4 JOURS POUR ENTERRER UN FILM

Alors que Soudain seuls, l’histoire d’un couple prisonnier d’une Ăźle perdue de l’Antarctique, sort en salle dĂ©but dĂ©cembre, le scĂ©nariste-rĂ©alisateur Thomas Bidegain raconte le naufrage de la premiĂšre version de son film, avec deux stars, Jake Gyllenhaal et Vanessa Kirby.

LĂ©gende photo : LA STAR S’HABILLE EN PRADA_ Pour son premier film amĂ©ricain, Thomas Bidegain parvient Ă  engager deux stars : Jake Gyllenhaal et Vanessa Kirby. Il est au paradis, mais va vite dĂ©couvrir l’enfer


« Nous Ă©tions en Islande, Ă  3 500 kilomĂštres de Paris. J’avais deux stars anglo-saxonnes, un Ă©norme budget de 26 millions de dollars. Et tout a explosé  »

Grand manitou du scĂ©nario, Thomas Bidegain, la cinquantaine chic et Ă©lĂ©gante, est le compagnon de route de Jacques Audiard (Un prophĂšte, Dheepan), auteur d’une quarantaine de scripts plaquĂ©s or dont Saint Laurent ou Ni le ciel ni la terre, et script doctor pour scripts Ă  problĂšme. « ScĂ©nariste, c’est un mĂ©tier d’artisan, comme garagiste. Le rĂ©alisateur, c’est le pilote. Il te dit que ça n’avance pas, que ça ne freine plus. On est des garagistes, : on rĂ©pare et ça roule mieux. » Il rĂ©alise son premier long-mĂ©trage en 2015, Les Cowboys, dans lequel apparaĂźt John C. Reilly, et rĂȘve d’une expĂ©rience amĂ©ricaine.

JAKE & VANESSA

Pour son ticket pour Hollywood, Thomas Bidegain dĂ©cide d’adapter un livre de la navigatrice Isabelle Autissier. « Je cherchais une histoire intime, avec un ou deux personnages. Il y avait un film dans la premiĂšre partie du bouquin d’Isabelle, une promesse, quelque chose de trĂšs intime dans des paysages de folie. Je voulais rĂ©aliser un survival, un film de genre parfait pour faire passer des idĂ©es personnelles en contrebande. » Comme il ne souhaite pas Ă©crire seul, il collabore avec Valentine Monteil, scĂ©nariste dĂ©butante. Ensemble, ils vont raconter l’histoire d’un couple naufragĂ© sur une Ăźle perdue au large du Chili, qui tente dĂ©sespĂ©rĂ©ment de survivre Ă  la faim, au froid, aux Ă©lĂ©ments dĂ©chaĂźnĂ©s, comme Adam et Ève en Antarctique. Il boucle une premiĂšre version du scĂ©nario en anglais, intitulĂ© Suddenly, pour le producteur Alain Attal, puis termine une deuxiĂšme version juste avant le confinement, en mars 2020.

À cette pĂ©riode, Bidegain est contactĂ© par Jake Gyllenhaal, vu dans Donnie Darko, Le Secret de Brokeback Mountain ou Prisoners, qui lui propose de coĂ©crire le prochain scĂ©nario d’Alexander Payne. Bidegain, qui rĂ©flĂ©chit dĂ©jĂ  au casting de Suddenly, profite de l’occasion pour envoyer son scĂ©nario Ă  l’acteur qu’il admire. À la fin du confinement, Bidegain part un mois Ă  la campagne avec Jacques Audiard afin d’écrire son prochain film, une comĂ©die musicale en espagnol sur un narcos qui transitionne. « Un soir, je reçois un coup de fil de Jake. Il trouve le scĂ©nario formidable, touchant, et assure qu’il veut faire partie de l’aventure. J’ouvre le champagne, je suis dans ma phase maniaque. »

Pendant plus d’un an, le scĂ©nario est rĂ©Ă©crit et affinĂ© pour l’acteur, qui s’implique Ă©normĂ©ment dans le projet. Avec Thomas, ils discutent longuement de l’histoire, du personnage, de la rĂ©sonance de cette histoire d’amour et de survie, dans un monde qui vient de subir son deuxiĂšme confinement
 Les sĂ©ances par zooms se multiplient, Jake semble emballĂ©, Ă  tel point qu’il finit par devenir coproducteur du projet. Le film ayant la particularitĂ© de n’employer que deux acteurs, la production cherche maintenant une actrice d’envergure pour partager l’écran avec Jake. Bidegain fait des zooms avec Margot Robbie, qui dĂ©cline, Ana de Armas, Jodie Comer. « On arrive bientĂŽt Ă  une version qui satisfait tout le monde et Jake amĂšne Vanessa Kirby, avec qui il a tournĂ© dans Everest. » Le tournage doit dĂ©buter Ă  l’automne 2021, mais Bidegain apprend alors que Jake n’est plus disponible Ă  l’automne car il doit jouer dans la sĂ©rie sur Le Parrain, The Offer. « Je l’appelle, je rĂąle, je lui dis qu’il ne peut pas abandonner le film. Ça marche et il me dit : « OK, I’m back ». »

