POURQUOI LES (BONS) JOURNALISTES MANGENT-ILS SI MAL ?

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C’est le grand mystère du quatrième pouvoir parisien : pourquoi ses meilleurs journalistes vous donnent-ils systématiquement rendez-vous dans les pires bouis-bouis imaginables. Notre reporter est parti enquêter – en faisant extrêmement gaffe aux notes de frais.

Au temps où j’étais chroniqueur gastronomique, rares étaient les journalistes qui acceptaient de partager un repas avec moi. Leur excuse ? La journée d’un reporter est trop courte pour sortir de table à cinq heures, la tête encore embrumée des fumées de l’alcool et du cigare. Pourtant, à l’époque de Balzac – ou, plus récemment, des années 1920 à 1950, les ripailles de journalistes étaient monnaie courante et n’empêchaient nullement de venir à bout d’un article. L’auteur de la Comédie humaine fait ainsi dîner ceux des Illusions perdues au Cadran bleu, le restaurant à la mode du boulevard du Temple durant la Restauration, ou encore dans les cabinets particuliers des Trois frères provençaux, la table gourmande du Palais royal à la même époque. Plus proche de nous, on peut citer Jean Galtier-Boissière, le fondateur du mensuel anar’ chic (dans sa première période), Le Crapouillot, qui, des années 1920 à 1930, traitait ses collaborateurs lors de festins pantagruéliques, le plus souvent à la brasserie Dagorno de la Villette.
Cette tradition s’est perdue, ou plutôt, elle s’est maintenue hypocritement avec les tables où les directeurs de journaux et les éditorialistes de pointe invitent les hommes politiques pour recueillir leurs confidences entre la poire et le fromage. Ainsi, quand Jean-Marie Colombani était directeur de la rédaction du Monde, le quotidien disposait d’une table réservée et d’un menu sur mesure à des prix adaptés à l’Arpège d’Alain Passard. Et aujourd’hui, tandis que les journalistes les plus lifestyle s’extasient sur des adresses bobo, leur direction règle les affaires sérieuses à l’Épicure de l’hôtel Bristol ou au Cinq de l’hôtel George V, deux tables recommandées chaudement par le club des Cent (celui-ci ne compte parmi ses membres que des chefs d’entreprise du CAC 40 et les patrons des grandes formations politiques). Les plumes de combat, les grands reporters, s’offusqueraient s’ils étaient au courant de ces compromissions. D’autant que, déontologie variable des chroniqueurs gastronomiques aidant, la grande cuisine n’a pas bonne presse chez ceux qui, justement, sont chargés de la faire.

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La génération qui vient, formée exclusivement dans les écoles de journalistes, cultive le genre austère. Les jeunes folliculaires seraient stupéfaits de savoir que chez leurs grands anciens, tels ceux du Canard enchaîné, les bouclages se sablaient au champagne et qu’un journaliste devait prouver son talent en vidant des bouteilles de Juliénas au bistro Le Vieux Saumur avant de terminer sa nuit au Vieux Gaulois autour d’une bouteille de pastis – à boire pur évidemment. C’est du moins ce que relatait le romancier (et journaliste chez le palmipède) Yvan Audouard dans un supplément du Canard au titre évocateur : L’archipel du goulot. Ce genre de parcours a été remplacé par le footing matinal, montre fitbit au poignet pour mesurer les calories dépensées. Même les plus décalés des titres de la presse parisienne n’ont pas cherché à renouer avec ces traditions culinaires… Comme si bien manger (et digérer par la suite) empêchait de bien écrire.


SERVIETTE À CARREAUX

Comme ils n’ont pas connu la guerre, les créateurs de Rock n’ Folk, de Libération ou d’Actuel avaient, dès le départ, un rapport à la cuisine plus que problématique. À la recherche de « tendances », la gastronomie leur apparaît comme un plaisir de vieux. Même la « nouvelle cuisine », à leurs yeux, est datée. D’abord parce qu’ils sont tous plus ou moins de gauche, et que les thuriféraires du bien manger sont nettement marqués à droite. (Henri Gault et Christian Millau se situent dans le sillage du mouvement des Hussards. Sans parler de Roger J. Courtine, alias La Reynière, collabo pendant l’occupation, recyclé en critique gastronomique du Monde – Pierre Vianson-Ponté, éditorialiste du quotidien, s’amuse à le présenter comme « notre meilleur collaborateur ».) Enfin, parce que, pour ces soixante-huitards, la gastronomie incarne un mode de vie bourgeois, répréhensible donc.
Ainsi, parce qu’il est un héritier de la richissime famille Gillet – des industriels lyonnais qui ont constitué le fond de clientèle des tables huppées d’une métropole rhodanienne où le souci de la gastronomie est porté à un raffinement dépassant de loin celui des restaurants parisiens –, un Jean-François Bizot, le fondateur d’Actuel, affecte un désintérêt ostensible pour la bouffe. À le suivre dans ses aventures, on a bien l’impression que le sommet de la gastronomie aura été pour lui la fréquentation de La Coupole, la brasserie de Montparnasse, où il rencontre Anita, sa compagne des années 70. Dans les maisons qu’il achète et où il loge ses copains, le château de Saint-Maur-des-Fossés où s’élaborent les deux almanachs d’Actuel, puis l’immeuble du 33 de la rue du Faubourg Saint-Antoine où se fera le magazine « nouveau et intéressant » des années 80, la cuisine n’a jamais été la pièce la plus importante. Peut-être parce que personne ne savait la faire…

