En 1968, Mick Jagger chantait sa sympathie pour le Diable. De lâeau a couleÌ sous les ponts : cet hiver, les Brigandes proclament leur attachement aÌ lâEglise et au Roi. Qui sont ces sept jeunes filles qui font rimer bonne pop et paroles reÌactionnaires tous azimuts ? Pour en savoir plus, on a passeÌ deux jours chez elles, dans leur repaire bucolique de La Salvetat-sur-Agout.
Exercer comme critique musical aujourdâhui nâest pas lâactiviteÌ la plus rockânâroll qui soit. Nâen deÌplaise aux dinosaures aÌ la Philippe ManĆuvre, le meÌtier a changeÌ. Au quotidien, cette routine consiste aÌ recevoir aÌ la chaiÌne des liens pour teÌleÌcharger de la chanson française sans arrangements ni textes, du folk sans gluten pour fashionistas, de lâeÌlectro top cool pour pubards ou du rock reÌtro pour khaÌgneux et grands-meÌres qui ont renonceÌ aÌ mettre leur sonotone en 1977. De gentilles attacheÌes de presse attentionneÌes vous proposent ensuite dâaller interviewer leurs poulains autour dâune eau de Perrier dans des bars dâhoÌtels aÌ la mode. Le probleÌme, outre le fait quâon nâa pas si soif et que lâhoÌtellerie ne nous inteÌresse gueÌre, se pose en ces termes : en a-t-on quelque chose aÌ cirer du dernier disque de Lou Doillon, du prochain album de Breakbot, des pitreries snobs de Foals ou Feu! Chatterton ? Pas folle la gueÌpe : on preÌfeÌrerait se faire arracher les dents de sagesse que dâaller causer aÌ tous ces droÌles qui nâont rien aÌ dire. Ronchonner nâeÌtant pas constructif aÌ long terme, on guette quand meÌme la bonne surprise. Quelle ne fut pas notre stupeÌfaction un apreÌs-midi de novembre, quand un copain (fringant trentenaire amateur de Gabriel Matzneff et de Jean-Pierre Mocky) nous a ainsi conseilleÌ dâaller toutes affaires cessantes deÌcouvrir les Brigandes.
En cherchant sur le net, je tombe dâabord sur la chanson « Antifa ». Musique indie pas mal du tout qui aurait pu eÌtre produite par Belle & Sebastian, paroles caustiques, provocantes et plutoÌt futeÌes, harmonies vocales souvent raffineÌes : je preÌfeÌre Julian Casablancas, Mirwais ou Morrissey, mais force est de reconnaiÌtre quâil se passe un truc… Le clip fait maison ajoute aÌ mon eÌtonnement : on y voit sept jeunes femmes bon chic bon genre aux yeux bandeÌs qui gambadent dans la nature. Elles portent des costumes, se dandinent ; tout ce badinage est choreÌgraphieÌ. Je me pince. Quâest-ce que câest que cette hallucination ? Des gamines bourges eÌchappeÌes de leur rallye parisien pour une partie de campagne ? Un enregistrement pirate de lâenterrement de vie de jeune fille de Marion MareÌchal-Le Pen ? Je vais dans la cuisine me servir un rafraiÌchissement. Dans la fouleÌe, jâeÌcoute tous les autres morceaux. Il y a du bon et du moins bon, mais toujours cette constante : des textes inspireÌs qui tapent sur la gauche, les eÌoliennes, lâAmeÌrique, la ReÌpublique, Robespierre le « geÌnocidaire », lâesprit Charlie, le cannabis, la trahison des clercs, les « chiens de politiciens », Ravaillac le reÌgicide, les francs-maçons, leurs allieÌs les jeÌsuites conspirateurs comme « cette canaille de Teilhard de Chardin » (ah ah !) ; et ceÌleÌbrent aÌ lâinverse Jeanne dâArc, la Russie de Poutine, la chreÌtienteÌ dâantan, la loi naturelle, la France eÌternelle… Dans lâune des videÌos, deux Brigandes sont enceintes. Des meÌres de famille, donc ? Les pistes se brouillent, dâautant quâon trouve peu de renseignements. En continuant mon enqueÌte, je deÌniche une interview de Marianne, la cheftaine charismatique, ouÌ celle-ci se deÌclare leÌgitimiste et contre Vatican II, parle de sa passion pour les contre-reÌvolutionnaires dont les Brigandes empruntent le nom, et pour la duchesse de Berry qui avait voulu relancer la guerre de VendeÌe en 1832… Elle cite aussi les Byrds comme influence meÌlodique, parle de son attachement infaillible au christianisme, « la religion de la reÌdemption » ; dit « quâil faut autant que possible redresser la veÌriteÌ Â», « donner du plaisir de manieÌre intelligente », quâaÌ lâorigine de son groupe il y a le fait quâelle voulait « lancer des petites bombes dans la cour du systeÌme, des frappes chirurgicales », plutoÌt que de « chanter des inepties narcissiques comme tout le monde ». LaÌ-dessus, plus dâheÌsitation : il faut dâurgence libeÌrer quatre ou six pages dans notre prochain numeÌro ! Discuter avec cette Marianne, ce sera autre chose que parler frange avec Lou Doillon ou baskets avec Breakbot.
