THOMAS LENTHAL : « L’HISTOIRE VIVANTE »

Thomas Lenthal technikart

De Dior à Prada, Thomas Lenthal incarne une référence majeure de la direction artistique contemporaine. Cofondateur des magazines indés Paradis, System et aujourd’hui Alphabet, son regard sur l’image a repensé la création et la réflexion au sein de l’espace éditorial. Rencontre avec le nec plus ultra de la presse mode.

Pourquoi était-il pertinent de mettre une image Dior en couverture du dernier numéro de System consacré à la photographie de mode ? 
Thomas Lenthal : La couverture est une mise en abîme un peu vertigineuse du système de l’image. Elle montre un autoportrait de Juergen Teller, de dos, contemplant un abribus qui affiche une photo de Basquiat par Andy Warhol qui était utilisée dans la première campagne Dior de Jonathan Anderson. Cette campagne était particulièrement pertinente au moment où sortait System car, parmi tous les directeurs artistiques récemment nommés à la tête de grandes maisons, Jonathan Anderson était le seul à avoir déjà présenté un défilé et une campagne, offrant ainsi un aperçu concret de sa vision pour Dior.

Comment votre collaboration depuis douze ans avec Juergen Teller permet une dimension unique à la façon dont System observe la mode ?
Je travaille avec Juergen depuis 30 ans et je le considère comme un moraliste. Son point de vue combine une véritable candeur avec une acuité stupéfiante, ce qui en fait un témoin essentiel du contemporain. Son objectif n’est évidemment jamais de se limiter à la « belle photo ».

Le magazine invite également les proches de Juergen Teller à analyser leurs photos favorites. Comment cette lecture plus intime est-elle efficace pour démontrer que la photo est aussi importante que le vêtement dans la mode ?
Je ne m’attendais pas au choix de Miuccia Prada : la photo de Kate Moss avec les cheveux roses sur le lit. Ce regard un peu oblique sur la beauté correspond parfaitement à sa vision et son travail. Je suis certain que c’est une photo qui a résonné en elle dès qu’elle l’a vue pour la première fois et qu’elle continue d’exister quelque part au fond de son esprit. On se rend compte que la photo de mode a un impact encore plus fondamental qu’avant sur le travail des créateurs, elle fait partie de leurs références évidentes. Il y a plusieurs directeurs artistiques contemporains qui ont construit toute une œuvre de mode à partir d’un corpus d’images de mode. Quand Anthony Vaccarello fait Saint Laurent, on peut imaginer que le travail de Helmut Newton est une source importante d’inspiration pour lui.

De quelle manière avez-vous construit le panorama de photographes qui réunit Inez et Vinoodh, Nadia Lee Cohen, Malick Bodian, Zhong Lin, David Sims, la famille Sorrenti, Carlijn Jacobs et Juergen Teller ?
On a voulu dresser un portrait transgénérationnel de la pratique de la photographie de mode, avec quelqu’un comme Nick Knight qui travaille depuis les années 1980, et Nadia Lee Cohen, Marili Andre ou Carlijn Jacobs qui sont là depuis cinq ans tout au plus. Cette galerie présente donc à la fois des personnes établies depuis la fin du XXe siècle et des nouveaux talents ayant déjà bâti un fonds iconique en très peu de temps. On a aussi voulu raconter des parcours professionnels et des histoires personnelles singuliers.

Comment votre approche de la direction artistique se traduit-elle dans la conception du magazine ?
Notre approche est systématique depuis le début. J’aime l’idée d’une permanence pour donner au magazine la dignité d’un document d’archives. Peu importe le numéro que vous feuilletez, le plan éditorial, la charte graphique et la mise en page sont toujours les mêmes. Pour la police, on a choisi la Times, une police universelle pérenne depuis un siècle. C’est notre « tartine beurrée pour la vie » graphique. Au sein de ce bloc constant peuvent coexister les phénomènes de mode les plus éphémères aussi bien que les plus durables. J’aime traiter de la chose la plus fluctuante au monde qu’est la mode, avec une approche graphique extrêmement stable.

Où placez-vous la notion du beau dans votre travail ?
Je trouve le singulier plus intéressant. On peut chercher à faire quelque chose de pertinent qui raconte une histoire. Le beau peut alors advenir. C’est fascinant d’observer comment chaque designer définit son propre beau, et à quel point l’histoire de la mode est celle de la beauté et du goût, mais aussi de la laideur et du mauvais goût. Le jeu avec le mauvais goût est une ressource fondamentale de la vitalité dans la beauté. Je dirais que les Français, à l’exception de Jean-Paul Gaultier ou Yves Saint-Laurent, sont généralement moins à l’aise avec ça que les Anglais ou certains Italiens.

En mai, vous avez lancé la première édition de System Collections, construite comme une capsule temporelle qui réunit l’essence de la saison AH 2025-2026.
La saison des défilés est devenue un véritable moment culturel, comparable aux Oscars ou au Super Bowl. Il ne s’agit pas seulement des nouvelles collections mais des personnes, de la musique, des répliques marquantes, des soirées, toute l’effervescence autour de la saison. Avec System Collections on a voulu capturer cette énergie, en documentant à la fois ce qui se passe sur le podium, et tout ce qui gravite autour. On a une série de mode fleuve, avec 80 looks de la saison interprétés par un tandem de photographe et styliste différent à chaque numéro, et des conversations entre critiques de mode et insiders, combinant des voix plus institutionnelles comme Cathy Horyn ou Tim Blanks, et des nouveaux témoins, souvent issus des réseaux sociaux, comme par exemple Lyas ou Boringnotcom.

Pourquoi avoir choisi d’illustrer la rubrique « Conversations » avec les camera rolls des critiques de mode ?
Ça fixe l’éphémère, parce que retrouver une story de 2025 ne sera peut-être pas évident dans dix ans !

System c’est en référence au livre de Roland Barthes Système de la mode ?
C’est bien possible (rires) !


Par Anaïs Dubois 
Photo German Larkin