« DANS NOS NOUVEAUX LOCAUX, ON A UNE CUISINIÈRE SIX FEUX, UN PLAN DE TRAVAIL, C’EST BYZANCE ! » – JOACHIM BARBIER (SOCIETY)


De toute manière, plus que de la cuisine, Jean-François Bizot aura été surtout un homme de la nuit et donc, un homme de la fête. Des « Nuits d’Actuel » au Rex Club au « Concert de locomotives » à la Gare de Lyon, du « Réveillon des mondes » au Parc Floral, au « Parcours nocturne » à Montmartre, en passant par les « Nuits zébrées » de Nova, il aura organisé quelques-unes des plus mémorables surprises-parties de sa génération. Côté banquet, par contre, c’est le désert. Dans Actuel par Actuel , chronique des débuts de la première version underground du journal, il se remémore ainsi le bouclage du premier numéro par le triumvirat de départ, lui-même, Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud : « Nous avons campé sur place, avec du poulet froid et du vin noirâtre, dormant quelques heures sur les tables de montage, la tête sur un vieux sac dans lequel un ivrogne avait vomi. » Même si l’on fait abstraction de l’exagération « à la Bukovski » propre au style de l’époque, l’évocation de ces agapes ne fait pas trop envie. Les réunions pour la mise au point du sommaire de la deuxième version d’Actuel, se déroulent, un temps, au premier étage de Chez Paul, un bistrot tradi de la rue de Charonne, serviettes à carreaux et banquettes en moleskine rouge, avec une cuisine qui, même au début des années 80, n’a vraiment rien de renversant. Certes, le Saumur-Champigny coule à flots, mais il accompagne plutôt de la cochonnaille que des petits plats mitonnés. Bizot, lui, s’enfile à chaque fois deux steaks tartares d’affilée et ne prend jamais de dessert. Un concentré d’énergie, histoire sans doute d’aller au bout de la nuit. Aujourd’hui, l’assiette de charcuterie à son nom, censé rappeler les agapes du journal, a disparu du menu…
La consultation du sommaire d’Actuel confirme d’ailleurs le désintérêt du journal pour la bonne chère. Pas étonnant que l’aventure d’Actuel se termine « sur les restes d’un vieux panini jambon à demi englouti » ainsi que le raconte Vincent Bernière dans son anthologie des Plus belles histoires du journal.
« Aujourd’hui encore, prendre du plaisir à table et l’avouer reste encore un peu une posture considérée comme droitière, limite réac, avec l’idée du restaurant vécu comme une perte de temps vaguement bourgeoise, confirme Emmanuel Rubin, fin limier du Figaroscope (et le groupe Jalou) ayant fait ses premières armes chez Nova. Le bon journaliste n’imagine ainsi pas le Camus de Combat croisant les couverts, fantasme les chop-suey engloutis dans l’urgence « wartergate » des enquêteurs du Washington Post, quand il ne mastique pas carrément en ruminant sur le sens de sa mission. Enfin, pour les raisons qui sont les siennes (sous-payé, précarisé, mésestimé, triste, ennuyeux), le bon journaliste est aussi un formidable radin. Du coup, il n’aime ni les bons, ni les mauvais restos. Lesquels, entre nous, le lui rendent bien. »