« Question interviews, je nâen donne pas dans le mainstream, mais vous nây ĂȘtes pas non plus, alors on peut communiquer. Nous sommes installĂ©es dans le sud, avec une forte rĂ©pugnance pour aller Ă Paname. »
Je lui eÌcris au seul mail que jâai trouveÌ, celui du ComiteÌ de salut public, la structure qui commercialise Le Grand remplacement, lâalbum autoproduit de nos catholiques patriotes eÌnerveÌes. Sept jours passent sans aucun retour. Puis je finis par recevoir cette reÌponse lapidaire (et marrante) : « Nous eÌtions abonneÌes il y a quelques anneÌes par masochisme. Question interviews, je nâen donne pas dans le mainstream, mais vous nây eÌtes pas non plus, alors on peut communiquer. Nous sommes installeÌes dans le sud, avec une forte reÌpugnance pour aller aÌ Paname (je suis au deÌpart une fille de toubib des beaux quartiers de Paris). On y va seulement pour chanter dans les milieux qui sentent le soufre. Je mâattends aÌ un titre pour votre papier du genre : âLes jeannettes fachos attaquent !â Donc, si vous voulez sinceÌrement communiquer, il va falloir des garanties avec un bon aÌ tirer. Aux nouvelles, Marianne (pour les Brigandes) » Habile et diplomate, je montre patte blanche en lui envoyant un portrait moqueur de RaphaeÌl Glucksmann que jâai reÌcemment publieÌ. Nous eÌchangeons quelques galanteries de meÌme acabit, jusquâaÌ ce que Marianne finisse par mâinviter : « Bonjour cher ami. Bon, mettons la suspicion de coÌteÌ. Vous donnez une bonne impression, quoique votre texte sur Glucksmann pourrait eÌtre le type dâappaÌt dâun bobo-parigot-brancheÌ… VoilaÌ ce que je propose : quand vous le pourrez, prenez un TGV et descendez en gare de BeÌziers ouÌ nous vous reÌceptionnerons pour vous accueillir dans notre reÌsidence/studio (chambre individuelle au calme et repas communautaires avec le groupe) le temps quâil faut pour un plein dâinfos. Aux nouvelles, Marianne » Sans sourciller, nous fixons une date dâarriveÌe et je reÌserve mes billets de train. A nous huit, les Brigandes !
CATHARES, BARDOT ET COMPLOTS
Cinq jours plus tard, jâarrive aÌ la gare de BeÌziers â la ville de Robert MeÌnard, pas franchement reÌputeÌe pour sa douceur de vivre. Deux gusses sont venus me chercher. On sâassoit dans la bagnole. Au volant, Rudy, fils de mormons suisses, nâouvrira pas beaucoup la bouche, se concentrant sur la route. A la place du mort, plus volubile, Maxime, le mari de Marianne, avec laquelle il a une fille de 5 ans. Ce nâest pas un skinhead, Maxime, pas un dur, un tatoueÌ : dans ses bottines et son manteau de dandy, avec sa silhouette deÌgingandeÌe, ses longues rouflaquettes et son visage fin, il pourrait eÌtre un cousin du jeune Nino Ferrer. Deux minutes suffisent pour se rendre compte que ces gens nâont rien aÌ voir avec lâextreÌme droite classique â ils planent ailleurs. On parle des attentats de Paris, du mysticisme des vrais rastas de JamaiÌque, des Kinks, du Dutronc drolatique de « LâOpportuniste » ou « Hippie hippie hourrah ». Maxime me raconte aussi comment ça se passe chez eux : une sorte de colocation geÌante qui comprend trois Brigandes, leurs mecs respectifs, deux enfants, un homme plus aÌgeÌ, dâautres gens de passage… Les quatre Brigandes restantes et leurs moitieÌs vivent aÌ proximiteÌ, dans le village. Tout lâargent des uns et des autres est partageÌ par la collectiviteÌ. La plupart ne travaillent pas au sens strict, certains bricolent (un peu de traduction pour la harpiste Roxane), tous sont investis dans le groupe, que ce soit dans la musique, les clips ou lâadministratif. Alors quâon roule, la nuit tombe peu aÌ peu. Il fait de plus en plus noir, on ne voit vite plus rien, on sâenfonce dans les montagnes profondes et des virages qui me montent aÌ la teÌte. Au bout de deux heures, assis aÌ lâarrieÌre, jâai envie de deÌgobiller sur mes souliers. Ouf, on arrive.
