Aller en boîte aux côtés d’inconnus est devenu has-been. La Gen-Z branchée préfère des soirées en plus petit comité avec des gens alignés culturellement, dont vous n’entendrez pas parler si vous n’êtes pas dans la boucle – ou presque. Le retour des scènes indé ?
Légende photo : LA FÊTE EST FINIE ?_ La Gen-Z aurait-elle définitivement deserté les rave party pour les forums Twitch ? Heureusement pour nos amis les taxis, une autre nuit se réinvente dans la hot literary reading. Rdv dans le 6e ? (Dsquared2, campagne F/W25).
Ne croyez pas les rabat-joie qui disent que le soft-clubbing consiste à faire la fête le matin en remplaçant le vin par le café. Si la face sobre du soft-clubbing avec ses soirées poterie et ses « raves » de cyclistes dans des coffee shop se répand en effet de manière très inquiétante, c’est une autre facette plus prometteuse qui nous intéresse. Celle qui se crée autour de scènes artistiques d’un nouveau genre, dont les membres sont connectés entre eux en ligne, qui sont donc plus internationales, plus indépendantes, et qui organisent des soirées IRL réunissant des personnes alignées par internet, autour d’une passion commune.
L’élément premier du soft-clubbing, c’est qu’il y a un but, on vient faire quelque chose – incroyable. Dans sa version mainstream la plus récente et visible, il y a les watch party de l’influenceur mode français Lyas, qui réunit sa communauté dans des bars de Londres, Milan, ou Paris, pour regarder des défilés de Fashion Week – et boire un coup. En version plus alternative et intello, il y a aussi la résurgence de ces soirées littéraires alcoolisées venues de New York, qui arrivent depuis peu à Paris. Comme le 17 septembre dernier à la libraire After 8 dans le 10e, avec une soirée organisée par Mutt Readings autour d’une lecture de Eva Ionesco et d’autres jeunes plumes, avec un flyer qui ressemble à celui d’un concert de rock, et une faune d’artistes-écrivains un peu hipsters mais pas trop. Comme une séance de sport de l’esprit avant d’attaquer la soirée, et une bonne manière de connecter avec des inconnus qui semblent familiers – une énergie de messe ou de soirée militante, mais sans religion ou politique, ou presque.
CASUAL ENCOUNTERSZ & PARTY GIRLS
Des soirées qui dynamisent la littérature comme l’art de la fête, que l’écrivain américain Sammy Loren a participé à stimuler avec sa série de lectures nommée Casual Encountersz – en hommage au forum de rencontres libertines du site Craiglist –, basée à Los Angeles mais qui s’exportent à New York, Paris, ou Londres. « Ce mélange entre le monde de la nuit et celui de la littérature attire une population très jeune, très loin du millénial mourant de 40 ans typique du milieu littéraire. C’est plus des jeunes clubbers hot et un peu weird, qui ont vu la soirée sur internet, et sont venus car ça avait l’air cool. La vibe est de ramener des jeunes gens intéressants qui ne font normalement pas partie du monde littéraire, de les mélanger avec des écrivains légitimes et des artistes, pour créer un truc intéressant, pour créer une scène. Et il y a un aspect internet important, c’est aussi une communauté en ligne. » Sammy organisait début septembre une de ces soirées à Londres pour le lancement européen de son tabloïde On The Rag, dont la couve tease un poème de Rachel Kushner ou un texte de l’écrivaine party girl Marlowe Granados, titré « Women should only sleep with hot men ». On The Rag est aussi associé à un forum en ligne où des jeunes auteurs écrivent de la fiction ou de la poésie, commentent les dernières soirées littéraires aux US ou en Europe, font la promo de leur propre soirée, ou discutent de qui est le ou la « hottest literary critic ».
POST-BOHÈME & SCENIUS
Au-delà de ces soirées readings, la mécanique communautaire du soft-clubbing, augmentée par Internet, s’étend un peu partout, des soirées d’échecs organisées par la Blitz Society dans le 6e, aux afters enfumés du Pigalle Country Club où on croise autant le chantre de l’indie sleaze The Dare que des anonymes connectés. Le soft-clubbing est surtout la promesse du retour à un Internet au service de la vie réelle, qui créer des club sociaux dont le QG est en ligne – surpassant aussi les limites géographiques des scènes artistiques du passé.
Un phénomène que le journaliste américain Ross Barkan appelle la post-bohème, « On ressent aujourd’hui le besoin d’utiliser Internet comme un moyen de se rassembler ailleurs. C’était la promesse originelle du numérique. (…) Le monde post-bohème s’attachera à retrouver une partie de cette ambition. » Un constat partagé par Brian Eno qui a créé dans les années 1970 le terme « scenius », mélange de « scene » et de « genius », pour décrire « l’intelligence d’une communauté entière ». Il expliquait récemment que cette approche collective de l’art sous le spectre du scenius, qui fait semble-t-il son retour, « réduit la distance entre l’artiste et la personne ordinaire, et on réalise qu’il y a pleins de personnes ordinaires impliquées dans un artiste, et que l’artiste n’est pas spécial, ce n’est pas un être complètement distinct. Mais la culture a été remarquablement nulle pour comprendre ça, en partie à cause de l’économie du monde de l’art. C’est tellement plus simple de prétendre que tout est localisé dans Picasso, Kandinsky, Pollock, ou peu importe qui. » En réalité, ce nouveau clubbing n’a rien de soft, il est surtout le symptôme d’un retour aux scènes, au club au sens premier du terme, aux créatifs et aux passionnés qui s’intéressent à la symbiose humaine.
Par Jean-Baptiste Chiara