POURQUOI LES ANNÉES 20 SERONT DRAG

Nos années drag Technikart

Émissions en prime, shows à guichets fermés et engouement médiatique comme jamais, la culture drag est sur toutes les lèvres. Décryptage du mouvement pop le plus excitant de ces dix dernières années.

Paris, 20 août dernier. Pour peu, le déluge de cris, d’applaudissements et de claquements de doigts aurait fait s’effondrer le toit du Grand Rex. Motif de cette ovation tonitruante, à laquelle je participe en joyeux drille ? L’entrée en piste des quatre finalistes de Drag Race France (S2), venues s’affronter lors d’une dernière joute pailletée pour décrocher la couronne de nouvelle reine de l’Hexagone. « On est aux premières loges de l’Histoire », s’égaye Mel, le pote avec qui j’assiste en live à l’enregistrement de ce qui, déjà, s’impose comme la « coupe du monde » de la commu’ LGBT+. Durant 2 heures, les séquences s’enchaînent, entre chaudes larmes, pics d’humour vache et chants « LÉ-GEN-DAI-RES », interprétés en tenues dignes des contes des Mille et une Nuits. Clou de ce spectacle baroque : un lip-sync (battle de synchro des lèvres avec les paroles d’une musique, ndlr) d’anthologie, d’où la « queen du voguing » Keiona ressort gagnante d’une compétition au format téléréalité qui, lors de sa première édition, s’était hissée au rang de troisième programme le plus vu de 2022 sur France.tv Slash, avec 2,6 millions de spectateurs. Au Grand Rex, on sacre la « queen des queens » avec des encouragements extatiques, et la poitrine bien haute, comme gonflée par un sentiment d’accomplissement. 

« Qu’un rendez-vous queer soit fixé dans un espace aussi prestigieux, et retransmis sur le service public… Wow, quoi. En 2015, je devais m’engouffrer vers les mini-caves de pauvres bars parisiens pour voir des shows… que de chemin parcouru ! », s’émeut Mel. Avant de lancer, soudain engaillardi : « Ce n’est qu’un avant-goût, la révolution drag est en marche ! ». Vraiment ?

 

DYNAMITER LE PATRIARCAT

From the bottom to the top. L’expression sied comme un gant à la destinée hors normes de la culture « drag » (pour dressed as a girl), dont la version moderne a couvé, des années durant, dans l’intimité électrique de la scène ballroom new-yorkaise des nineties. Là-bas, des minorités précarisées – hispaniques et afro queer, notamment – qu’une masse oppressive percevait au mieux comme des freaks divertissants, au pire comme une abomination à éradiquer, trouvaient dans ces concours de spectacle vivant « un espace où exister », pose Apolline Bazin, rédac chef de Manifesto XXI et auteure de Drag, un art queer qui agite le monde, à paraître le 8 novembre prochain. Pour inverser le stigmate, « ceux qui luttaient pour leur survie donnent naissance à des personnages extravagants » qu’ils mettent en scène, via plusieurs emprunts aux codes du défilé, le voguing ou encore le chant – mais pas que. « L’art drag se trouve au carrefour de plusieurs disciplines, et son territoire d’expression est illimité en soi. De la couture au maquillage, en passant par la cuisine, tout est envisageable, du moment qu’il y a l’ambition d’une mise en relation ». Laquelle approche, si elle n’est pas nécessairement porteuse d’un message militant, « s’inscrit toujours dans une posture politique tant le drag, quelle que soit sa déclinaison, transgresse les binarités de genre, et s’attaque à l’hégémonie hétérosexiste ».

« Évidemment qu’on dynamite le patriarcat ! », abonde dans un souffle canaille Justine, qui a trouvé sur les planches bruxelloises la fenêtre de tir idéale pour « envoyer valser l’étau hétéronormatif ». Celle qui s’identifie comme gender fluid se glisse chaque soir dans les sneakers de @Zack grâce au drag pour porter bien haut, et à grand renfort de strip tease lascif, la critique d’une « société rongée par l’étroitesse d’esprit ». Car une fois que la bulle empouvoirante des cabarets – pensés comme des safe place – explose, demeurent les fureurs de la rue ; alors ceux-là même qui brillaient par leur panache outrancier face au public, soudain, rasent les murs. La mine basse, le ventre noué. « Il ne faudrait pas que le féerique de la scène escamote la réalité de l’intolérance », pointe notre king. L’été dernier, la compétitrice de la seconde saison de Drag Race France Kitty Space était frappée en plein visage, sous un torrent d’insultes gayphobes ; tandis qu’en septembre, l’ancien chef de file d’Action Française à Rennes avait perturbé un atelier de lecture sur l’égalité des genres, pilotés par des drags.

