« LES CHEMSEXERS N’ONT PAS À AVOIR HONTE… »

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Adjoint à la maire de Paris en charge des droits humains, de l’intégration et de la lutte contre les discriminations, Jean-Luc Romero-Michel se bat pour encadrer la pratique du chemsex, qui a emporté son mari en 2018. Entretien avec un homme et un militant acharné, dont la propre vie est un combat.

Dans votre livre, Plus vivant que jamais !, publié en 2020, vous essayez d’alerter sur cette nouvelle pratique associant consommation de drogues et sexe, qu’on surnomme « chemsex ». En étiez-vous conscient, avant le drame ? 
Jean-Luc Romero-Michel : J’en avais bien sûr conscience, comme je suis un militant très engagé sur la question du sida, et que je travaille beaucoup avec l’association AIDES. Lorsque le drame est arrivé, le chemsex faisait déjà partie de mes préoccupations. Il y a même eu une coïncidence terrible : un mois avant la mort de Christophe (son mari décédé lors d’une soirée chemsex, ndlr), c’est lui qui m’avait emmené au spot Beaumarchais pour rencontrer à la fois des responsables et des gens qui étaient des chemsexers. C’est donc un problème que je connaissais mais dont je n’imaginais pas l’ampleur. Après la mort de Christophe, j’ai posé la question autour de moi, j’ai fait plus attention, ne serait-ce que sur les applis de rencontres et je me suis rendu compte que c’était bien plus important que ce que je pensais. 

Quels sont les autres événements qui vous ont permis de comprendre ?
Pendant le premier confinement, j’étais à Béthune, et en allant sur Grindr j’ai vu énormément de personnes qui évoquaient le chemsex très ouvertement. Lorsque j’ai interrogé des proches autour de moi, la parole s’est tout à coup libérée, je connais des amis qui font toujours des week-ends chemsex, et qui me les racontent. Donc je m’y suis intéressé, parce qu’au-delà de la question de santé publique, et du fait que je sois touché personnellement, je voulais savoir. Quand vous avez vécu pendant onze ans avec quelqu’un avec qui, jusqu’à la dernière minute, tout se passait bien, et avec qui vous étiez heureux, vous vous demandez ce qu’il s’est passé, ce que vous avez raté..

Quelle est votre position sur les drogues en général, et notamment la question de la légalisation ?
J’ai toujours pensé qu’interdire les drogues n’était pas une bonne politique en matière de santé publique. Je n’avais pas de jugement moral là-dessus, au contraire. Et pour cette raison, c’est très difficile de réaliser que malgré ça, la personne avec qui vous viviez n’a pas cru bon à un moment donné de vous dire qu’elle avait pris des produits… Par la suite, ça vous oblige forcément à essayer de comprendre. 

Et le dispositif législatif ?
Tant qu’on aura le cadre actuel, ça ne s’arrangera pas, parce que les gens ont souvent très peur d’appeler la police ou les secours, lorsqu’ils se sentent en danger. On est dans une espèce de tabou. Le gouvernement a lancé une mission sur le chemsex il y a quelques mois, parce que la mairie de Paris a fait un vœu en ce sens, ils sont enfin en train de s’en occuper. Mais je pense que les politiques sont extrêmement mal à l’aise sur ce sujet, tant qu’on reste dans la loi de 1970 par rapport à tout ça, ils n’ont pas de réponses. La question, c’est : qu’est-ce qu’on dit aux gens aujourd’hui, qui peuvent se procurer des produits qui ne nécessitent même pas de deal ? Tout ça est d’une grande hypocrisie.

« IL NE SE PASSE PAS UNE SEMAINE SANS QU’IL Y AIT AU MOINS UN MORT À PARIS À CAUSE DU CHEMSEX. »

 

En 2020, le New York Times compare l’épidémie de sida dans les années 1980 à celle naissante du chemsex. À Paris, il y aurait entre dix et vingt morts par an. Que pensez-vous de ces chiffres ? 
Avec ce que j’ai entendu, et les retours qu’on a pu me faire, je pense que ce ne sont pas du tout les vrais chiffres. Ils sont sans doute très sous-estimés. Énormément de parents ont témoigné de la mort de leurs enfants. Il faudrait, avec la justice et la police, voir comment on pourrait identifier le véritable nombre de décès. Le problème étant comment peut-on identifier dans la réalité des choses une disparition à cause du chemsex, comment faire pour saisir précisément l’ampleur du phénomène, l’ampleur des morts, mais aussi des comas, etc. Nous n’avons pas assez d’éléments, on a des chiffres qui ne correspondent à rien. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il y ait au moins un mort à Paris à cause de ça.