APPROCHE GRUNGE

Le relai de cette presse décalée, foutraque et en quête de tendances, longtemps incarnée par Actuel (puis Nova), passe au début des années 90 dans un secteur inattendu, celui des féminins. 20 ans existe déjà depuis 31 ans quand Isabelle Chazot en prend la rédaction en chef en 1992. Elle a (presque) l’âge de ses lectrices, fait des études de latin à la Sorbonne, lit René Girard et le marxiste libertaire Michel Clouscard dans le texte, mais fréquente aussi le 7, les Bains-Douches et le Palace. Elle s’est fait remarquer en écrivant des articles décapants comme « Comment rater sa vie » ou « Des kilos plein la tête » et concocte, face au féminin branché du moment, Glamour, un journal dont elle dira qu’il était « brutal, trash, un magazine pour filles-gangsters ». À elle se joint une équipe où s’équilibrent masculin et féminin avec des signatures qui dessinent, à contre-pied des années 80, les tendances nettement anti-libérales qui ont cours à 20 ans : Simon Liberati, Alain Soral et même un certain Michel Houellebecq qui n’a encore écrit qu’un roman. Mais aussi des journalistes que Isabelle Chazot range dans la catégorie des « énervés hilarants » : Diastème, Arielle Sarraco, Laure Tran… Dans le domaine de la cuisine – ce point fort pourtant de la presse féminine avec les immanquables pages recettes – Isabelle Chazot casse aussi les codes. L’article « Nourrir les garçons » reste un sommet du genre avec son illustration reproduisant La Cène de Léonard de Vinci. Au-dessus de chaque disciple, dans un nuage, trône la photo d’un plat immangeable par un gourmet : sandwich au steak, lasagnes en boîte…
Cette approche grunge de la nourriture se traduit forcément dans le choix des tables où Isabelle Chazot traite ses rédacteurs, en fonction d’une approche managériale que certains anciens de 20 ans qualifient de stalinienne : divide et impera en bon latin. Au Nioulaville, buffet asiatique de la rue de l’Orillon qu’elle qualifie elle-même « d’infect mais sympathique », elle retrouve Michel Clouscard dont la pensée inspire le journal. La rédaction, elle, se réunit au Boyard, une brasserie située au pied du journal, à Issy-les-Moulineaux, à côté de l’Aquaboulevard. Le restaurant Chez Marcel, rue Stanislas dans le 6e arrondissement, sert de cadre aux rencontres d’Isabelle Chazot avec le psy maison, François Perlmutter, « pour qu’il éclaire les articles psycho en cours de tas d’exemples monstrueux et de décryptages tordus ». La table, probablement choisie par François Perlmutter en fonction de son domicile, est celle d’un honnête bistrot. Il est monté récemment en gamme, parallèlement à l’évolution du quartier devenu exclusivement bobo. Enfin, rue de Lourmel dans le XVème, les têtes-à-têtes exclusifs avec Michel Houellebecq commencent dans un rade dont Isabelle Chazot ne se rappelle plus s’il s’appelait L’Imprévu ou L’Inattendu et qu’elle décrit ainsi : « Établissement humble, fantomatique, disparu des radars depuis belle lurette. Trois chaises en plastique sur le trottoir. Calme total, service gentil. Évidemment aucune prétention gastronomique, entre la sandwicherie et la salade minute. Prix modiques en phase avec la ligne de 20 ans et pas offensants pour l’invité, alors notoirement fauché ». On ne saurait mieux dire que la nourriture n’est pas le sujet premier de la conversation.

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GONZO-FOOD_
Notre idole et maître à tous, Hunter S.Thompson, génie du journalisme gonzo, avait un régime quotidien bien à lui… 15 h, verre de scotch et cigarette ; 15h45,cocaïne;16h05, première tasse de café ; 16h15, cocaïne et jus d’orange ; 19h30, 1 bière, 2 margaritas, 2 cheeseburgers, 2 grandes frites, onion rings, cocaïne ; 22 h, Cocaïne;00hà6h, café, bières, cigarettes, grappe de fruits, jus d’orange, gin.


Si l’on veut chercher où se niche la culture culinaire contemporaine dans ces années Mitterrand trop préoccupées par l’apparence pour se risquer à prendre du ventre, c’est du côté d’un hebdomadaire de spectacles à veine satirique qu’il faut regarder : 7 à Paris. Isabelle Chazot y a trouvé quelques-unes de ses plumes « énervées », mais le rédacteur en chef, Alain Kruger, sait faire la cuisine. Littéralement. Et apprécie les bonnes choses. Plus tard, quand il sera en charge de Première, le mensuel cinéma du groupe Hachette-Filipacchi, il fera venir du champagne et des pâtisseries de la maison Mulot lors des bouclages pour donner du cœur au ventre à son équipe. Lui-même se décrit ainsi : « Je suis un metteur en cène ». Sans le « s », évidemment. Et le prouvera en organisant durant le Festival de Cannes des repas mémorables, concoctés par le chef du restaurant de direction du groupe, Emmanuel Le-jeune, dans une villa louée chaque année, soit au Cap d’Antibes, soit dans les hauteurs de l’avenue Vallauris, « pour sortir du cadre surexcité de la Croisette ». Les invités sont traités à la cuisine provençale d’aujourd’hui et se livrent à cœur ouvert en fin de repas : Aki Kaurismaki, le réalisateur finlandais de J’ai engagé un tueur, fait l’hélicoptère sur une table, « sans avoir bu une goutte d’alcool mais après avoir fait la vaisselle ». Patrice Chéreau, à l’issue d’un déjeuner lugubre, laisse couler quelques larmes en raison de la réception glaciale de son pourtant très beau Ceux qui m’aiment prendront le train, l’acteur Ewan Mcgregor consent à une séance photo après avoir goûté les pieds-paquets à la marseillaise et la bourride de lotte à la provençale du chef Lejeune. Vertu de la bonne cuisine…


