LE DIGITAL MINIMALISM VA-T-IL NOUS SAUVER ?

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n’est Scrolling erratique, connexions compulsives, notifs non-sollicitĂ©es
 Votre cerveau en surchauffe commence Ă  saturer. Ça tombe bien, la dĂ©tox numĂ©rique est en top tendance : testĂ©e et approuvĂ©e par notre journaliste ex-techno-junkie. AllĂŽ Antonin, tu nous reçois ?

« FĂ©licitations ! La semaine passĂ©e, vous avez rĂ©duit votre temps d’écran de 14 %, pour une moyenne de 5 h 35 minutes par jour Â», m’annonce en fanfare mon smartphone. Malaise. Si cette extension cyborg de mon corps voit lĂ  l’occasion de sabrer le champagne, de mon cĂŽtĂ© l’ambiance est Ă  la morositĂ©. 5 h 35. Le chiffre m’apparaĂźt comme un vilain corbeau, porteur d’une nouvelle qui cogne avec la force et l’évidence d’un uppercut : je suis un camĂ© du numĂ©rique. De ceux qui se rĂ©veillent, mangent et sociabilisent bigo en main. Avant de s’endormir au terme d’un binge scrolling navrant, Ă©talĂ© sur des heures coupables. Mais jusqu’à quels trĂ©fonds le 2.0 me fera-t-il sombrer ?
 

« PERSONNE N’EST CONDAMNÉ, REGARDEZ-MOI : J’AI SUPPRIMÉ TOUS MES RÉSEAUX… Â» – AÏNOHA

 

Selon un sondage Vertigo Research rĂ©vĂ©lĂ© en dĂ©cembre 2022, 60 % des Français passent le plus clair de leur temps libre face Ă  des « screens Â». TĂ©lĂ©vision, consoles, tablettes & co. Dans une configuration pareille, la surconsommation se drape des funestes atours de la fatalitĂ©. « C’est le temps qui veut ça Â», devise-t-on doctement dans l’entourage. Mais parmi ce concert rĂ©signĂ© estimant que, grosso modo, « Ă  l’ùre de l’hyperconnexion, comment faire autrement, hein ? Â», une voix singuliĂšre se fait entendre. « Personne n’est condamnĂ©, regardez-moi : j’ai supprimĂ© tous mes rĂ©seaux Â», balance AĂŻnoha. Pur craquage, qui laisserait prĂ©sager quelque Ă©lan de folie survivaliste ? Non, juste un « premier pas Â» vers le « digital minimalism Â». Cette tendance made in USA « en plein boom Â», promouvant un principe de dĂ©connexion qui pourrait bien « changer notre vie Ă  tous Â», assure-t-elle. À raison ?

HOLD UP DE L’ONLINE

Si la conversion au mouvement apparaĂźt Ă  notre interlocutrice comme une perspective salutaire Ă  large Ă©chelle, c’est que la digital detox sur laquelle elle repose reprĂ©sente un enjeu de santĂ© publique. Â« Plusieurs Ă©tudes ont dĂ©jĂ  dĂ©montrĂ© les pĂ©rils en jeu, allant de la perturbation du sommeil aux troubles de l’humeur Â», pointe Johanna Rozenblum, psychologue. Des symptĂŽmes affleurant Ă  partir d’une « surexposition Â» dont le seuil horaire reste dĂ©licat Ă  Ă©valuer, car « l’impact du numĂ©rique varie en fonction de chacun Â». Mais les mĂ©caniques qui aiguisent le dĂ©sir de se procurer une Ă©niĂšme dose de digital, encore et encore, sont, quant Ă  elles, bien dĂ©limitĂ©es. « L’industrie numĂ©rique maintient notre attention captive grĂące Ă  la « captologie », une stratĂ©gie qui joue sur nos biais cognitifs Â», pose Boussad Addad, chercheur en IA et auteur de L’HĂ©roĂŻne digitale : les secrets de l’addiction aux Ă©crans.

Puis d’exemplifier : « Les lancements automatiques de vidĂ©os nous empĂȘchent de dĂ©crocher, car le cerveau n’aime pas l’interruption d’une tĂąche en cours. Quant aux feedbacks des rĂ©seaux sociaux, comme les likes ou commentaires, ils sont traitĂ©s par notre matiĂšre grise comme des rĂ©compenses dĂ©clenchant la sĂ©crĂ©tion de dopamine, l’hormone du bonheur Â». Raison pour laquelle mĂȘme le follow de ce pote de pote Ă  tendance lourdaude nous confĂšre une Ă©trange satisfaction. Bon. Mais alors quoi ? Prendre AĂŻnoha pour modĂšle, et faire table rase des Instagram, Twitter et autres Facebook ?

