Camarades de la middle class, vous aussi, vous avez l’impression d’avoir été recalé chez les pouilleux dès qu’il s’agit de prendre l’avion ou le train (neuf euros pour une prise défaillante, ça va pas bien Ouigo ?). Pas de panique, l’économiste le plus justicier de France a sa petite théorie.
Tout le monde le constate dans son scroll quotidien, le luxe ne semble plus avoir de limites. Première classe dans l’avion avec chambre privée, douche, pyjama siglé Jacquemus, chef étoilé, chambre d’hôtel avec piscine individuel à débordement, service VIP sur mesure, jet privé, Lamborghini, etc. Nous sommes tous confrontés à ce type d’images en ouvrant Instagram ou Tiktok. Le luxe est sous nos yeux, semble accessible alors même que son prix n’a jamais été aussi inabordable. Cette cascade d’image mettant en scène des personnes au train de vie luxueux est le terreau de certains pour gagner de l’argent en promettant l’accès à cette vie grâce à leur formation, payante bien sûr, et souvent basée sur du vent ou des réflexions dignes du Balto. Nous vivons dans une époque où c’est la force financière, de préférence étalée, qui fait la réussite et non ce que l’on fait. Être ne signifie rien, il faut avoir, peu importe la manière dont on a obtenu. Quelque part c’est l’aboutissement de la société libérale qui part du principe que chacun a ce qu’il mérite. C’est d’ailleurs souvent le seul argument que vous vendent les influenceurs, qui ont soi-disant réussi, dans leurs vidéos Tiktok.
MODÉRATION SALARIALE
Dans l’histoire de l’humanité, la classe moyenne est un épiphénomène. La possibilité qu’un ouvrier puisse devenir propriétaire, avoir des congés payés, partir un peu en vacances aura duré, dans une faible fraction des pays du monde – majoritairement les pays d’Europe et les Etats-Unis –, qu’une vingtaine d’année pendant les trente glorieuses. La période d’après-guerre a rendu possible une croissance inédite dans l’histoire économique. L’octroi de droits sociaux supplémentaires et la montée en puissance de l’État social (l’assurance chômage, l’assurance maladie, la retraite) n’ont en rien freiné le dynamisme économique, bien au contraire. La croissance a été progressivement inclusive et a permis à des franges plus nombreuses de la population d’accéder à un niveau de vie jusque-là inconnu. C’était la naissance de la classe moyenne grâce à l’État-providence. Cette période a permis aux plus pauvres de pouvoir se soigner, scolariser leurs enfants gratuitement, posséder des biens, avoir un peu de loisirs grâce aux congés payés, se projeter dans l’avenir.
Mais, depuis les années 1980, ce modèle a été attaqué partout. Au Royaume-Uni avec Thatcher, aux États-Unis avec Reagan et en France, plus progressivement, avec les réformes établies par les différents gouvernements depuis 1983. Il en résulte une moindre redistribution, un affaissement des services publics, une modération salariale, un partage de la richesse en faveur des actionnaires, un marché du travail flexibilisé, l’ubérisation de l’économie. Ce dernier point a été théorisé par Emmanuel Macron. Il consiste, grosso-modo, à payer des salariés à la tâche, à les obliger à acheter leur matériel (vélo ou voiture) pour travailler, à payer plus d’impôts que les plateformes qui les emploient, à ne pas avoir de congés payés, ni de chômage. Bref, un modèle qui nous ramène en termes de droit du travail à la fin du XIXe siècle. Le fait que ce modèle se soit propagé à une vitesse aussi rapide dans notre société en dit beaucoup sur la trajectoire future que vont prendre nos sociétés modernes.
RICHESSE ACCUMULÉE
Alors que nos sociétés devraient toutes vouloir converger vers la création d’une classe moyenne importante avec peu de riches et peu de pauvres, elles semblent se diriger vers une société avec peu de riches, beaucoup de pauvres et une petite classe moyenne. Or, soyons-clair, une société où il y a beaucoup de pauvres n’augmente pas le nombre de riches, elle augmente juste la richesse des riches. À l’inverse, une société où il y a une forte classe moyenne ne baisse pas le nombre de riches, elle les rend juste moins riches en milliards notamment à cause des transferts de richesses. Il faut s’interroger sur les limites à mettre à la richesse accumulée. Lorsque l’on sait que les 500 plus grandes fortunes en France possédaient 200 milliards d’euros de patrimoine en 2010 et que ce chiffre est passé en 2024 à 1200 milliards d’euros, soit une multiplication par six, on comprend mieux ce voulait dire Marx lorsqu’il écrivait « l’accumulation n’a pas de limites ». Et il est probable qu’il en soit ainsi dans beaucoup d’autres pays. Le luxe déployé, sans limite ces dernières années, n’est que le résultat de l’augmentation de la fortune d’une part minime de la population (passée de millionnaire en centaine de millions à milliardaire). Elle est aussi le symbole du retour à une société féodale avec ses nouveaux rois et ses vassaux.
Par Thomas Porcher