La peur du VIH a presque disparu chez une grande part de la population, notamment chez les publics les plus jeunes, sans doute en raison d’une moindre information. N’y a-t-il pas un contexte général qui donne la sensation d’être intouchable, et qui pousse éventuellement à des pratiques plus extrêmes ?
Pour commencer, il y a la PrEP. Le peu d’études réalisées montrent qu’environ la moitié des chemsexers l’utilisent. Et heureusement, car il n’y a pas de capotes dans les séances de chemsex. Soit les personnes sont séropositives sans charge virale, soit elles sont preper, mais pour l’autre moitié des chemsexers, le risque d’infection au VIH, ou à d’autres IST, reste élevé. Pour les séropositifs, même si ce n’est plus comme avant et qu’on a la même espérance de vie que les autres – je vis personnellement avec depuis plus de 30 ans –, ça reste un virus. Les traitements sont certes beaucoup mieux aujourd’hui, mais ils restent lourds, avec des effets secondaires. Ça reste inquiétant, car pendant le confinement, c’était très difficile d’intégrer de nouvelles personnes dans la PrEP. Maintenant, les médecins peuvent la délivrer sans être formés mais parfois, eux-mêmes ne savent pas ce que c’est.

Les chemsexers parlent-ils de cette pratique facilement ?
Ce qui m’a frappé dans tous les témoignages que j’ai reçus, c’est d’abord la honte. Les personnes qui pratiquent le chemsex, sauf exceptions, ont beaucoup de mal à en parler à d’autres gens. Parmi tous mes amis, il y en a peut-être un seul qui est très heureux de me raconter ses week-ends chemsex. Le sujet reste sensible, même pour des responsables associatifs engagés dans la lutte contre le sida. Il y a un ancien président d’une grande association qui, pendant un an et demi, a été dans le chemsex. Un jour, il a eu besoin de m’en parler. Il ne s’en était jamais livré jusque-là. J’ai vraiment ressenti la même chose que nous ressentions, avec le Sida, dans les années 1980 et 1990 : cette honte qu’on avait de dire qu’on vivait avec le VIH. Qu’on a toujours, d’ailleurs.

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L’adjoint à la maire de Paris nous a reçus dans son bureau de l’Hôtel de Ville, un lieu qui porte les traces de ses combats.


Le chemsex s’initie par des rencontres, via des groupes WhatsApp spécifiques, et souvent par des applications gay comme Grindr, Recon… Il y a une incitation à mettre sur son profil son statut (négatif ou positif, à charge virale indétectable, sous PrEP ou pas etc…) mais cela reste facultatif. Quelle est la politique d’entreprises comme Grindr sur le chemsex ?
Les associations ont essayé de travailler avec ces différentes applications, dont évidemment Grindr, Hornet, et d’autres. Ils n’ont quasiment rien obtenu à ce jour. Par exemple, l’association AIDES qui travaille le plus contre le sida (bien qu’il y en ait plein d’autres), essaie d’avoir des profils sur tout le territoire, pour aller interpeller les personnes concernées, mais on voit bien qu’aujourd’hui, Grindr, par exemple, malgré parfois des grands discours de bonne volonté, ne fait pas grand chose. Il suffit de regarder : si quelqu’un propose de vendre des produits (cocaïne, etc.), qu’il l’écrit sur son profil, vous allez voir parfois le même profil qui va rester cinq ou six jours en ligne, puis ils finiront par le supprimer car des gens l’auront signalé plusieurs fois. C’est dire à quel point ces applications restent immobiles, finalement, ce qu’ils veulent avant tout, c’est générer du trafic parce que ça leur apporte plus d’abonnements, plus de pubs… Mais ils ne prennent pas du tout la mesure des choses, à mon sens. Certaines associations sont sur ces applications, comme AIDES : elle s’est créée un compte par elle-même et sollicite les gens pour leur dire que, s’ils souhaitent parler, ils sont là. Mais ce n’est pas vraiment de l’initiative de Grindr. 

