LE CULTE DU MÂLE ?

culte du mâle

Depuis trois ans, les confrères et consœurs nous promettent l’avènement d’un homme nouveau, fan de jupes plissées, mascara hors de prix et débarrassés de toute toxicité. Trop beau pour être vrai ? Notre reporter est partie enquêter auprès de ces spécimens (extrêmement) rares, virils et bienveillants.

Légende photo : BOMBE LE TORSE_ La star de notre dossier, Clément Grobotek, est passé nous faire coucou au Technikart Creative Studio.

Vendredi soir, 19 h 21, Paris. J’attends mon date devant le théâtre national de Chaillot. Il est en retard. Au loin, je le vois : barbe de trois jours, veste de motard sur le dos – lui qui sort pourtant du métro –, et santiags de cow-boy aux pieds. Il me serre dans ses bras et m’embaume de son parfum Dior Homme, fragrance boisée. Nous allons voir une pièce de l’auteur-metteur en scène Pascal Rambert, portée par trois comédiennes polyglottes d’un talent fou. Sur le strapontin à côté de moi, il rigole, s’effarouche et à un moment, je crois même apercevoir des larmes au coin de ses yeux. Le lendemain, je raconte l’épisode à des amis, leur avouant avoir trouvé ses réactions profondément sexy, viriles peut-être même ? Je m’interroge. En 2023, que peut donc encore vouloir dire le mot viril ? Dans cette ère sociale ou l’hétéropatriarcat vit ses derniers jours, la virilité « ambiance Stallone » a pris un coup.

Il est vrai que depuis la vague #MeToo, la virilité fait profil bas et dissimule, à coup de vernis à ongles ou de crop-top, son hétéronormativité. « Malgré ses lectures engagées et sa présence dans les mêmes manifs que moi, c’était le cliché du mec alpha, incapable d’exprimer ses sentiments, ou d’utiliser une once de communication non violente quand j’essayais de l’éduquer sur la convergence des luttes… », me dit Carla, une copine écoféministe, active sur les réseaux et dans l’affichage de collages, en sortant d’un rendez-vous Tinder un peu foireux. À l’écouter, le désastre climatique serait un résultat direct de la masculinité toxique de nos dirigeants au cours des 200 dernières années. Elle s’appuyait pour cela sur les travaux de Christine Castelain-Meunier, chercheuse-sociologue au CNRS. Connue pour être à l’origine du congé paternité, elle expliquait dernièrement, dans Le Journal des Psychologues, que « les valeurs dites « masculines » de conquête, de prédation, de compétition et d’accumulation […] font courir la planète à sa perte ». Avertissement salutaire que nous nous devons de nuancer un minimum.

PARTAGE DES TÂCHES

Cela fait déjà plusieurs décennies que les frontières de genres se brouillent et s’entremêlent, et c’est clairement dans les domaines culturels que cela est le plus visible. La maison Louis Vuitton, sous l’impulsion du défunt Virgil Abloh, présentait à l’hiver 2022 sa collection Homme contenant jupes en tulle, talons de dix centimètres et casquettes de baseball à voilette. On se souvient également des bustiers aux abdos d’Apollon que la maison italienne Schiaparelli avait moulé sur ses mannequins femmes au printemps d’avant. Et de tous ses éditos et couves exhibant Harry Styles – pourtant capable d’être un hétérobeauf comme les autres dès qu’il s’agit de son couple – comme l’incarnation la plus parfaite de « l’homme d’après ».

« MALGRÉ SES LECTURES ENGAGÉES, C’ÉTAIT LE CLICHÉ DU MEC ALPHA. » – CARLA

 

Car c’est dans les comportements et attitudes que, bien évidemment, les choses se complexifient. Depuis le chamboulement des traditions et modèles familiaux, depuis le partage des responsabilités et tâches domestiques, depuis que c’est A$AP qui tient le bébé en se faisant traîner par Rihanna sur la cover du Vogue (on a bien aimé le mobilier Lafuma à côté de la piscine), la virilité tente pourtant de tourner son dos au machisme. Et pour cause, les hommes ont également souffert de ces conduites imposées (disent-ils aujourd’hui). Combien de garçons délicats, sensibles, ou trop émotionnels se sont vus mis de côté, opprimés ou humiliés…

Être un homme viril ne veut pas toujours dire aimer le foot et la bière, soulever des poids à la salle ou savoir faire cuire des saucisses sur un barbecue. Ces derniers aussi souhaitent se libérer des mécanismes délétères que se sont inventés nos sociétés pour asseoir le pouvoir de quelques-uns. Finies également les normes de beauté clichées : avoir du sex-appeal au masculin prend désormais un million de formes différentes. Et on voit bien comme l’acteur Timothée Chalamet, éphèbe mélancolique aux cheveux bouclés, fait craquer du lycéen à la mère de famille, de par son regard empli de sensibilité.