Le film est Ă  nouveau sur des rails et Bidegain part en repĂ©rages en Islande, en NorvĂšge oĂč il attrape le Covid. Il recherche des paysages minĂ©raux qu’il trouve Ă  Vestrahorn, en Islande, avec la mer et des montagnes qui Ă©voquent une mĂąchoire pleine de dents, prĂšs d’un village de pĂȘcheurs, Höfn. « On doit construire un dĂ©cor, une base baleiniĂšre, dans ce lieu spectaculaire, on a un budget de 26 millions de dollars. » En juillet 2021, aprĂšs Cannes, il fonce en Islande oĂč il a rendez-vous avec Vanessa Kirby et Jake Gyllenhaal pour se rencontrer (jusqu’ici tout avait Ă©tĂ© fait par zoom) et faire ensemble des lectures du scĂ©nario, huit semaines avant le dĂ©but du tournage. « Le scĂ©nario a Ă©tĂ© validĂ© et revalidĂ©, il est prĂȘt Ă  filmer, on est lĂ , avec Valentine et quelques personnes de la production, pour les ultimes finitions. Enfin c’est ce que l’on pensait  » 

« POUR UNE SCÈNE SUR LE BATEAU, JAKE (GYLLENHAAL) NOUS VEND L’IDÉE QU’IL GIFLE UN POISSON… Â» – VALENTINE MONTEIL

 

Jour 1

L’équipe se retrouve au milieu de nulle part, prĂšs de Höfn, dans un petit hĂŽtel dĂ©sert, avec un chef cuisinier dĂ©pĂȘchĂ© pour l’occasion et chargĂ© de nourrir la petite Ă©quipe franco-amĂ©ricaine. Vanessa arrive en avion le jour mĂȘme, mais Jake – qui a trĂšs peur du Covid, alors qu’il n’y a pas de Covid en Islande â€“ refuse de prendre l’avion Ă  Reykjavik et dĂ©cide de conduire jusqu’à l’hĂŽtel. Il exige une voiture qui ne soit « ni rouge, ni blanche », et fait les six heures de route avec David Lindsay-Abaire, scĂ©nariste et dramaturge, laurĂ©at d’un prix Pulitzer, qui doit peaufiner les dialogues en anglais. Quand il arrive, Jake semble lointain et n’enlĂšve jamais son masque. Il « convoque » Thomas et sa coscĂ©nariste sur la terrasse et se lance dans un long monologue : « Toutes les personnes dans cette piĂšce sont extrĂȘmement talentueuses, mais il va falloir travailler. Et garder l’esprit ouvert. Avec David, nous avons envisagĂ© de nombreux changements  » Et il se lance dans des trucs vagues comme « We have to find the truth. » 

Pourtant, tout est dĂ©jĂ  planifiĂ©, les costumes arrivent, les dĂ©cors vont ĂȘtre construits dans la semaine. Il n’y a donc pas de temps Ă  perdre et l’équipe s’installe dans une grande salle de rĂ©union : « On commence Ă  lire le scĂ©nario qui dĂ©butait par une grosse scĂšne dans la gare de Providence, oĂč Jake rejoint sa femme sur le quai, promet qu’il va changer, essaie de la convaincre de rester. L’idĂ©e Ă©tait de commencer le film par la fin d’une comĂ©die romantique. Ça devait ĂȘtre une scĂšne d’amour trĂšs Ă©mouvante, mais les deux comĂ©diens lisent leurs dialogues de façon ironique, Ă  la maniĂšre du personnage de dessin animĂ© PĂ©pĂ© le putois. » La sĂ©ance se termine lĂ -dessus, mais Thomas Bidegain reste confiant. « C’Ă©tait un peu humiliant, mais je me dis qu’il y a peut-ĂȘtre aussi de la timiditĂ© entre eux, qu’ils doivent s’apprivoiser  »