Et votre point de vue ?
Aucune application ne devrait pouvoir demander à quelqu’un son statut sérologique, ce n’est pas leur rôle. C’est le travail de prévention qui doit être fait, il faut donner des moyens aux associations pour agir. Mais il y a aussi une vraie responsabilité de ces plateformes. C’est à elles de s’investir davantage sur ces questions car elles sont d’une certaine manière responsables, indirectement, des drames qui peuvent avoir lieu. Je l’ai vu moi-même dans l’affaire de Christophe. Au moment où il est en train de mourir, une personne vient soit-disant d’avoir des rapports sexuels avec une deuxième personne, qui est là. Suite à ça, la police a demandé à Grindr d’avoir les informations de ces individus mais l’application ne les a jamais communiquées. Elle n’a même pas contribué à une enquête de police ! Ceci étant, si on veut être très exigeant vis-à-vis de sociétés privées, il faut que l’État soit lui-même irréprochable. Les seules actions sont faites par des associations, sur leurs propres fonds. Il faut que les pouvoirs publics donnent des moyens supplémentaires à cette lutte.

La honte que ressentent les pratiquants du chemsex est-elle uniquement liée à une mauvaise information du reste du public ou n’est-elle pas due à une difficulté toujours réelle à aborder l’homosexualité, notamment masculine ?
Quand je suis arrivé à Paris, j’avais une petite trentaine. C’était la fin de la pénalisation de l’homosexualité, avec la loi de 1982 de François Mitterand et Robert Badinter. J’ai connu moi-même les dernières descentes de police dans les boîtes de nuits, c’était quelque chose d’extrêmement violent qu’on n’a heureusement plus aujourd’hui… Mais quand on est différent, il y a toujours un mal-vivre, et le fond d’homophobie qui existe reste important dans certains milieux. Ça n’aide évidemment pas à s’aimer soi-même. Un manque d’acceptation de la société et la solitude peuvent expliquer ce qu’il se passe actuellement, et qui amène vers cette forme de sexualité très libératoire, avec aussi, il ne faut pas le nier, des moments d’affection forts. Au-delà, il faut savoir que le chemsex était au départ très centré sur la communauté gay, mais il est désormais pratiqué aussi chez les hétérosexuels.

Les soirées chemsex se font le plus souvent dans des vastes espaces, notamment des grands appartements … Y a-t-il un enjeu de classe sociale derrière tout ça ? Un jeu pervers, car des personnes plus mûres avec de l’argent peuvent organiser des soirées et inviter des personnes jeunes,  peut-être plus fragiles ou simplement moins informées ? 
Bien sûr. Ce qui amène vite le problème du consentement. On voit de plus en plus de gens qui sont allés à ce type de soirées et qui estiment ensuite avoir été violés. Je n’ai pas encore de réponses à ça, mais c’est une vraie question, et il y aura forcément à un moment donné des affaires judiciaires. Mettons, vous décidez d’aller dans une soirée pour avoir des relations sexuelles, où vous allez prendre des drogues pour avoir des sensations différentes et plus fortes… Et puis après, il va se passer des choses dont vous n’allez parfois pas vous rendre compte, sur le moment. Puis, quelques jours plus tard, vous allez avoir un problème physique comme une fissure anale, par exemple. Beaucoup de gens n’ont plus le souvenir de ce qu’ils ont fait, en fonction des drogues qu’ils ont prises ce jour-là. C’est un vrai problème.

Au-delà de la prévention, quelles actions devraient être mises en place côté pouvoirs publics ? 
À Paris, ça commence à avancer, la préfecture a un agent qui s’occupe des questions LGBT et qui forme les policiers là-dessus. Mais il n’y a pas encore de doctrine qui explique comment agir, le cas échéant. Si à chaque fois les gens ont peur du policier, parce qu’il y a eu consommation de stupéfiants, ça veut dire qu’il y a des personnnes qui, potentiellement, peuvent se laisser mourir. Là-dessus, les policiers ne sont pas aussi caricaturaux qu’on pourrait le penser, car ça ne fait plaisir à personne d’imaginer que quelqu’un pourrait décéder parce que les gens ont simplement peur d’appeler les secours, et de voir débarquer la police… Il faut informer, mais après, les gens font ce qu’ils veulent, du moment qu’ils ont bien toutes les infos, c’est de la responsabilité de chacun. La société doit donner toutes les informations nécessaires et réduire les risques au maximum mais le problème de fond, que je déplore, c’est que ça reste un tabou.

 

Par Tom Connan
Photos Alexandre Lasnier