LE BON JOURNALISTE EST-IL UNE POUKAVE ?

le bon journaliste est-il une poukave ?

Le bon papier aurait-il ses raisons que le cœur ignore ? De Truman Capote à Hunter S. Thompson, en passant par Andrew Callaghan sur Youtube ou le substack de Mike Crumplar, il semble que le sentimentalisme ne soit pas la qualité première menant à un travail journalistique de qualité. Mais alors, les bons journalistes sont-ils des connards de première ?

Légende photo : SWAN LEAK_ En 1975, Truman Capote révèle dans un article pour Esquire tous les secrets des « Cygnes », ses amies mondaines de la Cinquième Avenue. La série Feud (de Ryan Murphy) retrace cette haute trahison…

« Si tu veux un ami, achète un chien », lâche le requin des affaires Gordon Gekko dans le film Wall Street de 1997, dans lequel il personnifie le terme « business is business ». Mais la réplique marche aussi pour la nouvelle saison de la série Feud de Ryan Murphy, Les trahisons de Truman Capote, qui se passe aussi à New-York, et qui revient sur une des plus célèbres fourberies littéraires du journaliste-écrivain américain, dont la maxime aurait pu être, « information is information ».

La série raconte comment le très mondain Truman Capote, alors en panne d’inspi, publie en novembre 1975 un article dans Esquire où il déballe des ragots à un million – de lecteurs – sur un groupe d’amies proches, des femmes la haute société new-yorkaise qu’il appelle ses cygnes, et qui lui confient leurs secrets depuis des années. Dans « La côte Basque 1965 », il étale leur vie intime, allant des petites tromperies jusqu’à l’accusation d’une d’entre elles d’avoir tué son mari – cette dernière, Ann Woodward, se suicide le jour de la publication.

C’est le choc pour ces femmes trahies qui engagent une vengeance – racontée dans la série. Mais, du côté des lecteurs, on en redemande. « What did they expect ? », dira Capote. Comme Gordon Gekko avec l’argent, il est accro à la bonne histoire, quitte à être un énorme merle. Et ce n’était pas son coup d’essai. Lors de l’enquête pour son roman de non-fiction sorti en 1965, In Cold Blood, il use de manipulations sentimentales pour obtenir des infos, et influe sur les événements pour favoriser la fin la plus romanesque à son bouquin : la mort de deux personnes.

« TRUTH INSIDE THE LIE »

Dans In Cold Blood, Capote raconte le meurtre d’une famille sur lequel il est allé enquêter au Kansas. Mais si les deux coupables sont vite arrêtés et condamnés à la peine de mort (Hickock et Smith), il soudoie la prison pour avoir accès aux assassins, leur paye un avocat, et noue vite des liens affectifs avec eux – voire sentimentaux avec Smith.

Mais les espoirs de Smith envers son confident grandissent, et quand le prisonnier lui demande le titre de ce livre qu’il pense salvateur, Capote prétend ne pas l’avoir trouvé. Si le titre In Cold Blood aurait trahi son double jeu, il illustre même cette dualité, décrivant autant le meurtre que les manipulations mises en place par Capote – d’un sang glacial. Car il le sait, la fin de son bouquin, c’est celle avec la grande faucheuse. Il coupe donc les aides financières et attend la fin de son histoire – l’exécution des deux assassins. Et le bouquin sera un chef-d’œuvre… Mais alors, a-t-on le droit d’être un connard pour être le meilleur ?

« Le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable », prévient l’écrivaine américaine Janet Malcolm en introduction de son livre Le Journaliste et l’assassin (écrit en 1989 et réédité cette année par les éditions du Sous-Sol, ndlr), qui revient sur un cas journalistique similaire.

« La relation écrivain-sujet semble liée à une sorte de flou, d’obscurité, voire de dissimulation de l’objectif. Si tout le monde mettait ses cartes sur la table, le jeu serait fini. Le journaliste doit faire son travail dans une sorte d’anarchie morale délibérément provoquée », dit-elle. Au-delà de ça, In Cold Blood a aussi permis une renaissance littéraire de la non-fiction, aussi appelé roman vérité, pourtant intrinsèquement lié au mensonge – il s’agit grosso modo de raconter une histoire dans un style romanesque, en brodant quelque peu avec la réalité pour la rendre plus digeste. « Fiction is the truth inside the lie », disait Capote, qui ne n’utilisait pas de magnéto, alors que ses bouquins sont truffés de citations précises. Pas con.

« LEAST FACTUAL, MOST ACCURATE »

« Il n’existe évidemment pas d’œuvre purement factuelle, pas plus qu’il n’existe de pure fiction. De même que tout œuvre de fiction puise dans le réel, tout œuvre de non-fiction puise dans l’art », écrit Janet Malcolm. Finalement le journalisme est comme la peinture. Ça va de l’ouvrier de l’info chez BFM qui repeint votre salon, à l’enquêteur de Youtube qui peint des graffitis dans la rue numérique, ou encore à l’artiste qui réalise des chefs d’œuvre. Il n’y a pas de règles pour transmettre une histoire et des infos.

Dans les pas de la non-fiction de Capote, le Nouveau Journalisme des 70’s a bien montré que les faits, ça ne fait pas tout. À l’image du journaliste-mercenaire Hunter S. Thompson, créateur du style gonzo : une approche anti-objectivité invitant la fiction dans le récit, et où le journaliste anti-héro modifie l’événement couvert par quelque manœuvre que ce soit – souvent inspirée par la drogue. Janet Malcolm qualifie d’ailleurs le journaliste de « con artist », ou artiste de l’escroquerie. Et ces méthodes n’ont pas empêché le directeur de campagne de l’opposant à Nixon de dire que le travail de Thompson sur la course présidentielle de 1972 (compilé dans Fear And Laughing on the camping trail) était « the least factual, most accurate account of the campaign ». Thompson disait lui, que « la moralité est temporaire. La sagesse est permanente ». En gros, le plus important, c’est la sincérité du journaliste – envers ses lecteurs.

Dans le film Almost Famous, dont le titre en dit long sur la « profession », le journaliste anti-hype Lester Bangs joué par Philip Seymour Hoffman – qui a aussi incarné Capote au cinéma –, donne un conseil à un jeune journaliste : « On n’est pas cool (…) Tu penses que ces gars (les rockstars) sont tes amis. Tu veux être un vrai ami pour eux ? Soit honnête et impitoyable ». 

 

Par Jean-Baptiste Chiara