L’ÈRE DE LA BULLE

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Depuis qu’on achète des actions aussi facilement qu’on commande un burger sur Uber, l’économie n’a jamais été aussi assujettie aux phénomènes de spéculation. Crypto, NFT, finance émotionnelle… sommes-nous entrés dans l’ère de la bulle ?

17 juillet 1720, 3ème arrondissement de Paris, rue Quincampoix, c’est l’émeute devant la Banque Royale. Des rumeurs évoquent une chute du prix des actions de la Compagnie du Mississippi – un placement alors réputé miraculeux. Riches comme pauvres sont donc venus vendre leurs actions. Problème, il n’y a plus d’or dans les caisses… L’émeute dégénère, et dix-sept personnes meurent écrasées par la foule. La « bulle du Mississippi » est en train d’éclater.

Alors que le très dépensier Louis XIV venait de casser sa pipe, il laisse derrière lui une France en faillite. Pour renflouer les caisses de l’État, on fait donc appel à un certain John Law. Un Écossais évadé de prison, vedette mondaine, génie financier et passionné de jeux d’argent, qui devient ministre des Finances.

Il crée d’abord une banque centrale et introduit les premiers billets de banque, tout en s’affranchissant de l’indexation sur l’or – il invente la planche à billets. Le pays se redynamise, et la dette diminue déjà. Alors que l’Europe est en pleine conquête du Nouveau Monde, John Law lance ensuite la Compagnie du Mississippi, qui va exploiter les terres de Louisiane. Mais Law va surtout valoriser les rêves de richesse que le Nouveau Monde suscite, grâce à l’émission d’actions – surévaluant les profits hypothétiques futurs. Les actions se vendent très bien, la demande augmente, et les prix avec.

 

« IL Y A UN ASPECT COMMUNAUTAIRE TRÈS FORT DANS L’ÉCO-SYSTÈME CRYPTO, COMME DANS UN CULTE. » – WILLIAM QUINN


Le bon plan se fait vite connaître, et une fièvre spéculative se propage dans la masse de la population, faisant exploser le cours de l’action. Vendue 500 livres début 1719, une action en vaut 5 000 en septembre, et plus de 10 000 en décembre. Alors que la Louisiane est encore à l’état de marécage, des valets font fortune et quittent leur job, la presse invente le terme de « millionnaire », et John Law devient la coqueluche des premiers nouveaux-riches de l’histoire. Mais toutes les bonnes choses ont une fin.

Quand certains commencent à douter de la fiabilité de Law, et veulent récupérer leurs billets, on se rend compte que la banque n’a pas l’équivalent en réserve. La nouvelle s’ébruite, la confiance se perd, et d’autres viennent ainsi récupérer leur or. L’effet boule de neige est lancé, et la bulle finit par éclater. L’action s’écroule, et John Law prend la poudre d’escampette à Venise. Mais son héritage perdure aujourd’hui.

MIOCHES CRYPTO-MILLIONNAIRES

« Tout comme avec la bulle du Mississippi, le boom de la crypto est très artificiel. On a créé une nouvelle forme de monnaie, et on peut contrôler les prix avec des stablecoins (des cryptos indexées sur des valeurs stables). Le plus probable, c’est qu’on ait injecté des millions en stablecoins pour faire augmenter le prix des cryptos, ce qui a attiré les spéculateurs en ligne, et donné lieu à une bulle », explique William Quinn, auteur de Boom and Bust, Une histoire générale des bulles financières, qui poursuit : « Aujourd’hui, on peut dire qu’on est dans une ère de la bulle. C’est devenu un phénomène assez commun depuis les années 1980, notamment à cause de la globalisation de la finance. Beaucoup de bulles sont causées par le fait qu’il est soudain très facile d’investir sur des marchés émergents. »

300 ans après John Law, l’économie mondialisée est entièrement irriguée par des monnaies de singes ne représentant rien de plus que des lignes de chiffres. Et dans ce système, la bulle est presque devenue la norme. À chaque année ses nouvelles lubies surévaluées, ou trop précoces – le métavers, les voitures électriques, ChatGPT, la K-pop…

Mais depuis déjà trois ans, une insaisissable bulle hybride affole tout le monde : la crypto. C’est en 2020 qu’elle a commencé à gonfler, alors que la planète entière est confinée, et que le trading devient un jeu comme un autre – grâce aux applis ultra-accessibles qui gamifient la finance. On entend alors parler de mioches devenus crypto-millionnaires grâce au Bitcoin ou aux NFTs, et tout le monde veut alors s’y mettre, rêvant de ne jamais retourner au burlingue. « Avec Internet, beaucoup de gens achètent des produits financiers pour des raisons qu’ils ne comprennent pas », prévient notre spécialiste. Face à cet intérêt nouveau, touchant presque à la folie collective, une mécanique façon 1720 se met en route.

Si le Bitcoin vaut 8000 euros en mars 2020, il en vaut 19 000 en novembre, et 40 000 en janvier 2021. En février 2021, on apprend que le tech-gourou Elon Musk a investi 1,5 milliards en Bitcoin. En mars, le crypto-artiste Beeple vend un NFT à 70 millions. En avril, la plateforme de crypto-exchange Coinbase est introduite au NASDAQ, alors que le Bitcoin atteint près de 60 000 dollars… C’est la folie. Si les prix retombent après ce pic d’avril, la bulle n’éclate cependant pas, et va plutôt enchaîner entre bear-run (descente), et bull-run (montée). Toujours bien en place, l’écosystème crypto représente aujourd’hui des milliers de milliards de dollars, et ressemble davantage à une balle rebondissante qu’à une bulle. Mais alors, qu’est-ce qui anime cette crypto-baballe ?