« Ă‰vitons un manichĂ©isme qui poserait pour principe que les rĂ©seaux sont viscĂ©ralement nocifs Â», tempĂšre Marie-Pierre Fourquet, chercheuse en sciences de l’information et autrice de ConnectĂ©s et heureux. « S’il est vrai que la frĂ©quentation de ces plateformes peut faire germer un Fear Of Missing Out (FOMO) ( une crainte de passer Ă  cĂŽtĂ© d’expĂ©riences enrichissantes si aiguĂ« qu’elle empĂȘche la dĂ©connexion, ndlr) il est aussi avĂ©rĂ© que les social medias apportent leur lot de bienfaits. Comme s’informer, tisser des liens, ou valoriser son image Â». Mais Ă  condition de faire des rĂ©seaux un « usage actif – tchat, partages – et raisonnable Â». Sans surprise, en terres numĂ©riques comme ailleurs, tout est question de juste mesure. Reste que brider ses e-rĂ©flexes n’a rien d’une tĂąche aisĂ©e, dans un paradigme de « surcharge numĂ©rique Â» dont le magnĂ©tisme nous tient en otage.

LE JEÛNE NUMÉRIQUE

Comment ne pas se sentir l’esclave du digital lorsque, comme moi, vous ĂȘtes incapables de mater un film sans checker 83 fois votre tel’ ? De voir des potes sans lorgner sur vos feeds entre chaque pinte ? « Ces consultations compulsives rĂ©sultent de l’injonction sociale Ă  rĂ©agir immĂ©diatement Ă  la moindre notification Â», commente l’experte. Et si les sollicitations 2.0 sont sans bornes, nos ressources cognitives pour y rĂ©pondre, elles, se rĂ©vĂšlent limitĂ©es. Alors pour Ă©viter le burn-out numĂ©rique, il importe d’élaborer une « Ă©cologie de l’attention Â» pensĂ©e comme une question « d’hygiĂšne de vie Â». Au mĂȘme titre que les cinq fruits et lĂ©gumes par jour, disons. Perso, c’est – non sans ironie – sur TikTok, oĂč le hashtag #digitalminimalism pĂšse 3,1 millions de vues et que le mouvement est Ă©rigĂ© en vĂ©ritable lifestyle, que j’ai dĂ©couvert les options Ă  portĂ©e de clics. Ici on recommande l’usage du « mode avion Â», lĂ  une internaute vante les mĂ©rites d’outils limitant le temps d’utilisation d’autres applis. Des options Ă  l’origine dĂ©diĂ©es au
 contrĂŽle parental. Le signe que pour ne pas cĂ©der aux capiteuses sirĂšnes du numĂ©rique, nous devrions nous auto-traiter comme des gosses indisciplinĂ©s ? Possible.

À moi d’adopter une diĂ©tĂ©tique digital free en usant de procĂ©dĂ©s coercitifs Ă  destination des prĂ©-ados, donc. Il y a d’abord la honte d’avoir dĂ» en « arriver lĂ  Â», bien sĂ»r. Puis le sentiment grisant d’enfin prendre en main ce Ă  quoi j’étais – lĂąchons le mot – soumis. Dernier arrĂȘt de l’ascenseur Ă©motionnel : la plĂ©nitude. Qui l’eĂ»t cru ? Empiler plusieurs jours sans Insta et verrouiller Ă  double tour sa boĂźte mail aprĂšs 19 heures, non seulement on y survit, mais ça fait un bien fou. Pour peu, les aliments retrouveraient leur saveur. Alors forcĂ©ment, il y a comme une envie de passer Ă  l’étape supĂ©rieure. En suivant, par exemple, le chemin empruntĂ© par Melchior. Ce pote Ă  la vingtaine triomphante qui, dans un geste farouche – homĂ©rique, presque – Ă  lĂąchĂ© son smartphone au profit du Nokia Ă  clapet de ses annĂ©es collĂšge.

