Toujours campée dans son uniforme – Leica Q3 à la main, carré noir et rouge à lèvres carmin – la photographe Saskia Lawaks, signe depuis quinze ans les clichés les plus prestigieux : fashion week, Cannes, les Oscars, les Goldens Globes…
Légende photo : CHASSEUSE DES PREMIERS RANGS_ Saskia Lawaks capture de façon saisissante l’invisible et les émotions, des fronts rows aux backstages des events les plus branchés de la planète.
Dans quelques jours, vous allez couvrir le Festival de Cannes. Comment allie-t-on regard personnel et exigence esthétique de cet événement pour faire un bon cliché ?
Saskia Lawaks : Cannes, c’est la frénésie permanente, et j’ai une minute, parfois moins, pour saisir un portrait. Devant l’objectif, on peut tout porter sauf une fausse émotion. C’est à cet instant précis, quand quelque chose de vrai affleure, que l’image devient vivante et que je sais que je peux m’arrêter. Pour y parvenir, j’essaie d’abord d’effacer la pression autour. Il faut créer un espace de confiance, faire tomber le contrôle. L’émotion peut surgir par hasard, mais elle se révèle par abandon. Photographier, pour moi, c’est établir un lien : entre mon regard et le leur, entre ma façon de les guider et leur manière de lâcher prise. Et comme le disait Helmut Newton : « Dans chaque photo d’une star, il y a une part d’invention, ce qu’elle veut être… et ce que vous réussissez à avoir. »
Et comment enchaînez-vous les défilés et les afters-parties ?
La passion qui m’anime, mais surtout avec l’adrénaline de toujours vouloir un regard neuf et frais sur une situation qui pouvait être répétitive. Quand je travaillais pour « L’Œil de Vogue », le luxe ce n’était pas l’invitation mais d’avoir dormi un tout petit peu. À Cannes, je rentrais entre minuit et 3 heures du matin faire une sieste parce que je savais qu’au club Le Baron l’énergie était intéressante à partir de 3 heures.
Avant ça, vous avez été chasseuse de tête, et vous avez lancé votre blog « Facescoop » en 2009. Comment ces expériences ont-elles affûté votre œil pour les front rows ?
Je suis passée du CV à l’appareil photo ! Le fil conducteur reste le même, c’est détecter en un instant ce qui échappe aux autres avec comme prisme mon hypersensibilité. Comprendre les trajectoires humaines m’a toujours fascinée, la photographie est naturellement devenue mon moyen de capter ce que les mots ne disent pas. Photographier la rue, c’est s’entraîner à saisir l’imprévisible, avec « Facescoop », j’ai pris des photos de certains designers très tôt, comme Simon Porte Jacquemus à la Perle quand il avait 18 ans. Rien n’est plus formateur qu’une allure qui détonne et surgit sans prévenir. Quand je suis arrivée sur les fronts rows j’avais directement eu les réflexes d’un sniper.
Quels sont les enjeux au-delà de la photo lors des événements de marque ?
Aujourd’hui, une image ne suffit plus à illustrer un événement, elle doit générer de la résonance, de la valeur, du relais. Une marque crée un imaginaire, mais c’est l’amplification par ceux qui l’entourent – talents, invités, communautés – qui transforme cela en pouvoir. Je ne produis pas seulement du contenu, je produis de la désirabilité. Une bonne photo devient un actif. Elle se partage, s’associe, s’incarne. Elle peut générer du Earned Media Value, cette visibilité organique mesurable qui donne un écho bien au-delà du cadre. J’aide à nourrir cette économie de l’attention, subtile mais puissante. La photo devient un levier, mais le regard reste le filtre. Mon rôle est de préserver une exigence esthétique tout en répondant à une logique de visibilité stratégique. Et parfois, la vraie valeur vient de là où on ne l’attend pas : dans un instant de grâce qui finit par circuler partout, précisément parce qu’il n’était pas calculé.
Comment la composition des premiers rangs a-t-elle évolué depuis vos débuts ?
Un défilé, c’est d’abord une histoire racontée par un créateur, pensée pendant des mois avec son studio, et traduite dans chaque silhouette. C’est une mécanique exigeante, presque militaire et chorégraphique, qui vise à incarner une vision. Mais, une fois cette histoire prête, tout se joue aussi dans l’audience. Autrefois, les front rows étaient majoritairement composés de professionnels : rédacteurs en chef, stylistes, acheteurs. Des regards qui allaient interpréter les looks, les éditorialiser, déclencher des campagnes, et à terme, des ventes. Aujourd’hui, le premier rang est devenu un théâtre d’influence autant qu’un poste d’observation. La présence y est stratégique. C’est une affaire d’image, de visibilité, de diplomatie. C’est une expression silencieuse du pouvoir que l’on occupe dans l’industrie. D’où, parfois, certaines frustrations ou vexations. Et il y a désormais une rangée « star system », pensée en fonction du reach, de l’engagement, de la capacité à générer un effet immédiat. Une story au bon moment peut provoquer une rupture de stock le lendemain. Tout est mesurable : par les algorithmes, les vues, et l’acte d’achat qui suit. L’assise a changé, mais l’influence, elle, s’est démultipliée.
Et les normes de beauté au fil du temps ?
Ça a toujours été fluctuant. L’inclusivité, on l’observe un peu sur les podiums, selon les périodes et les nouveaux diktats sociologiques, mais pas forcément en boutique, pas plus que la taille 46. Il faut distinguer les vraies convictions des quotas.
De quand date votre relation de confiance avec la maison Saint Laurent ?
J’ai commencé en 2013, avec Hedi Slimane au poste de directeur artistique. Ensuite, j’ai eu la joie de voir célébrer Anthony Vaccarello. J’ai une admiration sans limite pour son travail dans cette maison, c’est intemporel dans le chic. Il y a une pureté de l’élégance qui transcende tout.
Quels éléments permettent qu’en un seul regard, on reconnaît le premier rang d’un défilé d’un Saint Laurent ?
À ce qu’il se passe dans l’air : un frisson d’intemporalité et une empreinte. Ce n’est pas seulement l’allure des invités, c’est l’atmosphère qu’ils créent. Chez Saint Laurent, il n’y a pas de surjeu. L’élégance ne se surligne pas, elle s’impose naturellement. Les gens ne s’habillent pas, ils sont Saint Laurent. Il y a une fidélité à l’esprit de la maison qui dépasse la simple esthétique. On me demande parfois de dupliquer ce que j’arrive à capter là-bas, mais pour d’autres Maisons, mais ce n’est pas duplicable. C’est un savoir-faire qu’il a réussi à créer autour de lui, des gens qui aiment profondément la Maison et qui l’incarnent organiquement. Quand on fait du Saint Laurent, ça n’existe pas ailleurs. J’aime photographier cette évidence silencieuse, cette tension entre l’ombre et la lumière. Chez Saint Laurent, l’attitude précède toujours la silhouette, et tout cela n’est possible que grâce à Anthony Vaccarello.
Par Anaïs Dubois
Photo Axel Vanhessche