SOPHIE DELAFONTAINE : « FAIRE DIALOGUER TRADITION ET INVENTION »

Sophie Delafontaine

Chez Longchamp, la directrice artistique, Sophie Delafontaine, orchestre depuis près de vingt ans un dialogue rare entre artisans et artistes. Avec son héritage familial et les collaborations audacieuses qu’elle impulse, elle peaufine chaque jour l’image de la Maison. Rencontre.

Cette année, vous avez collaboré avec l’artiste Thandiwe Muriu. Comment cette collaboration s’est-elle construite ?
Sophie Delafontaine : J’ai découvert le travail de Thandiwe dans une exposition avant même de connaître l’artiste, et j’ai immédiatement été frappée par cette dualité entre une apparente simplicité visuelle et une profondeur immense. Son univers mêle humour, poésie, camouflage, réflexion sociétale et valorisation des femmes, dans un contexte où la photo de mode réalisée par une femme reste un combat. En la rencontrant, tout s’est confirmé : derrière chaque image, il y a un atelier de couturières, de coiffeuses, de créatrices d’accessoires, et désormais ses propres tissus imprimés. Nous avons commencé en achetant des œuvres pour nos boutiques, puis en l’accompagnant sur des expositions comme celle au Musée de l’Homme (Wax,« Art et Identités Africaines » au printemps 2025, ndlr). Aujourd’hui, la collaboration continue naturellement, avec de nouveaux projets prévus. Thandiwe fait partie des artistes femmes que nous mettons volontairement en avant dans nos espaces, car leur présence et leur regard apportent énormément à la Maison.

En 2025, vous vous intéressez à des artistes comme Tiffany Bouelle. Quel fil relie Longchamp à cette artiste ?
Tiffany Bouelle porte un univers très personnel, nourri par son héritage franco-japonais et par la calligraphie qu’elle a apprise auprès de son grand-père. Son travail est entièrement construit autour de la trace, du geste, du mouvement, avec un mélange de douceur et de force qui trouve un écho très direct chez Longchamp. Nos pièces sont pensées pour accompagner des femmes en mouvement : voyages, déplacements, rythme citadin ; et la fluidité de son geste correspond parfaitement à cette idée. Son approche est intuitive mais extrêmement structurée, ce qui en fait un langage visuel immédiatement compatible avec l’exigence de la maison. Travailler avec elle, c’est faire dialoguer deux formes de mobilité : la sienne, picturale et gestuelle, et la nôtre, fonctionnelle et ergonomique. Cette rencontre donne quelque chose d’à la fois très délicat et très vivant, qui enrichit notre vision.

« CHAQUE ARTISTE APPORTE UN ANGLE INATTENDU, CE QUI FAIT ÉVOLUER NOTRE MANIÈRE DE CRÉER. »

 

Vous collaborez également avec un artiste de la céramique : Constantin Riant.
Oui, pour notre Café Longchamp du Marais (45 rue Vieille du Temple, Paris 4e, ouvert pendant l’été 2025, ndlr) et le Sac cabas Le Pliage X Constantin. C’est quelqu’un de très curieux, qui remplit des carnets de croquis, de photos et de typos glanés dans la rue. Il avait développé une série de céramiques autour d’un bleu très particulier, presque signature, et j’ai tout de suite été sensible à cette esthétique. La collaboration s’est imposée lorsque nous préparions une collection dédiée aux artisans parisiens : bleus de travail, enseignes, métiers du quotidien. Son regard, nourri d’observations urbaines, s’y prêtait parfaitement. Nous lui avons demandé de créer des pièces inspirées de ces artisans qui façonnent Paris : tapissiers, luthiers, cordonniers. Le bleu trouvait alors tout son sens dans ce contexte. Le résultat est une série très authentique, qui dialogue aussi bien avec notre histoire qu’avec la créativité spontanée de Constantin.

Vous avez récemment multiplié les collaborations avec des artistes, y compris avec Robert Indiana.
La dernière collaboration orientée « produit » est celle menée avec Robert Indiana autour du sac Love, un projet où son regard graphique s’est mêlé à notre savoir-faire maroquinier. Avant cela, nous avons travaillé avec le designer Pierre Renart sur un projet très différent : une série de chaises en cuir, qui déplace nos techniques vers des objets plus architecturaux.

kenyane Thandiwe Muriu Souvenirs du futur-min
LONGCHAMP Family_
Pour la Maison de luxe française, l’artiste et photographe kenyane Thandiwe Muriu – spécialiste du travail artisanal autour du tissu Ankara, ou wax – a imaginé « Souvenirs du futur », une oeuvre à mi-chemin entre portrait de mode et travail graphique.


Quel est le point commun entre ces collabs extrêmement variées ?
Elles nous obligent chacune à reconsidérer nos méthodes : adapter nos ateliers, repenser certaines étapes de montage, expérimenter des techniques nouvelles. Chaque artiste apporte un angle inattendu, ce qui fait évoluer notre manière de créer. Et, en parallèle, ces dialogues nous rappellent que notre vocation est d’articuler le geste créatif et la maîtrise technique. Qu’il s’agisse d’un sac ou d’un meuble, l’objectif reste le même : donner une forme fidèle à l’univers de l’artiste en conservant la fiabilité et l’exigence propres à Longchamp.