SitoÌt entreÌ, je rencontre Marianne, puis les autres Brigandes, dont Sara, une belle Espagnole, ancienne de la CommunauteÌ de lâArche de Lanza del Vasto. Dans le salon, je suis dâabord frappeÌ par le mobilier (dâimmenses fauteuils indoneÌsiens en racines dâarbres) et la deÌcoration (des fleurets en grand nombre, un mur tapisseÌ de lâembleÌme de lâOrdre du Dragon, la confreÌrie de chevaliers creÌeÌe en 1408 par Sigismond de Luxembourg). Des meÌnestrels vont-ils venir nous chanter quelque chose ? Un dompteur dâours nous rejoindre ? Dans un coin, deux nourrissons gazouillent. Le Messie de Haendel passe en fond sonore. Je sers la main dâAntoine, 21 ans, le fianceÌ de Roxane, un Belge de Namur treÌs sympa. Sans que son accent y soit pour quelque chose, je me sens mal. Je tangue. Christelle me propose un jus de citron pour soigner ma nauseÌe. Je me sens mieux. Câest alors que me salue le veÌteÌran de la communauteÌ, un hurluberlu sur lequel il faut sâattarder deux secondes et que nous appellerons le Gourou… Le Gourou, 67 ans, porte des boots et des bretelles. DerrieÌre sa ronde bedaine et sa barbe blanche de deux ou trois jours, le type oscille entre un Vincent Lindon roublard et un Michel Piccoli burineÌ. DâembleÌe, il me met au parfum de sa grosse voix : « Je ne suis pas issu de la cuisse de Jupiter, mais pas non plus des couilles dâun aÌne. » Câest eÌleÌgamment dit. Le Gourou porte un nom ceÌleÌbre, celui dâun grand eÌcrivain du XVIIe sieÌcle. Il preÌtend en descendre, ce qui me paraiÌt louche, ledit eÌcrivain eÌtant mort sans posteÌriteÌ… En deux soireÌes chez les Brigandes, je seÌparerai, dans ce quâil deÌbite, le bon grain de lâivraie. Jâapprendrai que son peÌre, Action française, recevait chez lui le comte de Paris. Quâil a un temps envisageÌ dâentrer chez les BeÌneÌdictins â tout en raffolant des « beaux nichons », dont il aurait connu de nombreuses paires durant sa jeunesse coureuse. Quâil a ensuite fait Mai 68 du coÌteÌ des anarchistes. Puis est alleÌ aÌ Goa. Est revenu, a ouvert un cabaret aÌ Rouen, a traiÌneÌ dans la musique, un peu dans le journalisme, sâest speÌcialiseÌ dans les sectes, allant voir la Scientologie aux Etats-Unis, rencontrant RaeÌl… Il est enfin devenu ami avec Maxime aÌ une reÌunion antimondialiste, et sâest fixeÌ avec cette bande de jeunes gens de trente aÌ quarante ans ses cadets. Qui est-il pour eux ? Un maiÌtre aÌ penser ? Un druide qui sâest goureÌ dâeÌpoque ? Un peÌre de substitution ? Un preÌtre en civil ? Ou un simple parasite pas raseÌ ? MysteÌre et boule de gomme, et honni soit qui mal y pense…
« On a choisi de sâappeler les Brigandes Ă cause des hĂ©roĂŻnes vendĂ©ennes â des femmes qui encourageaient leurs mecs Ă ne pas ĂȘtre des larves, Ă ne pas se laisser enfoncer, Ă aller se battre. »