Une relique antĂ©diluvienne, auquel notre digital minimaliste a redonnĂ© vie en toquant aux portes des laboratoires du mantra low tech, positionnĂ© en faveur d’une durabilitĂ© forte des biens techniques : les « Repair CafĂ©s Â». Un projet lancĂ© en 2009 Ă  Amsterdam, et qui fait aujourd’hui florĂšs. L’idĂ©e ? « Ramener un objet en panne pour essayer de le rĂ©parer gratuitement, Ă  l’aide de l’expertise des bĂ©nĂ©voles Â», explique Sonia, responsable d’une des dix-sept antennes parisiennes de l’association Repair CafĂ© Paris, qui n’a pas manquĂ© de m’inviter Ă  l’un de ces Ă©vĂ©nements « croulant sous les demandes Â». Sympa.

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NOUVEAU MESSAGE_
PlutĂŽt que d’installer la derniĂšre appli du moment, rendez-vous au Centre Social le Picoulet (11Ăšme arr.), oĂč l’on s’amuse Ă  dĂ©monter les tĂ©lĂ©phones – et les GAFAM.

 

VACHE À LAIT

Rendez-vous est pris au Centre Social Le Picoulet (11Ăšme arrondissement), oĂč l’on dissĂšque dans la bonne humeur des grilles pains, une machinĂ© Ă  thĂ© – et mĂȘme un singe musical. « Les gens arrivent avec tout et n’importe quoi Â», s’amuse Mael, en charge de ces ateliers brico’ collaboratifs oĂč « l’on repart avec le sourire, mĂȘme si la rĂ©paration n’a pas abouti Â». Tout simplement parce que « les participants sont contents de dĂ©laisser quelques heures le virtuel pour profiter d’un moment de partage Â» autour de pratiques solidaires, irriguĂ©es par « une philosophie anti-consumĂ©riste Â». Et Ă  mon accompagnateur, Melchior, d’abonder en s’exclamant, Nokia vintage brandit bien haut, qu’il y en a « marre d’ĂȘtre les vaches Ă  lait des GAFAM Â». Avant de mobiliser la bonne vieille terminologie marxiste : « Si on veut s’émanciper de l’aliĂ©nation au numĂ©rique qui fait le beurre des Big Tech, il faut que les masses se rĂ©approprient la maĂźtrise de l’outil technique, ici et maintenant Â». La preuve par le verbe que si certains embrassent le digital minimalism pour prĂ©server leur santĂ© mentale, d’autres Ă©largissent sa portĂ©e en ouvrant l’horizon d’un rapport plus actif, plus politisĂ©, Ă  la technologie.

« Il y a plusieurs entrĂ©es dans les mouvements prĂŽnant la dĂ©connexion Â», atteste Laurence Allard, chercheuse en science de la communication et co-autrice de Écologies du smartphone. « Certains s’engagent dans l’objectif de cultiver individuellement une Ă©conomie de l’attention plus rĂ©flĂ©chie. D’autres le font par souci environnemental, afin de promouvoir la sobriĂ©tĂ© numĂ©rique et dĂ©fendre les principes de durabilitĂ© liĂ©s au recyclage, ou Ă  la rĂ©vision artisanale Â». Dans les rangs des digital minimalistes il y a les numĂ©rico-soucieux, donc. Et puis les autres. Ceux qui, comme Melchior, envisagent leur transition comme une dĂ©claration de guerre contre l’extractivisme des donnĂ©es personnelles, l’obsolescence programmĂ©e et, in fine, l’appĂ©tit rapace de l’idĂ©ologie capitaliste.

Pour organiser la rĂ©sistance, Laurence Allard pointe l’existence « de rĂ©flexions radicales autour des principes de propriĂ©tĂ©, et de besoins matĂ©riels Â» menĂ©e au sein de micro-communautĂ©s oĂč « l’on mutualise les biens techniques, on apprend la maintenance grĂące au Do It Yourself (DIY). Et on dĂ©termine collectivement ce qui est dispensable, ou non, Ă  l’échelle locale Â». Une voie plus technocritique que technophobe, pour esquisser les contours des comportements Ă©thiques de demain, vis-Ă -vis « de ce nouveau milieu naturel parfois engluant, et souvent pĂ©rilleux, qu’est le numĂ©rique, pour l’humain du XXIĂšme siĂšcle Â». En France, ces activistes que l’on augure d’avant-garde s’appellent « dĂ©croissants Â» ou encore « collapsonautes Â», et s’organisent en rĂ©seau via Facebook, oĂč il se murmure que de nouveaux membres seraient les bienvenus. Alors, prĂȘts Ă  devenir des born again du digital ? Nous, on a dĂ©jĂ  nos tickets.


Par Antonin Gratien
Photos Arnaud Juhérian