Vous célébrez près de vingt ans de collaborations artistiques. Comment ces échanges ont-ils façonné la Maison ?
Ces vingt années ont été décisives, mais l’histoire commence bien avant. Ma famille a toujours entretenu une relation organique avec les artistes ; ma grand-mère, déjà, collectionnait, rencontrait, écoutait. En 1998, avant toute « collab » formalisée, nous avions déjà imaginé des pièces avec des créateurs de domaines très différents : un chef, une danseuse étoile, un architecte… Puis, en 2004, Tracey Emin marque un tournant. Elle a utilisé notre sac Le Pliage comme point de départ pour raconter une histoire, ce qui a exigé beaucoup d’innovation technique : traduire une vision très artisanale en production sérielle. À partir de là, chaque artiste nous a poussé à avancer : soit en questionnant nos codes, soit en nous obligeant à imaginer de nouvelles méthodes. Ces collaborations sont devenues un moteur créatif autant qu’un espace de transmission : elles font progresser notre savoir-faire tout en ancrant l’art au cœur de notre identité.

Sarah Morris, All Systems Fail
BUREAU DE LUXE_
L’œuvre de Sarah Morris, All Systems Fail (2023) a trouvé une place de choix sur les murs arty du siège de la Maison, à Trocadéro.


Pourquoi Tracey Emin comme première grande collaboration lorsque vous êtes devenue directrice artistique de la Maison en 1995 ? Était-ce pour insuffler une touche d’ultra-modernité à Longchamp?
Tracey Emin représentait un choix audacieux mais profondément juste. Son travail porte une force émotionnelle immense, mêlée à une sensibilité presque tactile. Elle a une façon très physique d’aborder la matière et l’objet, ce qui la rendait particulièrement pertinente pour un dialogue avec une maison de cuir. J’ai immédiatement senti un lien entre son énergie et notre cheval, cet emblème de fougue, de mouvement, de vitalité. Collaborer avec elle a aussi signifié sortir de notre zone de confort : comprendre son langage symbolique, garder la charge émotionnelle tout en assurant la reproductibilité technique du produit. Cette tension créative nous a énormément fait avancer. Et surtout, cette collaboration a montré que Longchamp est capable de s’ouvrir à des univers artistiques très intenses, sans renier ses propres codes de fabrication et de qualité. C’était un geste fondateur.

Quel rapport personnel entretenez-vous avec l’art et comment celui-ci s’est-il construit ?
Mon rapport à l’art ne vient pas d’une formation académique, mais d’une accumulation de rencontres, de curiosité et de dispositions familiales. Très jeune, j’ai été habituée à regarder autour de moi : expositions, musées, ateliers, conversations… J’ai ensuite fait une école de stylisme et de modélisme, où l’on apprend à traduire une idée en objet, ce qui est une autre forme d’art appliqué. Ce qui m’inspire profondément chez les artistes, c’est leur absence de contrainte : ils créent pour dire quelque chose, pas pour correspondre à un usage. Moi, je dois concilier esthétique et fonction. Eux, me rappellent ce qui se joue avant la fonction : l’intuition, le geste, l’émotion. Cette respiration est essentielle à mon travail. Elle m’aide à penser différemment un volume, une couleur, un détail. L’art est donc pour moi un espace de décentrage, mais aussi une façon de rester vigilante, perméable et vivante dans ma pratique.

L’art sert-il à moderniser Longchamp ou plutôt à prolonger son héritage ?
C’est vraiment un espace intermédiaire : l’art nous permet d’honorer notre héritage tout en le renouvelant. Certaines collaborations ont nécessité d’inventer des techniques inédites ; la sérigraphie extrêmement précise sur cuir, par exemple, réalisée pour Sarah Morris, nous a poussés à repenser nos matières, nos pigments, nos protocoles. D’autres collaborations nous permettent au contraire de rappeler d’où l’on vient : notre rapport à la peau, au geste, à la main. L’art rend tout cela plus vivant. Il questionne ce que nous croyons acquis, tout en éclairant ce que nous devons préserver. Finalement, l’art ne modernise pas seulement la maison : il la rend plus consciente, plus agile, plus audacieuse. Et il maintient ce dialogue permanent entre tradition et invention, qui est l’essence de Longchamp.


« LE CHEVAL FLOTTANT DANS LE CIEL, LA TÊTE DE MORT AUX BAGUETTES, LE PLIAGE DEVENU ICÔNE UNIVERSELLE…»

 

Votre collaboration avec Toiletpaper Magazine a été très remarquée. Qu’a-t-elle apporté à la maison ?
Travailler avec Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari a été une expérience totalement différente : un laboratoire de liberté. Leur humour, leur sens du décalage et leur génie de la couleur ouvrent un espace où rien n’est interdit. Nous avons imaginé une boucle créative complète : leurs images inspirées de nos codes, imprimées ensuite sur nos sacs, puis réinterprétées en photo. Le cheval flottant dans le ciel, la tête de mort aux baguettes, Le Pliage devenu icône universelle… Tout était pensé comme un jeu très sérieux. Cette collaboration nous a permis d’assumer une part de fantaisie et d’audace que nous portons en nous depuis longtemps. Elle a rappelé que Longchamp est une maison optimiste, vive, capable de se laisser surprendre tout en restant fidèle à son identité. Une grande respiration, autant humaine qu’esthétique.

En ce moment, vous avez un nouveau projet avec Tandiwe Muriu.
Oui, un projet important avec elle se prépare pour le Japon, au printemps 2026 : un dialogue très fort entre son identité visuelle et un territoire qui résonne particulièrement avec son approche. Globalement, nous avançons avec l’idée de faire rayonner les artistes autant que notre savoir-faire : découvrir, surprendre, et continuer de creuser ce lien entre création et artisanat. L’avenir des collaborations dépend beaucoup de ces rencontres qui nous déplacent et nous enrichissent.


Entretien Lou Madamour &
Laurence Rémila