Une fois lâapeÌro siffleÌ, on se met trois chansons ineÌdites des Brigandes, encore meilleures que celles de lâalbum : « En Enfer », « ReconqueÌte » et sa guitare façon « Jumpinâ Jack Flash » des Stones, et surtout « Seigneur, je ne veux pas devenir Charlie » dont lâorchestration sophistiquĂ©e peut rappeler Graceland, un bel album solo de Paul Simon. LâĂ©coute terminĂ©e, on passe Ă table. Le Gourou est Ă la place dâhonneur, avec Marianne Ă sa droite. Elle ne parle pas beaucoup, mais dĂ©gage une indĂ©niable aura. Au menu ? Salade de chĂšvre chaud et crevettes Ă la sauce coco (coco pour lait de coco hein, pas pour communiste). Une bouteille de MĂącon-Villages accompagne le dĂźner. Le Gourou sert le vin, se prĂ©occupant surtout de son verre. Câest aussi lui qui monopolise la conversation, passant du coq Ă lâĂąne, tenant une confĂ©rence qui entrelace Ă©sotĂ©risme et politique, sujets aussi variĂ©s que LĂ©onard Cohen, les cathares, Brigitte Bardot, le comte de Saint-Germain, les massacres de lâOrdre du Temple Solaire sous Mitterrand et Chirac (un complot pilotĂ© par lâexĂ©cutif), la revue PlanĂšte de Louis Pauwels, la malĂ©diction qui pĂšse sur les Bourbons depuis que Philippe le Bel a anĂ©anti les Templiers… A la fin du repas, on sâenfile un cognac, on dĂ©capsule des biĂšres, puis on se dĂ©place jusquâau coin du feu. Le Gourou imite Louis XIV et Philippe de Villiers, enchaĂźne sur Dimitrie Cantemir, Pierre le Grand, Dracula, et les rĂ©vĂ©lations quâil tient de ses relations des renseignements gĂ©nĂ©raux, comme quoi un ancien prĂ©sident de la RĂ©publique faisait des sacrifices humains dans sa maison de campagne pour sâassurer la victoire aux Ă©lections. Doucement les basses… Ăa devient un peu dĂ©lirant. Il est une heure du matin, je monte me coucher.
NABAB DE GOUROU
Le lendemain matin, aÌ la table du petit deÌjeuner, je retrouve Antoine, Maxime et le Gourou, royal au bar dans sa robe de chambre, qui me parle direct de la mort de Coluche et de celle de Claude François, de tous ces accidents de vedettes trop turbulentes qui doivent cacher des assassinats commanditeÌs au sommet de lâEtat. Ne sâarreÌte-t-il donc jamais ? Marianne arrive avec sa fille. Apprenant quâun deÌnommeÌ Louis devait venir les visiter, la petite pensait quâil sâagissait de saint Louis. Je suis bien obligeÌ de lui avouer la veÌriteÌ : je ne suis pas roi, meÌme pas canoniseÌ. La pauvre me deÌvisage avec une franche deÌception.
Dehors, il pleut. Par les grandes vitres, je ne vois que des sapins et la brume aÌ lâhorizon. Ici, on est isoleÌ, au milieu de la nature. Puisquâil fait trop mauvais pour sortir, jâobserve le fonctionnement monastique de la maison. Tout le monde sâaffaire pour le bien commun. Florian et Etienne, que le Gourou surnomme « Scorsese », sont dans un bureau aÌ bosser sur le montage de la prochaine videÌo des Brigandes. Roxane est aÌ la cuisine. Christelle, qui a travailleÌ plusieurs anneÌes dans les tissus dâameublement aÌ Paris, preÌpare un deÌcor pour un clip. Maxime va enregistrer une ligne de guitare. Rudy rapporte du bois pour la chemineÌe. Antoine sâoccupe des envois de disques aux clients (quelques centaines de commandes aÌ ce jour). Il nây a que ce nabab de Gourou qui nâen fout pas une. Etant tous les deux deÌsĆuvreÌs, on se met aÌ son ordinateur pour regarder sur YouTube des vieux machins de Neil Young et Johnny Cash. Le doux dingue mime les accords de ses idoles dâun air peÌneÌtreÌ.