Thomas Bidegain
COMMENT JE ME SUIS DISPUTÉ_
Dans les paysages majestueux de l’Islande, sur les dĂ©cors de son film, Thomas Bidegain est tout sourire. Ça ne va pas durer longtemps



Jour 2

Pour un petit problĂšme de timing, Jake pĂšte les plombs, car il ne savait pas si le rendez-vous Ă©tait Ă  9 h 30 ou Ă  10 heures. La matinĂ©e commence mal ! Les acteurs sont emmenĂ©s sur le set, une plage de sable noire magnifique sur laquelle va ĂȘtre construite la base baleiniĂšre. Mais Jake semble déçu. La nature n’est pas assez menaçante, les montagnes pas assez hautes
 Avec Valentine, Thomas reprend le scĂ©nario, rĂ©Ă©crit des scĂšnes sur le bateau et, page aprĂšs page, Jake insiste, trĂšs exaltĂ©. Pour lui, il ne faut pas de station baleiniĂšre, pas d’abri, tout est trop confortable, on ne sent pas le danger ! « J’avais l’impression de repasser le bac ou le permis de conduire », se lamente Thomas. Vanessa ne dit pas grand-chose, s’intĂ©resse surtout Ă  son personnage. Quand Jake quitte la piĂšce, David Lindsay-Abaire grince : « Chris Pine is a very nice man  ». « Je m’étais dĂ©jĂ  engueulĂ© avec des rĂ©alisateurs, mais jamais avec une telle intensitĂ©, confie Thomas. Mais je reste persuadĂ© que ça va s’arranger. » Valentine est plus dubitative. « Jake parle beaucoup de la VÉRITÉ, insiste pour que son personnage soit un ancien G.I., habituĂ© Ă  la survie
 Par exemple, pour une scĂšne sur le bateau, il nous vend l’idĂ©e qu’il gifle un poisson. »

TrĂšs intense, l’acteur demande sans cesse de quoi parle vraiment le film, quand Bidegain lui rĂ©pond : « C’est la fin du monde, et, peut-ĂȘtre, l’amour peut nous sauver ». Ça semble fonctionner, puisque le soir, aprĂšs la dispute pendant laquelle Jake a menacĂ© de quitter le film, il envoie un SMS Ă  Thomas oĂč il Ă©crit « I adore you ». Tout semble apaisĂ©, pour l’instant.

Jour 3

Le matin, Jake va se promener seul dans la nature et tombe sur une jument. De retour en salle d’écriture, il raconte la communion avec la nature qu’il a ressentie Ă  ce moment-lĂ  et propose d’axer le film autour de ce sujet : l’amour de la nature. « Il nous met bientĂŽt sur son ordinateur un discours de Greta Thunberg, sur fond de musique rock, se souvient Thomas. Ça dure un quart d’heure Â». Pendant l’écoute, il se laisse aller Ă  pleurer et commente ses Ă©motions. « I’m crying, I’m crying, it’s real tears ! » Sous son masque, Valentine explose de rire. « Ă‡a a Ă©tĂ© le plus gros fou rire de ma vie. Jake nous balance que ce n’est pas un film sur l’amour, mais un film sur l’amour de la nature. Il dĂ©clare qu’il faut tout rĂ©Ă©crire, toutes les dĂ©clarations d’amour doivent ĂȘtre des dĂ©clarations Ă  la nature. Je vois Thomas se dire qu’il est en train de perdre ses 26 millions. Il se penche alors vers moi et me lance : « Comment dit-on se faire enculer en islandais ? Car c’est exactement ce qui vient de se passer… » Â» 

thomas Bidegain fonce dans le mur
AU PIED DU MUR_
Avec un acteur ingĂ©rable, qui est Ă©galement producteur, Thomas Bidegain fonce dans le mur. Le film peut-il encore continuer ?


Vanessa se lĂšve, prend enfin la parole et dĂ©clare que le personnage de Jake doit mourir Ă  la fin, que c’est un film fĂ©ministe, que ce n’est pas assez moderne, trop Disney. Et elle assure qu’elle ne jouera pas cette fin et fond en larmes, tandis que Thomas s’aperçoit qu’elle est en train de s’enregistrer avec son iPhone

 « C’est son moment ! Jake semble la regarder avec mĂ©pris. » Le soir, comme les musiciens du Titanic, Thomas et Valentine continuent d’y croire, se mettent Ă  l’ouvrage et tentent d’écoper l’ocĂ©an
 

