« VIENS CHEZ MOI, J’HABITE CHEZ TECH… »

Olivier Malnuit avait la réputation de ne jamais s’aventurer trop loin de la rédaction. Son voisin de bureau témoigne.

Beaucoup de gens avec qui j’ai discuté à l’enterrement se sont plus ou moins dit la même chose : tiens, et si cette histoire de mort prématurée était un énième projet d’article gonzo de Malnuit ? Après avoir réussi à nous faire croire quelques années auparavant qu’il avait perdu son boulot, pourquoi n’aurait-il pas poussé encore plus loin cette science inimitable du happening journalistique qui l’a conduit à tester les drogues laxatives et le spa au yaourt ? Secrètement, nous espérions le voir défoncer le couvercle du cercueil et jaillir de sa boîte pour un shooting prémédité au Père Lachaise, sponsorisé par une marque de saucisson sec. Mais le miracle ne s’est pas produit. Olivier n’était plus là, mais il était là d’une autre manière, par son esprit, comme l’a joliment rappelé son fils Max et comme l’ont souligné d’autres proches. Proche, je ne l’étais que géographiquement, occupant un bureau mitoyen à celui du Pantagruel de la rédac’. Olivier était pour moi ce collègue un peu particulier qui avait réussi à transformer son bureau en F2.

Son génie journalistique, cette manière si fine d’écrire, si « poétique » pour reprendre le terme de Patrick Williams, cette capacité à imaginer les concepts les plus farfelus et les plus avant-gardistes, se doublait d’un génie existentiel, une capacité rare à transformer sa vie en superproduction fauchée. Vivre dans son bureau est effectivement une expérience extrême, à laquelle peu d’entre nous ont songé. Olivier, lui, l’a mise en œuvre méthodiquement au fil des années…


IDÉES SÉMINALES

Olivier avait donc emménagé dans son bureau, un box devenu à la fois garde-meubles, musée de sa vie et plan B pour éviter d’avoir à rentrer le soir dans son nouveau lieu de résidence, Moret-sur-Loing, rebaptisé Moret-sur-loin-loin, en raison de la distance à parcourir pour s’y rendre. Son canapé cuir, un vaisselier, un frigo, un énorme fauteuil à bascule peuplaient cet univers de quelques mètres carrés, dont les murs en verre étaient tapissés de chemin de fers censés matérialiser l’avancée des magazines dont il avait la charge. Olivier y travaillait en chaussettes, y débouchait des bouteilles, y voyait le jour décliner, y ronflait et y massacrait consciencieusement son clavier. D’ici jaillissaient des idées séminales, comme son concept de « filles à fromages », approche post-psychanalytique de la lactation.

Parfois, Olivier partait vaillamment à la conquête d’autres rédactions, mais une déferlante le ramenait toujours vers son bureau-F2, où il revenait s’échouer avec de nouveaux projets et le sentiment d’être de retour au bercail. Incontestablement, Technikart, c’était chez lui. Olivier y mettait en scène au quotidien un mythe d’Ulysse inversé. Là où Ulysse n’arrivait pas à rentrer, Olivier, lui, n’arrivait pas à partir, poussant à l’extrême cette confusion entre travail et vie privée qui est aujourd’hui vue comme une maladie honteuse. « Je bosse, donc je jouis », la devise lui convenait à merveille. On a tendance à chercher dans le passé, dans d’autres pays, d’autres traditions, des personnages bigger-than- life, sans se rendre forcément compte qu’ils sont là, sous nos yeux. Olivier était cet ogre du tertiaire qui faisait tout en plus grand. Quand il planchait sur un dossier, il imprimait tout internet. Quand il écrivait sur les poulets, c’était les « poulets géants de l’Arizona ». Quand il oubliait de mettre un slip, tout le quartier était en émoi. Dans son bureau-F2, je l’entendais passer des commandes irraisonnées de parmesan. « Mais on vous en a déjà envoyé la semaine dernière ! », lui rétorquait l’attachée de presse. « Oui, mais c’est pour un shooting », argumentait Olivier, qui avait compris tout l’intérêt de mettre en scène visuellement l’information…

Voilà pourquoi, quand je vois l’angelot de la Bastille, j’ai toujours une pensée émue pour ce Job accro à son job.


Par Nicolas Santolaria