ApreÌs le deÌjeuner, malgreÌ le crachin qui ne cesse de tomber, je vais me promener dans les montagnes avec Antoine et Maxime. Antoine me parle de ses parents pas forceÌment ravis de son orientation, des eÌtudes auxquelles il a renonceÌes, de sa meÌfiance envers les jeÌsuites. Pour donner de lâeau aÌ son moulin incongru, jâeÌvoque Les Provinciales de Pascal. Il me reÌpond en se reÌfeÌrant au Journal dâun conclave de Chateaubriand. Conversation banale en 2015 ? Sous son parapluie, Maxime revient sur sa jeunesse nantaise, son peÌre qui a vireÌ de plus en plus amer, les portraits de La Rochejaquelein et Charette quâil y avait dans son salon… Heureusement que je ne suis pas socialiste â les sympathisants de messieurs Valls et Hollande nây comprendraient rien, aÌ ma place. A notre retour, je propose aÌ Marianne quâon fasse une interview tous les deux. Je vais chercher mon magneÌto, et on sâenferme dans la pieÌce qui leur sert de studio dâenregistrement. DâouÌ vient la Jeanne dâArc de la chanson française reÌfractaire underground ? ReÌponses ci-dessous.
PARIS : TROP EÌTOUFFANT
Marianne naiÌt aÌ Paris en 1981, anneÌe forceÌment maudite (puisquâeÌlection de Tonton). Elle passe du XVe au XVIIe arrondissement, grandit dans « un milieu catho normal, traditionnel, plutoÌt bourge, rien dâextraordinaire ». DernieÌre dâune famille de quatre enfants, elle apprend le piano, la clarinette et la fluÌte, passe par « le conservatoire, tout ça », fait une scolariteÌ normale au lyceÌe Racine, « bref, rien dâexceptionnel ». La suite ? « Je me suis toujours sentie en deÌcalage par rapport aÌ la jeunesse autour de moi, aux courants de penseÌe. Jâai fait des eÌtudes de graphisme en me disant quâil fallait que je trouve quelque chose dâartistique â il nây avait que ça dâenvisageable. Mais quand jâai commenceÌ aÌ travailler, dans le Xe arrondissement, je me suis vite rendu compte que ce nâeÌtait pas possible. La vie ne pouvait pas se reÌsumer aÌ ça. Et puis Paris, câest trop aberrant comme mode de vie: trop eÌtouffant, trop contraignant, trop barge. Câest aÌ ce moment-laÌ que jâai rencontreÌ Maxime, qui lui eÌtait deÌjaÌ brancheÌ aÌ fond sur creÌer une autre culture, vivre diffeÌremment. Il mâa proposeÌ de le rejoindre dans un collectif dâartistes, de vivre avec eux. Ça mâa tout de suite emballeÌe. »
Quatre ans plus tard, en 2010, Maxime, Marianne et des copains creÌent Ultra Sixties, un groupe qui reprend des standards des Shadows, Nancy Sinatra, Chuck Berry, Christophe, les Beatles… Ils tourneront beaucoup sur les plages et ailleurs, jouant notamment devant le casino de Biarritz ou pour lâanniversaire dâune vieille dame nantie dans une maison de retraite aÌ AtheÌnes. En 2014, quelques mois avant son installation aÌ La Salvetat-sur-Agout, la tribu pose ses valises dans les PyreÌneÌes : « Câest laÌ quâont commenceÌ les Brigandes, comme une blague. On a fait un premier morceau. Il y a eu des reÌactions sur Internet, ce qui nous a vachement eÌtonneÌes. Puis on sâest inteÌresseÌes aÌ la VendeÌe, pour nous, pour connaiÌtre lâHistoire de notre pays et savoir dans quel monde on vivait. Pour sâamuser, on a monteÌ un spectacle sur les heÌroiÌnes vendeÌennes et on sâest rendu compte quâon eÌtait assez nombreuses pour faire un groupe. Comme ça prenait, on sâest dit quâon allait continuer dans ce filon-laÌ, qui avait lâair inteÌressant. ApreÌs, plein de chansons nous sont tombeÌes dessus. »
Il nây a pas que le hasard derrieÌre ton affaire, Marianne. Tout cela a lâair reÌfleÌchi. Les yeux bandeÌs, par exemple, câest un vrai choix, non ? « Au deÌpart, on sâest dit que si on voulait balancer des trucs treÌs forts, il valait mieux rester anonymes. Et puis apreÌs, on a compris que câeÌtait un concept rigolo, fort visuellement, qui attire la curiositeÌ. » Ces masques font-ils dâelles des petites sĆurs des Daft Punk ? « Ah ah, pourquoi pas ! Par contre, je pense quâon nâa pas le meÌme compte en banque, hein… » ConcreÌtement, Marianne eÌcrit les textes et travaille sur la musique avec Maxime, en se faisant aider par ce farceur de Gourou. Puis les filles suivent et proposent lâune une voix, lâautre un instrument, un pont, une variante. Tout cela baigne dans lâhuile. Pas de conflits dâegos au couvent des Brigandes.