D’AUTHENTIQUES BECS FINS

Pour l’heure, à ses débuts en 1981, 7 à Paris ne baignant pas dans le pognon face aux concurrents bien établis que sont Pariscope et L’officiel des spectacles, Alain Kruger se contente de faire venir des en-cas de l’un des premiers resto-sandwicherie de la capitale, La boutique à sandwich, rue du Colisée, et improvise des pique-niques chics à la rédaction. Le Newstore au 63 Champs-Elysées, avec sa cuisine de brasserie branchée, sert de cantine. Surtout, la rubrique resto s’étoffe de quelques signatures gourmandes bien connues des amateurs. Claude Lebey, ancien chroniqueur gastronomique de L’Express et éditeur chez Robert Laffont de Michel Guérard, Joël Robuchon, puis plus tard d’Alain Ducasse, déniche chaque semaine un bistrot. Alexandre Lazareff, qui créera en 1986 à la demande de Jack Lang, alors ministre de la culture, le Conseil national des arts culinaires, assure la chronique gastronomique du journal. Il est assisté de Jean-Louis Galesne, responsable des pages rock, qui deviendra plus tard le critique restaurants des Echos. Autant dire qu’il y a, dans cette rédaction, d’authentiques becs fins et que la cuisine y est traitée avec humour, mais aussi avec tendresse. Un journal capable de faire le tour des boucheries parisiennes, à l’occasion d’un numéro consacré au groupe rock alternatif Les garçons bouchers de François Hadji-Lazaro, ne place pas la gastronomie au dernier rang de ses préoccupations.
Les temps changent et la gastronomie est devenue le fooding. Aussi, la promotion de la bonne cuisine se fait de moins en moins dans les journaux et de plus en plus sur les réseaux sociaux. Le chroniqueur ventru et vaguement de droite a fait place à la foodista qui n’a d’autre idéologie que son compte Instagram où elle aligne les photos des plats qu’elle a dégusté. À la télévision, les compétitions de cuisiniers à la Masterchef se battent avec les télé-crochets à la The Voice pour le temps d’antenne et l’audience. Seule la radio publique maintient le flambeau d’une presse gastronomique avec des émissions comme On va déguster de François-Régis Gaudry sur France-Inter ou sur France Culture la défunte On ne parle pas la bouche pleine, animée par Alain Kruger (tiens, tiens, comme on se retrouve).
Les journalistes (les bons) suivent avec un peu de retard cette évolution. À la rédaction de So Foot, le fanzine devenu groupe de presse avec Tampon, Pédale et surtout Society, le menu est toujours à base de junk-food pour les garçons et de salades et de graines pour les filles. Le seul moment un peu festif a longtemps été le repas de Noël, avec les enfants de la rédaction, où Joachim Barbier, un reporter plus gourmand que les autres, lançait la soirée « avec des trucs faits à la maison » : brochettes poulet-tandoori, houmous et autre caviar d’aubergines. Mais si, dans les anciens bureaux du 11ème arrondissement, rue de la Croix Faubin, il y avait juste un micro-ondes, les nouveaux locaux, rue du Ruisseau dans le 18ème, sont autrement équipés : « une cuisinière six feux, un plan de travail, c’est Byzance », se réjouit Joachim Barbier qui voit là une possibilité de faire évoluer les habitudes culinaires de ses collègues.
Pendant le confinement, il faisait partie d’un petit groupe de journalistes du Groupe qui se rendaient tout de même à la rédaction. Pour se remonter le moral, ils vidaient une ou deux bouteilles de vin nature qu’ils étaie-nt allés dénicher au Yard, la cave-à-manger branchée du secteur. Un début d’évolution dans le bon sens ? Encore faut-il garder en mémoire le propos d’Yvan Audouard dans son article sur les habitudes culinaires au Canard Enchaîné quand, distinguant les journalistes d’investigation et les chroniqueurs, il met en garde : « Personne ne peut mener sérieusement une enquête s’il se trouve dans un état orphique ». À bon entendeur…


Par Pierre Rival
Illustrations : Ni-Van