« La LGBTphobie reste ancrée dans notre société », déplore Joël Deumier, porte-parole de SOS Homophobie, dont le dernier rapport faisait état d’une agression physique LGBTphobe tous les deux jours entre 2021 et 2022, ainsi que d’une hausse des signalisations transphobes, pour 179 recensés sur la même période. Un chiffre qui s’expliquerait par « l’influence de l’offensive anti-trans aux États-Unis », « la libération de la parole des victimes », mais aussi un effet « backlash ». « Comme au moment du Mariage pour tous, on observe un contrecoup de la visibilisation des minorités LGBT+ ; en l’occurrence celles liées à la transidentité, mise en lumière avec une ampleur sans précédent, grâce à la diffusion à grande échelle d’objets culturels tels que Drag Race ».

« LE DRAG TRANSGRESSE LES BINARITÉS ET S’ATTAQUE À L’HÉGÉMONIE HÉTÉROSEXISTE. »

 

CRÉATURES DE RÊVE 

Si l’arrivée de l’émission RuPaul’s Race (mère spirituelle des Drag Race internationales) sur Netflix en 2017 a bien marqué un virage décisif vers la démocratisation de la culture drag, les queens étendent désormais leur influence par-delà les frontières de cette compétition. Ici Cardi B et les Kardashian empruntent leur « yaaas queen », « shade » et autres « okuuuur » au lexique drag. Ailleurs les marques, sensibles à l’appel d’air provoqué par le succès des Races, se mettent en branle, sans doute persuadées que les drags, en sorte de « Queen Midas » du glam’, n’auraient qu’à effleurer un produit du bout de leurs (faux) ongles pour le transformer en emblème tendance – voire progressiste. Rien d’étonnant, donc, à ce que Coca Cola fasse d’une drag l’égérie de la campagne de son centenaire ou que Violet Chachki devienne la muse de Prada. « Il y a un indéniable effet « tendance » », atteste Kindergarten, collectif festif queer notamment connu pour faire de ses teufs un lieu d’expérimentation drag. « Là où, il y a quelques années, cette culture était cantonnée à un monde de la fête confidentiel, on assiste désormais à une multiplication galopante des canaux de diffusion ». Au risque que la portée subversive du drag finisse diluée dans une « mainstreamisation », en partie au moins orchestrée sous la forme de pink washing opportuniste ?

« Voir avancer main dans la main l’appétit de rentabilité capitaliste et un art drag aux racines underground a quelque chose de déconcertant », concède Diamanda, queen œuvrant au premier cabaret travesti de l’histoire de Paris, le cultissime Madame Arthur. Bon. Reste que, de là à associer l’entrée fracassante des queens et kings dans la culture pop à un pacte faustien – genre de contrat qui comporterait dans ses aliénas la malédiction du dévoiement marketing –, il y a un pas que notre artiste se refuse à franchir. « Voyons le verre à moitié plein ! L’effet de hype a fait bourgeonner une économie autour d’un secteur qui, historiquement, en manquait cruellement. C’est grâce à cet élan que nous pouvons aborder auprès d’une audience inédite la réalité d’oppressions raciales, sexuelles, économique ou encore de genre, et prouver au « grand public » qu’on peut s’affranchir du carcan de la binarité ». Ce n’est pas Sindbad qui dirait le contraire. Celui qui s’est arraché à la « Matrix hétéronormative » a eu sa propre épiphanie, au moment de découvrir les prodiges scéniques drag. « Vous voyez ces créatures de rêve, sorties de la SF, de l’heroic fantasy, de l’esthétique diva, ou un peu de tout ça à la fois, parler d’émancipation, et vous vous dites : mais qu’est-ce que je fous, moi ? ».

 Laissant au placard sa dégaine de « mec hétéro-cis plan-plan », voilà notre affranchi qui ouvre la porte de délices insoupçonnés, en s’éclatant à dévaliser les boutiques de cosmétique, à s’essayer au eyeliner iridescent, à oser le crop top en virée nocturne – surtout, en se jouant des codes, Sindbad « déconstruit » sa masculinité. Cette trajectoire haute en couleur, dont on voit affleurer les exemples depuis quelques années, témoignerait-elle d’une « dragification » de la société ? « C’est un cap à poursuivre, mais dont l’horizon reste encore lointain », tempère Apolline Bazin. « On assiste aujourd’hui à une timide reconnaissance de la pluralité des identités des genres, mais la « dragification » serait le niveau « au-dessus » ; la prise de conscience partagée que chacun fait du drag au quotidien, en performant des masculinités ou des féminités plus ou moins conventionnelles ». Et c’est à la seule condition de cet éclairage réflexif porté sur nos rôles sociaux que, collectivement, nous pourrions « prendre la direction d’une différence célébrée, plus que « tolérée » ». Alors demain, tous.tes drag ? Nous, on a déjà le lipstick – cyan, s’il vous plaît.

 

Par Antonin Gratien
Photo Jeanne Pieprzownik