« Dans les Beatles, un mec comme Harrison voulait apporter un message âspirituelâ aÌ lâhumaniteÌ â au final, il nâa fait quâencourager la jeunesse aÌ se deÌfoncer au LSD. »
Jâinterroge Marianne sur ses modĂšles fĂ©minins. Elle sĂšche. Ne voulant pas insulter son intelligence, je ne lui cite pas Patti Smith. Mais Debbie Harry ? Une inspiration ? « Pas particuliĂšrement. Non, dĂ©solĂ©e, je nâai pas dâexemple positif Ă te donner. Il y a des artistes qui sont douĂ©es, qui chantent trĂšs bien ; mais derriĂšre le message est tellement pourri, que bon… Je nâai jamais rĂȘvĂ© dâĂȘtre lâune des Spice Girls. » On rigole alors du prĂ©tendu fĂ©minisme de BeyoncĂ© et Rihanna, des ridicules Femen : « Comment dire… On a beaucoup de mĂ©pris pour ce type de groupement, mais bon, on sait bien que câest quelque chose dâartificiel, dâinstrumentalisĂ©, qui est lĂ pour faire passer un discours extrĂ©miste de ce que devrait ĂȘtre la femme avant-gardiste, alors quâen fait ce nâest mĂȘme pas des femmes, je ne sais pas ce que câest… »
Les Brigandes, elles, sont de vraies filles. Quâest-ce que ça change ? « Ăa a lâavantage de mettre quelque chose dâextrĂȘmement doux. Enfin, doux, je ne sais pas… Disons que ça enrobe le message qui est puissant et viril dans une forme attrayante, attractive et rassurante, qui fait que les gens peuvent accrocher et ĂȘtre saisis. Ăa serait chantĂ© par des mecs, je ne pense pas que ça passerait pareil. Ce serait plus lourd. » Un temps. Ce sont des filles, certes, mais aussi des guerriĂšres ? «On a choisi de sâappeler les Brigandes Ă cause des hĂ©roĂŻnes vendĂ©ennes â des femmes qui encourageaient leurs mecs Ă ne pas ĂȘtre des larves, Ă ne pas se laisser enfoncer, Ă aller se battre. On raconte que quand lâarmĂ©e rĂ©publicaine arrivait et que les hommes rebroussaient chemin parce quâils flippaient, il y avait les bonnes femmes derriĂšre, avec des fourches, qui les renvoyaient au front. Elles savaient que sinon leurs villages allaient ĂȘtre dĂ©cimĂ©s, de toute façon. Quand les femmes se soulĂšvent, câest que les hommes ont failli Ă tout. Elles sont le rempart de la civilisation. Ou, Ă lâinverse, elles sont trop sĂ©curitaires. Peureuses. Aujourdâhui, si la sociĂ©tĂ© va aussi mal, câest aussi de la faute des femmes. âCe que femme veut, Dieu le veutâ, comme dit le proverbe. La sociĂ©tĂ© matĂ©rialiste, câest les femmes qui lâont voulue avant les hommes. Lâhomme, quâest ce quâil fait ? Il fait plaisir Ă sa femme. Il fait en sorte que ça se passe bien. »
Le combat des Brigandes dĂ©passe la culture. Lâambition de Marianne nâest pas de faire carriĂšre â elle sait quâhĂ©las les salles de concert traditionnelles ne voudront pas les recevoir, ne cherche pas Ă se vendre Ă nâimporte quel prix et a rĂ©cemment refusĂ© une offre de M6 de participer Ă lâĂ©mission La France a un incroyable talent, sentant le piĂšge de loin. Son rĂȘve Ă elle serait de susciter des vocations : « Des groupes comme nous, ça nâexiste pas, mĂȘme Ă lâĂ©tranger. Il nây a aucune musique contestataire rĂ©elle, Ă part les trucs de rock identitaire avec lesquels on ne peut pas nous mĂ©langer. Notre but, câest dâencourager les gens Ă avoir des dĂ©marches similaires, Ă faire des choses qui ne vont pas forcĂ©ment dans le sens de la pensĂ©e unique. On ne va pas continuer pendant dix ans. Faire un deuxiĂšme album, dĂ©jĂ , aprĂšs… Tout ce quâon veut, câest, tant quâon a la parole, faire passer lâidĂ©e du regroupement en clans. En se rĂ©unissant, en mettant nos forces en commun, on sâest rendu compte quâon nâest