Apanage des rockstar et de la femme objet, le crop-top a muté. Effet secondaire de la folie Y2K qui envahit nos vestiaires, ou nouvel uniforme militant, ce t-shirt court s’empare de nos rues et particulièrement de nos manifs. Serait-il le nouveau bleu de travail ?
Légende photo : HAUT ET COURT_ On ne dit pas qu’Hailey Bieber (égérie de la marque de skincare Rhode, leur dernière campagne ci-contre) a rallié les rangs de l’extrême gauche, mais on ne serait pas étonnés de la croiser avec ses girlies place Répu dans les prochains jours.
« Anti-républicain » selon certain, « inadapté à l’école » pour d’autres, le crop-top est devenu malgré lui un symbole de provocation. Sur l’Instagram de Théa, autrice-compositrice-interprète et ouvertement de gauche, il est partout : en tissu blanc et innocent, ou en sangles de cuir noir. « Est-ce que je les enfile en me disant que c’est militant ? Non. » Sauf que, selon celle qui balance dans ses sons « S’aimer sur les barricades / Cramer toute la capitale » (« Juste amis »), les fringues, comme toute forme d’art et d’expression, c’est politique. « Le crop top est devenu un emblème à cause de tous les discours qu’il convoie. C’est symbolique pour un mec d’en porter parce qu’il clame qu’il a le droit de le faire sans se faire traiter de pédale. De même, quand on a essayé de l’interdire dans les lycées. » Cette polémique connaît son apogée en 2020, quand des centaines de jeunes répondent à l’appel du #lundi14septembre, et enfilent leurs t-shirts les plus courts contre les propos de Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation, justifiant l’interdiction des tenues « provocantes » dans les établissements scolaires. « Le scandale n’a jamais été de montrer son ventre, mais de clamer sa liberté contre ces oppressions arbitraires. »
BACK TO THE CULTURE
« C’est un peu comme un… comment dit-on ? Un roller coaster. » Quand je demande à Hayley Edwards-Dujardin, historienne de l’art et de la mode et auteure d’Indémodable, le répertoire de ce qui fait la mode (éditions du Chêne, 2023), de me décrire la trajectoire du crop-top, elle me parle d’un « échange constant entre contre-culture et capitalisme mainstream ». Concept parfaitement occidentalo-centré – en Inde, il est naturel d’exposer son ventre –, le bien nommé chandail-bedaine apparaît parmi les communautés hippie des 60’s sous une forme DIY et non genré. « On est en pleine révolution sexuelle, et les hippies ont un rapport organique avec le corps et la nudité. Mais il y a aussi un côté plus pragmatique et économique : la communauté hippie a tendance à se vêtir principalement de fripes, de récup, donc on s’adapte. On va choper un t-shirt un peu dégueu et le découper pour qu’il soit plus présentable. »
Les hippies, ainsi que la tendance d’une mode plus casual, adaptée à la société du loisir des États-Unis d’après-guerre, mènent le crop-top au vestiaire d’une contre-culture enragée, punk et féministe… avant de basculer du côté des star dans les 90’s. C’est le règne de l’aérobic et de ses tenues en lycra révélatrices, Prince et Britney Spears l’arborent sur scène, les Spice Girls en font leur uniforme. « Le crop-top faisait aussi partie d’une performativité de la pop. Ces tenues oscillaient entre une sorte de fausse candeur, enfantine et girly et en même temps, une hypersexualisation. » Effet de mode, aujourd’hui on voit le retour de l’association baby-tee, baggy taille-basse et string qui dépasse.
HYPERFÉMINITÉ TRAVAILLÉE
Pour Hayley Adwards-Dujardin, « si on recontextualise la question de la lutte et du militantisme, dans nos imaginaires collectifs, l’iconographie du militant est un homme blanc prolétaire. » Partant de ce point de repère, la manière pour les autres profils de s’imposer dans ce milieu politique est de se faire remarquer. « Il y a une forme de volonté d’exagérer peut-être, en tout cas de se réapproprier, les codes d’une hyperféminité qui a longtemps été moquée et infériorisée, comme pour en marquer véritablement la présence. On ne parle pas que de féminisme. On parle aussi de classe et de hiérarchie sociale, de ce qui est acceptable ou pas dans la société ». C’est le sujet de « Cash me Online », l’installation immersive mêlant photos et vidéos d’Amandine Kuhlman (exposées du 3 avril au 18 mars à la Maison Européenne de la Photographie). « Je me concentre surtout sur le contraste entre le « male gaze » et le « female gaze ». Ce concept de féminité existe surtout pour satisfaire un regard masculin, mais si on le pousse à son paroxysme, qu’on le caricature, il ne correspond plus aux standards de ces attentes masculines. »
D’autant que socialement, le crop-top n’est pas conservateur. Associé à la cagole, au vulgaire, il ne rentre pas dans la matrice d’un apparat bourgeois « respectable ». « Je me mets en scène vêtue de très peu de tissu, raconte encore Amandine Kuhlmann, Bikini léopard sur un passage piéton, ensemble peau de pêche devant la caméra. Ce personnage que j’incarne est codé comme les célébrités pop culture des années 2000, mais toujours avec un attribut considéré comme disgracieux ou vulgaire. Quand je montre mon ventre, je laisse toujours apparaître un petit bourrelet… » Tout l’opposé des catwalk de Balenciaga (Prêt à Porter Printemps-Été 2025), dont les crop-top en dentelle ne dévoilent que ventre plats et corps normés. Un rappel grinçant aux podiums des années 1990, peuplés des tailleurs Chanel version minis dessinés Karl Lagerfeld. « La mode fonctionne par trend. Quelqu’un va décréter que tel item est à nouveau à l’ordre du jour, et se réapproprier les codes d’une classe sociale qu’elle ne considère habituellement pas ». À mes girlies apolitiques, attention à ce que vous enfilez, vous risqueriez de finir en manif’.
Par Adèle Thiéry