujours en plateau quand on découvre que les manifestants n’ont pas pris d’assaut un hôpital, mais qu’ils ont tenté de s’y réfugier à la suite de charges policières. Contenant ma colère, je dénonce un mensonge d’Etat. 

Cette colère a-t-elle évolué depuis ?
Justement, on peut faire un parallèle avec un autre événement. Quatre ans plus tard, mai 2023, des manifestations pro-palestiniennes se déroulent à Sciences Po, sans heurts, sinon du bruit dans le couloir de la présidence. Le soir même, Sarah El Haïry, alors porte-parole du gouvernement, déclare : « On a mis Sciences Po à feu et à sang ! ». Cette fois, j’éclate de rire… C’est notamment pour interroger cette modification de ma propre perception des mensonges du pouvoir que j’ai écrit ce livre.

Qu’avez-vous compris ?
Que la démultiplication des mensonges nous a désensibilisé. Nous avons appris à nous y habituer. Or, les conséquences sont désastreuses. Quand le pouvoir communique par le mensonge, il nous prive d’un des fondements mêmes de la démocratie : la capacité de nous forger un jugement critique sur des décisions prises en notre nom. C’est cela que j’ai appelé la logocratie : un régime qui conserve les institutions de la démocratie, tout en détruisant méthodiquement le débat public qui en constitue le cœur battant. Le pouvoir n’appartient alors plus au peuple, mais à ceux qui se sont emparés de la parole et, ce faisant, ont acquis le pouvoir de décréter le réel.

Comment réagir ?
Nous pourrions commencer par ne pas traiter le politique comme une comédie humaine. Ça a été le sens de mon départ des médias traditionnels pour aller sur Twitch. Je tranchais sur les plateaux dans lesquels je travaillais, parce que j’ai toujours eu une parole empreinte de colère. Sur Twitch, on peut laisser s’exprimer cette indignation. Il me semble que c’est la première étape pour renvoyer le mensonge à la connotation honteuse dont il n’aurait jamais dû pouvoir se départir.

Est-ce partout pareil ?
Non, dans d’autres pays du globe, mentir en politique est perçu comme une faute grave. En Espagne, il y a quelques mois, une députée (Noelia Núñez, ndlr) a été contrainte de démissionner car elle avait menti sur ses diplômes. En France, le premier ministre Sébastien Lecornu a fait exactement la même chose : Mediapart a eu beau révéler l’information, personne n’a semblé s’y intéresser, et Sébastien Lecornu est toujours à la tête du gouvernement !

Clément Viktorovitch, Logocratie, Seuil, 20,90 €, 304 pages.

 

Par Alexis Lacourte
Photo Astrid di Crollalanza