pas obligĂ© de vivre comme des cons, des individualistes qui luttent juste pour leur survie Ă eux. Je pense que câest important de transmettre ça, pour quâĂ lâavenir dâautres gens puissent vivre comme nous, et rĂ©sister dâune certaine façon. Pour ce qui est de la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral, je suis pessimiste. Je ne vois pas comment ça pourrait changer. Je ne vois pas de personne assez forte pour reprendre les choses en main. Par contre, je suis trĂšs optimiste pour ceux qui voudront vivre diffĂ©remment. Notre mode de vie peut sĂ©duire et sĂ©duira forcĂ©ment Ă un moment. Plus la vie ordinaire sera rĂ©pressive, plus on devrait faire des Ă©mules, logiquement. Il y a forcĂ©ment des gens qui nâaspirent pas Ă vivre en Charlie et Ă gober tout ce quâon leur raconte. Avec le temps, ils voudront tenter autre chose. »
Un problĂšme pourrait se poser un jour ou lâautre : la censure. Marianne, calmement : « On nâen a pas peur. On sait que ça arrivera sans doute. Bon, on fait attention de ne pas avoir de propos trop radicaux non plus… » Autre risque prĂ©visible, celui de voir les services sociaux venir leur chercher des noises. La fille de Maxime et Marianne nâest pas scolarisĂ©e, ses parents rejetant lâĂ©cole naufrage Ă la Najat. Dans un an, sâils ne cĂšdent pas, ils seront dans lâillĂ©galitĂ©. Comment vivre en marge sans se faire coincer ? « Câest difficile, mais il faut ĂȘtre malin. Moi, jây arrive, donc câest vrai, ce nâest pas un projet. On ne parle pas dâune utopie, lĂ â on est en cohĂ©rence avec nos idĂ©es, puisquâon les met en application au quotidien. Câest plus facile quâon croit: pour vivre bien, il suffit de savoir ce quâon veut. »
MOMENT DE DEÌMENCE
Sur ces quelques prĂ©cisions, je monte dans ma chambrette bouquiner le dernier livre de Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que jâai vu, que le Gourou, qui lâavait en double, mâa offert dans lâaprĂšs-midi â mâinterrompant en pleine lecture sur mon lit, rĂ©alisant ce que je suis en train de faire, je mâaperçois que ce reportage devient vraiment farfelu. Je vais me passer de lâeau sur le front, redescends pour le dĂźner. Du saumon, des pommes de terre Ă la ciboulette, un bon Sancerre blanc. Le Gourou, toujours aussi en forme, imite cette fois-ci le gĂ©nĂ©ral de Gaulle, Malraux dĂ©foncĂ© et Alexandre le Grand arrivant devant les Brahmanes lors de sa conquĂȘte de lâInde. Il nous fait partager ses lumiĂšres sur les guerres puniques, Patton, la beautĂ© des femmes normandes, lâapathie de lâaristocratie française et LâApocalypse de saint Jean. Il me prĂ©vient quâil va mâexpliquer les raisons secrĂštes qui font que jâai ratĂ© quatre fois le permis de conduire, mais change de sujet avant la clef de lâĂ©nigme. Dans un moment de dĂ©mence, il sâexclame : « LâEsprit Saint vous protĂšgera jusquâau bout, les Brigandes, parce que vous vous battez pour le Beau, parce que vous vous battez pour Dieu ! » Le gars a une armĂ©e de chauve-souris dans le beffroi, ou je ne mây connais pas… Je goĂ»te la Verveine du Velay que me sert Maxime et dis bonsoir et au revoir Ă tout le monde â ayant Ă partir Ă six heures du matin pour attraper mon train, je les laisserai dormir. Le Gourou, paternaliste et magnanime, mâadresse dâĂ©mouvants adieux : « Le dĂźner de con est fini et tâĂ©tais notre con â je rigole! Ecris ce tu veux sur nous, hein, on sâen fout; que tu puisses te faire un peu de fric, câest tout ce qui compte! » Merde, jâaurais dĂ» apporter un RIB pour que le gĂ©nĂ©reux donateur me fasse un virement.