BLAGUE À 60 MILLIARDS

« La bulle crypto est unique, car les valeurs ne représentent rien. Historiquement, s’il y avait eu une bulle du genre, on aurait appelé ça une fraude. Mais la bulle du Bitcoin ne peut pas être une fraude, car personne n’est aux manettes, comme tout est décentralisé avec la blockchain. Sans responsable, il n’y a pas de fraude », analyse William Quinn. Alors que certaines de ces valeurs enregistrées sur la blockchain ne représentent rien, et sont parfois vendues extrêmement cher, la motivation n’est paradoxalement pas toujours l’intérêt pécunier.

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WHO LET THE DOGE OUT ?_
« Le destin aime l’ironie », nous dit Elon Musk à propos du Dogecoin, le crypto-meme qui vaut des milliards et qu’on surnomme déjà la « monnaie du peuple ». Musk a promis de tourner dans une pub McDo si l’enseigne accepte le Doge… Tout un programme.


« Il y a un aspect communautaire très fort dans l’éco-système crypto, un peu comme dans un culte, avec un certain nombre de croyances, toute une philosophie sur la décentralisation, des suspicions envers les gouvernements et les banques centrales, etc. Chez certains spéculateurs, ça génère beaucoup d’interactions sociales. S’ils devaient arrêter du jour au lendemain, ça reviendrait pour un alcoolique à ne plus aller au bistrot, et à se retrouver seul. »
Mais, au-delà même de l’utopie crypto-anarchiste inhérente à la blockchain – ayant enfanté des financiers anticapitalistes –, de nombreuses autres raisons non-financières entrent en jeu. Notamment l’émotion, qui est désormais valorisée, tout comme le furent les fantasmes américains de John Law.

C’est notamment le cas avec les meme-coins – ou shitcoins – comme le Doge. Le Dogecoin ? Une crypto-monnaie sans réelle utilité apparente, si ce n’est de représenter un petit chien mignon, le Shiba Inu, qui est un personnage star d’Internet. « Les gens les achètent parce que c’est fun », explique notre expert financier, un peu dépité… Alors que le projet est une vaste blague, grosso modo un meme attaché à un token, le Dogecoin finit par prendre de la valeur grâce à l’affection qu’Internet lui porte – aidé par quelques tweets d’Elon Musk.

En avril 2021, lors du grand rebond du Bitcoin, le Dogecoin atteint ainsi plus de 60 milliards de capitalisation – la blague la plus chère de l’histoire. Souvent associés à l’idéologie WAGMI – « We Are All Gonna Make It » – les meme-coins restent toutefois bien des actifs financiers dans l’esprit des spéculateurs, et peuvent même être vus comme des bulles intentionnelles. Ici, l’actif devient une image, que tous les spéculateurs s’efforcent de partager, et son cours varie en fonction de la viralité de l’image – on peut parler de finance émotionnelle. Prends ça, John Law.

RIGHT WAY CROWD

Quand on sait que le terme de « meme » a été inventé pour désigner un « virus de la pensée », tout cela prend finalement un certain sens. Mais la mécanique du meme dans la finance va bien plus loin que la simple blague, et se traduit effectivement dans le vrai monde. On a par exemple vu une version NFT du drapeau ukrainien se vendre pour plusieurs millions de dollars, afin d’aider à l’effort de guerre. Et à l’ère de l’économie de l’attention, cette finance de l’émotion ne se cantonne plus qu’à l’univers crypto, elle envahit même la finance classique – sous le petit nom de meme-stock.

La première boîte à en bénéficier s’appelle Gamestop – la version américaine de l’enseigne de jeux-vidéo Micromania. Alors que la boîte est en train de couler, elle est attaquée par des fonds vautour misant sur la baisse de l’action. Mais Gamestop va être sauvée par des cyber-spéculateurs nostalgiques de l’enseigne, et réunis sur un groupe Reddit. Ils investissent massivement dans l’action, et la font ainsi décoller. L’action Gamestop passe de 4 dollars à plus de 500, et fait de nouveaux millionnaires, alors que la boîte n’a plus d’activité. Cette folle histoire a d’ailleurs donné lieu à un documentaire Netflix, Les Geeks défient Wall Street, et a depuis été répliquée sur d’autres entreprises – ayant récemment rendu riche un certain Jake Freeman, petit génie de 20 ans qui fait déjà les gros titres du Financial Times. Les petits porteurs que Wall Street appelait autrefois la « wrong way crowd » – qui vendent et achètent toujours au mauvais moment – seraient-il en train de retourner la machine à leur avantage en se coordonnant en ligne ? Les geeks sont-ils en train d’hacker la finance pour que le divertissement devienne la monnaie de demain ? No meme, no business ? Si c’est le cas, les meme-lords pourraient bientôt contrôler le monde.



Par Jean-Baptiste chiara
Illustration Matthias Saint-Aubin