Jour 4

Thomas Bidegain dĂ©cide d’emmener tout le monde voir les sublimes paysages du film pour leur faire humer la force tellurique de l’Islande, le vent, la mer, les montagnes, le sable noir
 Contre toute attente, Jake dĂ©cide de se baigner en slip alors que l’eau de l’ocĂ©an Atlantique doit ĂȘtre Ă  trois degrĂ©s


Quand la sĂ©ance de travail reprend, Jake est Ă  nouveau enthousiaste. De son cĂŽtĂ©, Alain Attal refuse que l’on retouche la fin, car StudioCanal a validĂ© le scĂ©nario, et le film est vendu Ă  20 territoires. Si Thomas Bidegain a des doutes, il est certain que l’on va revenir au scĂ©nario d’origine. « C’est un truc de scĂ©nariste que de trouver des solutions et d’ĂȘtre optimiste sur la suite. Je n’avais pas encore ce rĂ©flexe de rĂ©alisateur important, qui est de gueuler quand tu vois que le projet dĂ©vie de son cap. Je pensais qu’on allait y revenir naturellement, qu’il fallait laisser les laisser s’approprier le scĂ©nario. J’étais heureux qu’ils s’impliquent, que ça devienne une aventure collective. Mais j’aurais pu mettre plus de cadre  » Il reprend espoir lors d’une nouvelle sĂ©ance de lecture. « Quand ils jouent, tout prend vie et devient incroyablement puissant. C’est Ă©mouvant de voir deux trĂšs grands acteurs s’emparer de ce qu’on a Ă©crit  »

Mais, aprĂšs dĂźner, alors que le soleil ne se couche toujours pas, Jake repart en vrille, se confronte Ă  nouveau Ă  Thomas en revenant sur la vĂ©ritĂ© du film, le sens profond de cette aventure
 BientĂŽt, il explose de rage quand il apprend que les constructeurs de la base baleiniĂšre arrivent le lendemain Ă  l’hĂŽtel. TerrifiĂ© par le Covid, Jake dĂ©clare qu’ils doivent dormir dans leurs voitures. Il hurle, embraye sur le fait qu’il ne veut pas de dĂ©cor, exige de voir les plans des constructions, traite tout le monde d’incompĂ©tents et dĂ©clare finalement que si c’est comme ça, il quitte le projet. ÉpuisĂ© par ces journĂ©es de nĂ©gociations, Thomas lui balance un « Vas-y ! »

Jake Gyllenhaal se déshabille
UNE STAR À LA MER_
« Quand je vois la mer, je me baigne dans la mer. Â» Passablement exaltĂ©, Jake Gyllenhaal se dĂ©shabille et, devant une Ă©quipe technique mĂ©dusĂ©e, va se baigner dans les eaux glacĂ©es de la cĂŽte islandaise.


The End

Le lendemain matin, Thomas Bidegain appelle Alain Attal pour lui raconter les Ă©vĂ©nements de la veille. C’en est trop, le producteur retire la prise. « Je vais parler Ă  Jake et on convient que ça ne sert Ă  rien de s’obstiner, nos visions divergent trop. On ne pourra pas tourner en septembre. Je vais me balader avec Valentine sur un glacier. Je tĂ©lĂ©phone aux financiers, Ă  mes potes amĂ©ricains qui me racontent des trucs inĂ©dits sur Jake. Avec lui, je n’ai peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© assez ferme, je pense qu’il voulait une confrontation plus forte, mais je ne travaille pas comme ça
 Quoi qu’il en soit, tout est fini, et les 26 millions s’envolent ! En rentrant du glacier, on croise la voiture des acteurs qui part dans l’autre sens
 J’étais au 36e dessous, mais on a fait une fĂȘte d’enfer avec les builders, le cuistot oĂč l’on a picolĂ© comme des malades. Et nous avons quittĂ© l’Islande. » 


ÉPILOGUE
Quelque semaines plus tard, Vanessa Kirby contacte Thomas. Ils se voient Ă  Paris et elle propose de racheter le scĂ©nario pour le faire avec Jake, mais sans Thomas « J’en parle Ă  Alain Attal et suggĂšre de le leur vendre. Il me rĂ©pond : « Jamais de la vie, on les emmerde, tu vas le rĂ©Ă©crire en français et on va le tourner avec de grands acteurs français ». Â» Plus de deux ans plus tard, le rĂ©sultat – Ă  la fois incroyablement puissant et Ă©mouvant – s’intitule Soudain seuls avec les excellents Gilles Lellouche et MĂ©lanie Thierry, et dĂ©barque dans les salles le 6 dĂ©cembre.

 

Par Marc Godin