Le lendemain, Rudy et Maxime me raccompagnent Ă BĂ©ziers dans le froid et la nuit. Au fil de la route, le soleil se lĂšve. Ultimes discussions sur la Suisse et les fabuleux Entretiens avec le Professeur Y de CĂ©line. Une fois dans le train, je rembobine mon sĂ©jour Ă La Salvetat-sur-Agout. Je repense Ă cette rĂ©ponse de Marianne, alors que je lui demandais si le rock (au sens large) avait Ă©tĂ© libĂ©rateur au dĂ©but, ou si baby-boomers et soixante-huitards se sont selon elle vraiment plantĂ©s sur toute la ligne : « Je pense que ça Ă©tĂ© un leurre, une arnaque. Il sâest passĂ© quelque chose dans les annĂ©es 60 au dĂ©part, oĂč la jeunesse Ă©tait inspirĂ©e dâun vent nouveau. Il y a eu un truc de libertĂ© qui sâest ouvert, mais sâest trĂšs vite refermĂ©. Avec lâarrivĂ©e des drogues, notamment, qui ont tout pourri. Quand tu vois Woodstock, par exemple, les jeunes Ă©taient complĂštement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s. Le vent de fraĂźcheur a Ă©tĂ© Ă©phĂ©mĂšre. Dans les Beatles, un mec comme Harrison voulait apporter un message âspirituelâ Ă lâhumanitĂ© â au final, il nâa fait quâencourager la jeunesse Ă se dĂ©foncer au LSD. MĂȘme les mecs qui avaient un truc pur au dĂ©part nâont fait que servir la dĂ©cadence gĂ©nĂ©rale. »
« Tout ce quâon veut, câest, tant quâon a la parole, faire passer lâidĂ©e du regroupement en clans. En se rĂ©unissant, en mettant nos forces en commun, on sâest rendu compte quâon nâĂ©tait pas obligĂ© de vivre comme des cons, des individualistes qui luttent juste pour leur survie Ă eux. »
Sorte de hippies communautaires sans drogues ni partouzes, les Brigandes refont les annĂ©es 60 Ă lâenvers. Elles composent des chansons protestataires Ă la Bob Dylan, sauf que celles-ci vont dans lâautre sens : The Times They Are a-Changinâ Ă©tait le titre dâun album du barde Ă lâharmonica en 1964, plus que jamais dâactualitĂ© quand on en retourne le veston. Pourquoi ce revirement ? Il y a cinquante ans, la rĂ©volution pop a eu lieu. BĂ©mol, en se normalisant dans les annĂ©es 80 puis en devenant dominante, et de plus en plus oppressante, la pop culture a fini par former un nouvel ordre Ă©tabli, une chape de plomb. Qui croit encore quâun pĂ©tard et une partie de jambes en lâair vont changer sa vie ? Yann BarthĂšs ? Les derniers abonnĂ©s de LibĂ©â ? Autour de nous, Ă Paris, on subit une armĂ©e de hipsters bas du front et de bobolcheviks bĂ©bĂȘtes et bĂȘlants ne faisant plus de diffĂ©rence entre commander une pinte et prendre le maquis. Du fin fond de la France, les Brigandes viennent secouer le cocotier moribond de ce faux esprit rock et toc avec une foi de moines soldats â avec une bonne dose dâhumour, aussi. Depuis 1968, les faux prophĂštes ont trop bavassĂ©. En revenant en arriĂšre, nos nonnes en colĂšre font un joyeux mĂ©nage. On ignore encore si ce mouvement inĂ©dit prendra de lâampleur ou sâil restera souterrain. On verra. En attendant, on se fend la poire. Si leur album a pour titre Le Grand remplacement, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre : ce sont les vieilles lunes gauchistes quâelles appellent Ă virer. On tuera tous les affreux â et vive le Roi !
Par Louis-Henri De La Rochefoucauld