kardashian jay-z


Les nouveaux attributs de la virilité se trouvent plutôt dans certaines valeurs positives jadis associées à la masculinité, le courage par exemple. Mais un courage débarrassé de sa violence physique.
« Le courage d’avoir une parole et de pouvoir la donner », avance la chanteuse et essayiste Blandine Rinkel (voir notre rubrique Selector plus loin, ndlr). Mais c’est également « affronter ses zones d’ombres et assumer ses désirs », nous dit-elle, trouvant en ce sens le chanteur aux yeux vairons David Bowie « très viril, à sa façon ». Lui, qui comme l’icône de Nirvana, Kurt Cobain utilisait le vestiaire féminin pour défier les frontières de genres il y a plus de 50 ans, déjà. Et avec une grâce non-formatée qui fait défaut, hélas, à Harry S.

Être viril en 2023 ? C’est savoir identifier et ressentir ses émotions pleinement. L’homme viril nouveau est « vivant, humain, par ses sens, ses émotions et sa sensibilité », explique notre chercheuse Castelain-Meunier. Dans un récent Marvel, Love and Thunder, Thor, super-héro mythologique, bête de muscles à la crinière blonde se fait interrompre en pleine introspection et quête de sérénité par un ennemi belliqueux. Le film se centre ensuite sur les sentiments amoureux de Thor pour son ex-petite amie… Comme quoi, même le dieu du tonnerre trouve le temps, en ces années 20 naissantes, de se recentrer et d’écouter ses sentiments…

VIRILITÉ POSITIVE

Depuis la récente, mais lente, reconnaissance de l’hybridation et multiplication des identités de genres – depuis que même tes parents ont compris qu’être fluide n’avait pas de rapport avec la sexualité –, la bipolarisation homme/femme tend à s’affaiblir. Paul B. Preciado, penseur du genre, explique dans son ouvrage Dysphoria Mundi, avoir le « désir de vivre en dehors des prescriptions normatives de la société binaire hétéropatriarcale ». Rejetant les identités genrées, les nouveaux modèles d’expression du féminin/masculin, et considérant plutôt le spectre qui existe au-delà des deux, il a permis d’imaginer d’autres formes de masculinité et d’ancrer dans la réalité, une virilité dite positive.

kurt cobain michael jordan


Lors du deuxième épisode de Drag Race France, dérivé national de la franchise américaine diffusé sur France TV Slash, apparaissaient trois stars françaises du drag king – art performatif, caricaturant les codes et clichés masculins. Moustache et barbe dessinées au crayon, tattoo sur les biceps, et perfecto en cuir, Jésus la vidange, son acolyte Judas la vidange et Chico étaient donc introduits à la télé française. De quoi ébouriffer vos conceptions les plus ancrées sur la masculinité. Pour Luca Greco, docteur en sciences du langage, et observateur ethnographique dans un atelier de drag kings à Bruxelles, cet art est également une manière de questionner ce qui est donné comme allant de soi dans nos comportements, déstabilisant ainsi les
« dimensions sexuées des corps ».

Mais au vu de certaines figures toujours existantes, telles que l’affreux kickboxeur/influenceur Andrew Tate et sa rhétorique de la préhistoire, une vague masculiniste persiste. Idole jusqu’ici de millions d’ados, il est aujourd’hui dans une prison roumaine pour trafic d’êtres humains. Mais ses idées font toujours mouche auprès d’une clientèle masculine en manque de repères. Pour la chercheuse Christine Castelain-Meunier « la sortie d’une domination institutionnelle, culturelle, économique et sociale d’une société fondée sur le pouvoir masculin et la coercition nécessitera du temps ».

Mais gardons espoir. Et retrouvons le sens premier du mot viril, celui qui en latin partage la même racine avec « vertu » – force morale de faire le bien. Car c’est en recevant une connotation militaire que peu à peu le mot a dérivé vers le concept qu’on connaît aujourd’hui. Pour la sémiologue Mariette Darrigrand, auteur du livre Viriles comme Vénus, la virilité remonte à la déesse romaine de l’amour et de la beauté : Vénus. Et prend racine dans un verbe s’appliquant autant au masculin qu’au féminin voulant dire « le désir profond de vivre ». Il faut donc déconstruire les schémas de domination masculine, émanciper les hommes des stéréotypes qui les (et nous) étouffent tous et faire enfin émerger cette nouvelle virilité, revue et corrigée par le queer et les fluidités contemporaines pour le bénéfice de tous. Pour finir, ces mots qui ouvrent le séminal King Kong Théorie de Despentes (2006), son essai-récit dédié aux « tarées » et aux « moches » : « Tout ce que j’aime de ma vie, tout ce qui m’a sauvée, je le dois à ma virilité »… Une virilité qui aujourd’hui doit se voir débarrasser de toute toxicité pour les uns, et être reprise fièrement par nous autres ?


Par Anna Prudhomme
Photo Davide Carson